Dans son numéro 631/632 de novembre 2016, la revue Inprecor a publié un texte traduit du castillan de la revue Herramienta, dont l’original était en langue anglaise. Il vient en conclusion d’un livre – Finance Capital Today. Corporations and Banks in the Lasting Global Slump, sorti dans la collection « Historical Materialism Book Series » des Editions Brill (Leiden et Boston) – sur le capital financier et la finance que j’ai écrit à la lumière de la crise de 2007-2008 et des transformations dans les formes mondialisées de l’exploitation des prolétaires. [1] La conclusion du livre comme le texte publié dans Inprecor ont comme horizon les perspectives de la société humaine. Les remarques d’amis qui l’ont lu m’ont convaincu de la nécessité de clarifier certains arguments. De leur côté pas mal d’évènements politiques des derniers mois invitent à raccourcir l’horizon de la réflexion. Beaucoup d’essais ont été publiés depuis deux ou trois ans sur les tensions politiques mondiales, domestiques et internationales, ainsi que sur les malaises sociétaux français et européens. Pas mal d’auteurs rapportent ces questions au néolibéralisme, à la « globalisation » et à leurs conséquences. Ici elles sont rapportées au cours du capitalisme et à son impasse. Des événements au niveau de la « superstructure » mon texte revient à « l’infrastructure », au mouvement de l’accumulation du capital en longue période et aux barrières qu’elle rencontre. La perspective est celle d’une situation où les conséquences politiques et sociales d’une faible croissance et d’une instabilité financière endémique, avec le chaos politique que celles-ci créent, dès aujourd’hui dans certaines parties du monde et potentiellement dans d’autres, sont en train de converger avec l’impact social et politique du changement climatique.
Ce texte a évidemment de fortes implications politiques. Il est l’expression d’un basculement théorique radical personnel puisqu’il y a encore dix ans la revue Carré rouge avait participé à un réseau de discussion sur « l’actualité du communisme » dont des participants ont exprimé des appréciations diverses sur la période. [2] Mais c’est évidemment en 2008 que commence ce basculement qu’on voit déjà dans un texte aussi publié dans Herriamenta puis Inprecor, où je cherchais à articuler crise économique et financière et crise du changement climatique. [3]
La notion de « barrières » ou de « limites » au mode de production
Presque dix ans après le début de la crise économique et financière mondiale, puisqu’elle commence en juillet-août 2007 avant d’exploser en septembre 2008, l’allure du taux de croissance du PIB mondial est la suivante. Les dernières projections du FMI sont de 3% pour 2017 comme pour 2018. [4]
En discussion : savoir si la crise économique et financière mondiale de 2007-2008 peut simplement être vue comme une « très grande crise » d’un capitalisme encore capable de s’ouvrir une nouvelle longue phase de reproduction élargie à l’échelle du « marché mondial enfin constitué » ou au contraire le point de départ du moment historique où le capitalisme rencontrerait des limites qu’il ne pourrait plus repousser. Dans le livre III du Capital Marx argumente que « la production capitaliste tend sans cesse à dépasser les limites qui lui sont immanentes, mais elle n’y parvient qu’en employant les moyens, qui de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières » [5]. La question posée est de savoir si la production capitaliste s’affronte désormais à des barrières qu’elle ne peut plus ou pas dépasser, même temporairement. On serait en présence de deux formes de limites infranchissables ayant de très fortes implications pour la reproduction du capital et la gestion de l’ordre bourgeois, surtout pour la vie civilisée. L’une, attenant aux effets de l’automatisation, remonte au 19e siècle et a un caractère immanent, interne au mouvement du capital sur lequel Marx a fortement insisté. L’autre, attenant à la destruction par la production capitaliste, des équilibres éco-systémiques, notamment de la biosphère, n’a pas été prévue par Marx et a d’abord été définie comme limite externe.
Commençons par la première au sujet de laquelle Ernest Mandel a défendu, dès 1986, la thèse d’un changement qualitatif. La maximisation du profit, elle-même sans limites, repose sur la maximisation du montant de plus-value ou survaleur produite et réalisée. Elle suppose contradictoirement l’emploi du plus grand nombre possible de prolétaires et le recours à la mécanisation, donc le remplacement du travail vivant (celui des salarié·e·s) par le travail mort (les machines), autrement la diminution de la quantité de travail vivant nécessaire pour mettre en valeur un capital déterminé. De ce fait, écrit Marx, « l’extension de la production s’affirme sous un double aspect : elle pousse à l’accroissement du surtravail, c’est-à-dire à la diminution du temps indispensable à la reproduction de la force de travail ; elle restreint le nombre d’ouvriers nécessaires pour mettre en mouvement un capital donné ». [6] C’est là que se trouve la cause de la baisse du taux de profit. La situation du capitalisme étant encore celle d’un système connaissant des technologies bien moins drastiquement « labour saving » qu’aujourd’hui et ayant encore la planète à conquérir, Marx pouvait écrire que si « l’accroissement du capital dépend à la fois de sa masse et du taux du profit », la situation était celle où « le développement de la production capitaliste provoque la baisse du taux du profit, mais comme il comporte la mise en œuvre de capitaux de plus en plus considérables, il en augmente la masse ». L’action de « ces influences contradictoires » s’affirmant « périodiquement par des crises, qui sont des irruptions violentes après lesquelles l’équilibre se rétablit momentanément ». [7]
C’est l’idée d’un changement de la force respective des influences contradictoires que défend Mandel, sous la forme d’une analyse des conséquences de ce qu’il appelait le « robotisme », alors à ses tout débuts. En 1986 dans sa préface à l’édition Penguin Books du Volume III du Capital, Mandel argumente que « l’extension de l’automatisation au-delà d’une certaine limite mène, inévitablement, d’abord à une réduction du volume total de la valeur produite, puis à une réduction du volume de la survaleur réalisée ». Il y voyait une « limite infranchissable » porteuse d’une « tendance du capitalisme à l’effondrement final ». [8] Bien plus récemment le rapport de l’automatisation avec la crise mondiale de 2007-2008 a été exposé en 2011 par un auteur marxiste au parcours très différent, le chef de file du groupe Krisis, Robert Kurz. Kurz parle de « production réelle insuffisante de survaleur » (…) sur fond d’une nouvelle rupture structurelle dans le développement capitaliste, marquée par la troisième révolution industrielle (la microélectronique) et de « ‘limite interne du capital’ qui finit par devenir une limite absolue ». [9]
La seconde barrière a été progressivement cernée théoriquement par les débats, entre autres, au sein de l’écologie politique étatsunienne, notamment entre James O’Connor, John Belamy Foster, Joel Kovel et Jason Moore. Ils ont commencé avec l’article de 1988 de James O’Connor sur la « seconde contradiction » du capitalisme. Dans le cas de l’écologie, les débats sur les « limites absolues », auxquels on revient plus loin, portent, d’une part, sur l’ampleur des effets sur le taux de profit de la diminution des ressources naturelles non-renouvelables et, de l’autre, sur les conséquences autrement sérieuses de l’incapacité du capitalisme de freiner l’avancée du changement climatique, le mode de production capitaliste ayant développé un type de rapport à son environnement qui transforme la biosphère au point de menacer les rapports civilisés. [10]
La question de l’avenir du capitalisme est devenue une question suffisamment pressante pour que Michael Roberts consacre le dernier chapitre de son récent livre à la « possibilité que le capitalisme ait atteint sa date de péremption », alors qu’il l’avait simplement évoquée jusque-là au détour de phrases épisodiques dans des articles sur son blog. Après beaucoup de tergiversations il conclut que « la Longue Dépression n’est pas une espèce de crise finale », qu’il y a « toujours plus d’êtres humains à exploiter » et qu’il y « aura toujours des innovations technologiques pour lancer un nouveau Kondratiev », alors qu’il aligne dans ce même chapitre des éléments qui suggèrent le contraire. Il estime que « le capitalisme récupérera à un moment donné la santé », proposant pour terminer une définition bien particulière de la barbarie, comme « une chute à un niveau de productivité du travail et dans des conditions de vie précapitalistes » qui contraste singulièrement avec celle de Mandel que nous citons ci-après. [11]
Les enjeux politiques
La rencontre par le capitalisme de limites qu’il ne peut pas franchir ne signifie en aucune manière la fin de la domination politique et sociale de la bourgeoisie, encore moins sa mort, mais elle ouvre la perspective que celle-ci entraîne l’humanité dans la barbarie. L’enjeu est que celles et ceux qui sont exploités par la bourgeoisie ou qui n’ont pas partie liée avec elle trouvent les moyens de se dégager de son parcours mortifère. Les implications sociales et politiques d’une « stagnation séculaire » bien plus sérieuse dans ses fondements que celle des années 1930 sont difficiles à mesurer mais évidemment immenses, d’autant plus que la situation peut basculer en cas de rupture d’un point de l’écosystème sous l’effet du changement climatique. Une croissance très faible du PIB mondial, et plus encore du PIB per capita, pose déjà de très grands problèmes aux bourgeoisies. Le marché mondial est fait de groupes industriels et bancaires en concurrence brutale et d’oligarchies nationales profondément rivales. La politique de Donald Trump traduit une situation où tous les coups sont désormais permis entre bourgeoisies. Au plan interne, les inégalités (revenus, patrimoines, accès à l’éducation et à la santé) s’accroissent et leurs conséquences sont toujours plus difficiles à gérer. Mandel parlait en 1986 « des défis croissants de toutes les relations bourgeoises fondamentales et des valeurs de la société dans son ensemble », suite à une « augmentation du chômage de masse et des secteurs marginalisés de la population, du nombre de ceux qui ‘abandonnent’ et de tous ceux que le développement ‘final’ de la technologie capitaliste expulse du processus de production ». Pour celles et ceux « d’en bas » qui vivent dans une société mondialisée dominée par le capitalisme de part en part, les implications sont extrêmement sérieuses au plan quotidien comme à l’horizon historique.
En effet Mandel écrivait que
« la tendance du capitalisme à l’effondrement final (….) n’est pas nécessairement favorable à une forme supérieure d’organisation sociale ou de civilisation. Précisément en fonction de la dégénérescence propre du capitalisme, les phénomènes de décadence culturelle, de régression dans les domaines de l’idéologie et du respect des droits de l’homme se multiplient en accompagnant la suite des crises multiformes avec lesquelles cette dégénérescence nous fera face (nous fait déjà face F.C.). »
Marqué par les formes prises par la barbarie au 20e siècle, Mandel pensait que
« la barbarie, en tant qu’un résultat possible de l’effondrement du système, est une perspective beaucoup plus concrète et précise aujourd’hui qu’elle ne l’a été dans les années 1920 ou 1930. Même les horreurs d’Auschwitz et de Hiroshima apparaîtront minimes par rapport aux horreurs que l’humanité devra affronter dans la décrépitude continue du système. Dans ces circonstances, la lutte pour une issue socialiste prend la signification d’une lutte pour la survie de la civilisation humaine et du genre humain. » [12]
Mandel modérait cette perspective catastrophique avec ce message d’espoir inspiré par l’approche du Programme de transition (de 1938) :
« Le prolétariat, comme Marx l’a montré, unit tous les prérequis pour conduire cette lutte avec succès ; aujourd’hui cela reste plus vrai que jamais. Et il a au moins le potentiel pour acquérir également les prérequis subjectifs pour une victoire du socialisme mondial. La réalisation de ce potentiel dépendra, en dernière analyse, des efforts conscients des marxistes révolutionnaires, s’intégrant aux luttes spontanées périodiques du prolétariat pour réorganiser la société selon les principes socialistes et le conduisant vers des objectifs précis : la conquête du pouvoir d’Etat et la révolution sociale radicale. Je ne vois pas plus de raisons pour être plus pessimiste aujourd’hui sur le résultat de cette entreprise que Marx ne l’était lorsqu’il écrivait le Capital. » [13]
En 1986 pouvait être encore, à la limite, envisagé que l’effondrement de la bureaucratie soviétique dégage la voie à la « révolution politique » en URSS et dans les démocraties populaires ; et alors le mouvement contemporain de mondialisation du capital était à peine lancé. La situation dans laquelle nous sommes est tout autre. Les processus de dépassement du capitalisme et de passage à la société libérée de la propriété privée qui étaient contenus, semblait-il, dans le mouvement même du capital et que les gens de ma génération enseignions aux jeunes militants, ont perdu leur validité, y compris ceux présentés par Marx lui-même. [14] La bifurcation par rapport à la direction actuelle de la route où l’humanité est engagée dépendra exclusivement de la lutte, donc de l’état des rapports politiques de classe entre les travailleurs largo sensu et la bourgeoisie (les « rapports de force »). Or au plan global, ils sont pour l’instant très défavorables aux premiers.
Quelques traits originaux de la crise économique et financière ouverte en 2007-2008
Avant de parler plus en détail de la manière et du degré auxquels les deux barrières sont infranchissables, il faut caractériser la crise économique et financière mondiale commencée en 2007-2008. Il existe entre marxistes travaillant au sein du monde anglophone et des hétérodoxes étatsuniens comme Paul Krugman et Joseph Stiglitz, un consensus, large mais bien sûr très flou, pour dire qu’il s’agit d’une très grande crise, d’une importance analogue à celle de 1929. Certains la caractérisent comme « structurelle » ou « systémique ». Mais même chez ceux-ci, la très grande majorité des économistes critiques ou anticapitalistes attend qu’elle prenne fin, qu’à un moment donné il y ait une reprise de l’accumulation. Chez les économistes de langue française les termes « structurel » et « systémique » renvoient peu ou prou (surtout le premier) à la théorie de la Régulation, dont les tenants sont divisés sur la nature de la crise présente. [15]
Je cherche à éviter ces termes, en particulier « structurel » fortement connoté au fordisme, en prenant appui sur des remarques de Paul Mattick :
« Si la crise trouve sa raison dernière dans le capitalisme lui-même, chaque crise particulière se distingue de celle qui l’a précédée, précisément à cause des transformations permanentes qui affectent à l’échelle mondiale les relations de marché et la structure du capital. Dans ces conditions, on ne peut déterminer d’avance ni les crises elles-mêmes ni leur durée et gravité, et cela d’autant moins que les symptômes de crise apparaissent postérieurement à la crise elle-même et ne font que la rendre manifeste aux yeux de l’opinion publique. On ne peut pas non plus ramener la crise à des facteurs « purement économiques », quoiqu’elle survienne bel et bien de façon « purement économique », c’est-à-dire prenne sa source dans des rapports sociaux de production travestis en formes économiques. La concurrence internationale, qui se mène également avec des moyens politiques et militaires, réagit sur le développement économique, de même que celui-ci stimule à son tour les diverses formes de concurrence. Aussi ne peut-on comprendre chaque crise concrète que dans le rapport qu’elle entretient avec le développement de la société globale. » [16]
De façon télégraphique on peut retenir les particularités suivantes
de la crise de 2007-2008.
1. Elle a éclaté au terme d’une très longue phase, soixante-dix ans donc sans parallèle dans l’histoire du capitalisme, d’accumulation ininterrompue. La crise de 1974-1976 avec son double dip de 1980-1982 a entraîné un changement de rythme dans les pays capitalistes avancés, mais pas entamé la dynamique de reproduction élargie au niveau mondial. A la différence de Jean-Marie Harribey, Michel Husson, Esther Jeffers, Frédéric Lemaire, Dominique Plihon dans le livre tout récent d’Attac [17] Cette crise qui n’en finit pas… par ici la sortie, je ne pense pas que les trois décennies séparant 1976 et 2007 soient une sorte de crise « structurelle » permanente aux épisodes multiformes. La période qui commence en 1982 voit les bourgeoisies emmenées par Reagan et Thatcher non seulement se lancer contre la classe ouvrière à des rythmes différents selon les pays, mais se tourner vers le marché mondial et en achever la construction complète avec la réintégration de la Chine.
2. Il ne faut jamais perdre de vue que la phase fordiste d’abord et la longue période d’accumulation se sont faites dans les conditions historiques très particulières. Elles ont lieu à la suite de la Grande Dépression des années 1930 avec ses conséquences de fermeture massive de capacités de production et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec ses destructions à très, très grande échelle. Le terrain pour l’investissement rentable était déblayé. Autre dimension très importante aussi, le capital a pu puiser dans un stock encore peu exploité de technologies créatrices de grands secteurs industriels ainsi dans une réserve de connaissances scientifiques aux potentialités encore peu exploitées. Même l’affaiblissement politique passager de 1945 de la bourgeoisie face à la classe ouvrière a joué en faveur de la relance de l’accumulation. Sans les concessions que le capital a été contraint de faire au prolétariat, il n’y aurait jamais eu de régulation « fordiste ».
3. Le terrain sur lequel la crise s’est jouée depuis 2007-2008 est celle du marché mondial pleinement constitué. La Chine n’a jamais été une « périphérie » [18] du capitalisme mondial, mais un pays de taille continentale de très vieille tradition scientifique fait d’hommes et de femmes éduqués, qui a échappé pendant quarante ans à sa domination. C’est en Chine que le capitalisme a encore trouvé en 2009 des facteurs d’impulsion en réserve (technologie et prolétaires) avant, comme on l’a vu plus haut, que la courbe du taux de croissance du PIB mondial s’infléchisse vers le bas pour devenir presque plate.
4. Les Etats-Unis ont été à l’origine des principales impulsions de la mondialisation contemporaine et les principaux architectes et bénéficiaires du régime institutionnel mondial dont le FMI et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sont les piliers. Mais en combattant la tendance à la baisse du taux de profit chez eux par des délocalisations massives vers la Chine, les Etats-Unis ont aidé un puissant rival à émerger. Dix ans après le début de la crise, la guerre commerciale caractéristique des années 1930 se profile avec les Etats-Unis de Donald Trump prêts à s’y lancer.
5. Dans tous les pays, les classes ouvrières largo sensu ont abordé la crise dans le cadre de rapports économiques et politiques extrêmement favorables au capital. La libéralisation des échanges et des investissements directs a internationalisé le processus de centralisation et concentration du capital et permis la formation d’immenses groupes industriels. Elle a aussi et encore plus gravement permis la mise en concurrence des travailleurs de pays à pays et de continent à continent. Il y a eu une mondialisation de l’armée industrielle de réserve. Chaque bourgeoisie doit en gérer les conséquences comme elle le peut, en plus de celles qui naissent de l’extension de la robotique, mais elle le fait à partir de positions de force très marquées face aux travailleurs.
6. La crise qui a éclaté en 2007-2008 est une crise de suraccumulation et de surproduction de caractère mondial, même si elles sont logées dans des pays, des secteurs et des industries déterminés. Elle est doublée d’une crise de profitabilité que les économistes mesurent à l’aide de différents calculs du taux de profit. Ici je lui donne le sens de Mandel et de Kurz, c’est-à-dire d’une chute du volume total de la valeur produite et du volume de la survaleur ou plus-value réalisée. Les prodromes de la crise de 2007-2008 remontent à la crise asiatique de 1997-1998. Les répercussions financières qu’elle a eues à Wall Street étaient annonciatrices de la crise financière qui y éclatera dix ans plus tard.
7. La suraccumulation de capital productif s’est accompagnée d’une très forte accumulation de capital fictif. Commencée dans les années 1960 et s’accroissant rapidement avec la dette du Tiers Monde dans les années 1980, elle s’est accélérée encore plus après 1998 avec le recours massif à l’endettement par les Etats-Unis pour soutenir la croissance et de façon plus différenciée par des pays en Europe. L’endettement des entreprises et des ménages s’est accompagné à partir de 2005 de celui des banques entre elles. Il se caractérise par un bond dans les techniques de titrisation et s’accompagne de la formation d’un « système bancaire de l’ombre » échappant grâce à la déréglementation financière à tout contrôle. [19]
8. A la différence de la crise des années 1930, en raison du sauvetage des banques et des marchés financiers la destruction de capital fictif a été limitée tandis que celle du capital productif n’a eu lieu que de façon lente et inégale et dans le cas de la Chine pas du tout. La fonction régulatrice des crises, de déblayage du terrain pour une nouvelle phase d’accumulation n’a pas eu lieu.
9. L’analyse de l’économie mondiale comme totalité inclut la dimension des « rapports des hommes à la nature ». Le capitalisme s’est comporté comme si la planète – tant comme ensemble de ressources non-renouvelables et d’espaces terrestres et maritimes à épuiser que comme biosphère commandant la reproduction des sociétés humaines – pouvait supporter indéfiniment l’intensité de l’exploitation à laquelle elle est soumise [20]. La très longue phase de croissance du PIB mondial a aussi été celle des émissions de CO2.
L’informatisation, stagnation séculaire ou limite infranchissable du capital ?
Il faut revenir aux deux barrières. D’abord à celle tenant au mouvement du taux et de la masse du profit, c’est-à-dire de la plus-value produite et réalisée. Michel Husson a publié en juin 2016 une étude intitulée « Stagnation séculaire ou croissance numérique ? ». Je suis d’accord avec l’essentiel de ce qu’il y écrit, d’autant plus que dans le texte publié par Inprecor je renvoie aux mêmes études étatsuniennes, notamment celles de Richard Gordon. Husson parle de l’extrême polarisation du débat étatsunien et il examine les arguments de ceux qui, à l’opposé de Gordon, misent sur la croissance numérique, c’est-à-dire les technologies qui poussent la robotisation toujours plus loin. L’analyse de Husson recourt à des statistiques et des calculs que les économistes néo-classiques ne peuvent pas contester. Les liens statistiques entre rentabilité et productivité établis par Husson montrent que « jusqu’au milieu des années 1980, le ralentissement des gains de productivité se traduit par une baisse tendancielle du taux de profit dans les grandes économies. Ensuite, durant la phase néolibérale, le capitalisme réussit à rétablir le taux de profit malgré un ralentissement des gains de productivité. Mais il n’a pu le faire que sur la base d’une baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée et par la mise en œuvre de divers dispositifs qui n’étaient pas soutenables, et qui l’ont conduit à la crise. » [21]
Aujourd’hui on peut, d’une part, affirmer sans grand risque de se tromper que le capitalisme ne pourra recourir à ces « dispositifs insoutenables » (notamment endettement des PME et des ménages) et constater, d’autre part, que le recours du capital aux technologies d’automatisation accentue encore le processus analysé par Mandel et Kurz de « réduction du volume total de la valeur produite et de la survaleur réalisée » et de « production effective insuffisante de survaleur ». Husson cite les résultats d’une étude postérieure à celle de Gordon. [22] Elle montre que « quand les gains de productivité liés aux nouvelles technologies peuvent être observés, ils résultent ‘d’une baisse de la production relative [du secteur considéré] et d’une baisse encore plus rapide de l’emploi’ ». Il est donc difficile, écrit Husson, de concilier « ces baisses de production avec l’idée que l’informatisation et les nouvelles technologies incorporées dans les nouveaux équipements seraient à l’origine d’une révolution de la productivité ». Telle ou telle entreprise peut bénéficier de gains de productivité dans l’industrie et une partie des services. « Mais, écrit Husson, les innovations nécessitent des investissements, et ceux-ci doivent satisfaire le critère d’une rentabilité élevée. » Une figure dessinée par les économistes de la US Conference Board (l’un des lobbies du patronat étatsunien) et publiée par Michael Roberts sur son blog illustre ce processus cumulatif de baisse combinée de la productivité du travail et de l’investissement. L’investissement dans les TIC ne se comporte pas différemment de celui des autres secteurs.
Parler, à l’instar de Mandel et Kurz, d’une situation de pénurie croissante de plus-value ou survaleur due à la baisse conjointe de l’emploi et de l’investissement facilite le débat plus que ne le fait la problématique des causes et contre-causes de la baisse du taux de profit. Plus exactement, il faudrait faire porter les calculs sur la masse des profits autant que sur son taux et examiner le possible mouvement tendanciellement à la baisse de cette masse sous le double effet de la baisse de l’investissement et de son biais robotique : ce que n’ont pas fait Mandel ou Kurz, ni a fortiori moi. Cela permettrait d’apprécier si à mesure que la pénurie de plus-value s’enracine, devient structurelle, ce qui se présente au départ comme une « limite interne (immanente) du capital » susceptible d’être surmontée temporairement finirait par devenir infranchissable.
Husson laisse implicite la question de la baisse de la masse de plus-value. Mais comme Mandel il pointe vers les difficultés de gestion économique, sociale et politique de l’automatisation par la bourgeoisie : celle-ci « remet en cause la cohérence des sociétés (chômage de masse, polarisation entre emplois qualifiés et petits boulots, etc.) et aggrave une contrainte essentielle, celle de la ‘réalisation’. Il faut en effet que les débouchés existent et on retombe ici sur la contradiction fondamentale de l’automatisation : qui va acheter les marchandises produites par des robots ? » [23] Il renvoie à un article de Mandel [24], où celui-ci évoquait une société duale avec d’un côté « ceux qui continuent à participer au processus de production capitaliste » et de l’autre ceux qui survivent « par tous les moyens autres que la vente de leur force de travail : assistance sociale, augmentation des activités “indépendantes”, paysans parcellaires ou artisans, retour au travail domestique, communautés “ludiques ». »
Le caractère immanent de l’infranchissable barrière écologique et climatique
Si je mettais un point d’interrogation à la fin de l’intertitre précédent, je n’en mets pas ici. Il est possible que Roberts et d’autres aient raison de penser que la barrière de la baisse du profit en taux et en masse puisse encore être repoussée par le capital avant de se dresser de nouveau très vite devant lui. Il suffit de consulter l’entrée Climate Change sur Wikipédia pour qu’il n’en soit pas de même lorsque les processus rétroactifs non datables, mais prévisibles, se produiront. La notion de barbarie, associée par Mandel aux deux guerres mondiales et à l’Holocauste s’appliquera alors aux conséquences sociales du changement climatique. L’un des premiers à soulever de façon générale cette hypothèse à propos des questions environnementales a été Mészáros :
« Dans une certaine mesure, Marx était déjà conscient du “problème écologique”, c’est-à-dire des problèmes de l’écologie sous la domination du capital et des dangers implicites que cela provoque pour la survie humaine. En fait, il était le premier à le conceptualiser. Il a parlé de la pollution et a insisté que la logique du capital – qui doit poursuivre le profit, conformément à l’auto-expansion et à l’accumulation – ne peut prendre en considération les valeurs humaines ni même la survie de l’humanité (…). Ce que vous ne pouvez pas trouver chez Marx, évidemment, c’est une explication de la gravité extrême de la situation à laquelle nous faisons face. Pour nous, la survie de l’humanité est une question urgente. » [25]
Par survie de l’humanité il faut entendre, bien sûr, survie de la « vie civilisée » telle que nous l’entendons encore de façon générale et donc vague à partir des résultats (les « acquis » de la lutte des classes en Europe). Les humains survivront, mais si le capitalisme n’est pas renversé, ils vivront au niveau mondial dans une société du type de celle décrite par Jack London dans son grand roman « dystopique » (contre-utopique), Le Talon de fer (1908).
La réflexion de Mészáros bénéficie des débats et des recherches théoriques menés aux Etats-Unis, suivis plus tard dans les pays de langue française, à partir de la thèse de la seconde contradiction développée par O’Connor. Pour O’Connor la première contradiction, interne, serait la suraccumulation et la surproduction présentées de façon « marxo-keynésienne » et la seconde, externe, la baisse du taux de profit et du taux d’accumulation induits par le coût croissant des matières premières (partie « capital circulant » du capital constant) qui pourrait aller jusqu’à provoquer un phénomène de « sous-production ». Dans la section 6 de son article novateur (qui lance la revue dont il sera rédacteur en chef) – « Capitalism, Nature, Socialism : A Theoretical Introduction », Capitalism, Nature, Socialism, 1 (1) : 11-38, 1988 – il défend l’idée que même si les questions environnementales ne trouveront de solution que dans le socialisme et qu’elles doivent faire partie du programme socialiste (éco-socialiste), le capital serait capable de reconnaître son mouvement destructeur et l’Etat de mettre en place des mécanismes de régulation. Il fait même des questions environnementales le terrain de possibles compromis de classe. [26] O’Connor a été attaqué, à juste titre sur le premier point. Et c’est le livre de 2002 de Joel Kovel, L’Ennemi de la nature : la fin du capitalisme ou la fin du monde ? qui est devenu le livre de référence de l’éco-socialisme en langue anglaise.
C’est sur l’opposition entre « contradiction interne » et « contradiction externe » et sur l’impossibilité pour le capitalisme de modifier ses rapports à l’environnement qu’il faut porter la critique d’O’Connor. [27] L’observation méthodologique générale la plus ramassée de Marx sur les rapports des hommes à la nature vient d’un texte peu lu aujourd’hui : « Pour produire, les hommes entrent en relations et en rapports déterminés les uns avec les autres, et ce n’est que dans les limites de ces rapports sociaux que s’établit leur action sur la nature ». [28] Dire que les « rapports sociaux » dans le cadre duquel la société mondiale contemporaine dominée de part en part par le capital « établit son action sur la nature », sont ceux qui opposent le capital et le travail, c’est procéder à une simplification à laquelle Marx ne s’est pas livré et qui ne suffit pas à une compréhension des enjeux actuels.
La définition pertinente est celle de rapports sociaux commandés par la valorisation sans fin de l’argent devenu capital dans un mouvement marqué par la réduction du travail concret au travail abstrait et la production et vente de marchandises, également sans fin. Dans les Manuscrits de 1857-58, Marx écrit que « le capital en tant qu’il représente la forme universelle de la richesse – l’argent – est la tendance sans borne et sans mesure de dépasser sa propre limite. Sinon il cesserait d’être capital, l’argent en tant qu’il se produit lui-même »[Marx, Manuscrits de 1857-58, Editions Sociales, Paris, 1980, volume I, p. 273.]]. Il lui faut donc puiser sans limites dans les réserves terrestres de matières premières, de ressources du sol et du sous-sol, en attendant à un moment donné de porter atteinte toujours plus gravement à la biosphère et à des écosystèmes très fragiles qui lui sont liés. L’exploitation sans limites de la force de travail achetée et l’exploitation sans limites et jusqu’à épuisement des ressources naturelles – accompagnées à partir du milieu du 20e siècle par des modes de produire et de consommer provoquant la croissance exponentielle des émissions de gaz à effets de serre – vont ensemble. Elles sont contenues dans la notion de capital et dans celle qui lui est inséparable de production de marchandises, dont une part aujourd’hui massive est socialement inutile et pour ce qui est de sa production matérielle, dévoreuse de ressources non ou difficilement renouvelables, et fortement émettrices de gaz à effets de serre.
Le mécanisme qui aboutit à la « société de consommation » et son gaspillage insensé est le suivant. Pour que l’autoreproduction du capital soit effective, il faut que le cycle de valorisation se referme avec « succès », donc que les marchandises fabriquées, la force de travail achetée sur le « marché du travail » et utilisée de façon discrétionnaire par les entreprises sur les sites de production, soient vendues. Pour que les actionnaires soient satisfaits, il faut qu’une vaste quantité de marchandises qui cristallisent le travail abstrait contenu dans la valeur soit déversée sur le marché. Pour le capital, il est absolument indifférent que ces marchandises représentent réellement des « choses utiles » ou qu’elles en aient simplement l’apparence. Pour le capital, la seule « utilité » est celle qui permet de dégager des profits et de poursuivre le processus de valorisation sans fin, de sorte que les entreprises sont passées maître avec la publicité dans l’art de démontrer à ceux qui ont réellement ou fictivement (le crédit) du pouvoir d’achat que les marchandises qu’elles leur proposent sont « utiles ».
Les multiples dimensions de la catastrophe silencieuse de l’ère « capitalocène »
Daniel Tanuro a utilisé l’expression de « catastrophe silencieuse en marche » avant de décrire la multiplicité des effets du changement climatique et des innombrables dégradations écologiques en cours depuis la période remontant aux années 1960. [29] Les effets économiques et sociaux de ces processus se produisent de façon inégale et différenciée dans l’espace mondial, posant ainsi une difficulté politique majeure. Depuis un certain temps déjà la question climatique est « sociale », dans le sens basique et radical de la destruction des conditions éco-systémiques de la reproduction dans un nombre croissant de parties du monde. [30] Les effets du changement climatique sont déjà désastreux entre autres pour les habitants autochtones de l’Arctique, du Groenland et de l’Himalaya, pour les pasteurs de l’Est africain, les insulaires des petits Etats du Pacifique, pour les populations rurales du Delta du Gange. Les premiers menacés sont celles et ceux qui sont les plus éloignés et les moins « bénéficiaires » des mécanismes de gaspillage de la « société de consommation ».
Dans les pays du centre du système capitaliste mondial les menaces semblent encore lointaines, mais il y a des phénomènes qui y frappent l’imaginaire social, au moins un peu. Les dégradations écologiques en cours incluent ce que les scientifiques nomment la sixième grande extinction des espèces. L’éditorial du journal Le Monde du vendredi 20 janvier 2017 a tenu un langage inusité à propos de la disparition des singes. Il commence par rappeler que « les primates sont nos plus proches cousins » et d’enchaîner « mais l’appétit de l’homme pour les biens de la planète est sans limites ». L’éditorialiste écrit en conclusion que « les scientifiques recommandent d’établir une gouvernance équitable des ressources (…), mais surtout de mieux produire et de consommer plus raisonnablement. Les humains peuvent encore ignorer le message des scientifiques, mais alors ils risquent de faire partie des espèces qui disparaissent. » Ce n’est pas « l’homme » dont l’appétit pour les biens de la planète est sans limites, mais le capitalisme. Jason Moore, que je cite dans le texte publié dans Inprecor, a des arguments pour soutenir que le terme « capitalocène » devrait être utilisé plutôt que celui d’anthropocène pour désigner la nouvelle ère géologique, celle où l’homme est devenu une force géophysique se mettant à transformer la biosphère à un tel point que la capacité de la planète à accueillir la vie est menacée. [31]
Quelques implications politiques telles que je les comprends
« Seule la vérité est révolutionnaire », écrivait Gramsci dans les années 1930 : cela dans un contexte très, très différent du nôtre puisque malgré le fascisme et l’emprise accomplie de Staline en URSS, la voie vers la révolution était encore ouverte et le mot socialisme gardait tout son sens. Ce n’est plus le cas. La bifurcation par rapport à la direction actuelle de la route où le capital entraîne l’humanité dépendra exclusivement de la lutte, donc de l’état des rapports politiques de classe entre les travailleurs largo sensu et la bourgeoisie (les « rapports de force »). Or au plan global, ils sont pour l’instant très défavorables aux premiers, mais moins au plan local où des victoires au moins temporaires sont possibles.
Ce qu’on doit aux militants, c’est de leur expliquer la situation historique, dont la plupart ont bien conscience, et leur dire que dans l’immédiat ils ne peuvent que se fier aux paroles de Marx citées à la fin de mon livre et dans l’article publié dans Inprecor, comme quoi la seule certitude est celle de la nécessité de lutter. Ensuite de les informer de façon qu’ils sachent mettre en avant la question de la propriété, entendue comme possession des moyens de décider et d’agir, en lien avec toutes les questions où le mouvement anticapitaliste est engagé. Enfin, de même, les avertir de façon qu’ils sachent défendre l’auto-organisation dans les luttes y compris si l’organisation du travail – la fragmentation dont on a parlé plus haut – rend des formes comme le comité de grève élu encore plus difficiles à mettre en œuvre. Dans la jeunesse il est manifeste que les réflexes internationalistes sont forts et qu’il faut aider à ce qu’ils puissent s’exprimer. Il y a une soif de connaissance sur les luttes ailleurs, leurs buts et leurs méthodes. Mais c’est la lutte contre le racisme d’Etat qui est le front le plus essentiel et principiel.
Sur le terrain écologique Tanuro a ouvert les bonnes pistes qui se désengagent de l’écosocialisme. D’abord « expliquer sans relâche et partout la gravité de la situation et sa cause. Parler, c’est déjà agir, c’est semer les germes de la grande colère indispensable ». Ensuite « se battre partout contre les grands projets d’investissement : les nouveaux aéroports, les nouveaux pipelines, les nouvelles autoroutes, les nouveaux forages, les nouvelles mines, la nouvelle folie du gaz de schiste, les nouvelles lubies des géo-ingénieurs qui rêvent de doter la Terre d’un thermostat… dont ils auraient le contrôle. Les mobilisations comme celles de Notre-Dame des Landes, ou du pipeline Keystone XL, ou du parc Yasuni, sont comme des verrous qui lui barrent la route ». » De même « soutenir y compris toutes les initiatives alternatives collectives, sociales et démocratiques qui font avancer la notion du commun, ne pas regarder de haut les groupements d’achat de produits locaux de l’agriculture organique et autres initiatives qui tendent à la souveraineté alimentaire, par exemple. (Elles) peuvent être des leviers de conscientisation, en particulier quand elles organisent le dialogue et cassent par conséquent la séparation – généralisée par le capital – entre producteurs et consommateurs, ou quand elles impliquent le mouvement syndical ».
Les mesures préconisées par Michel Husson à la fin de son étude sur la stagnation, notamment le partage des heures de travail, sont frappées du coin du bon sens. La question est de savoir qui les mettra en œuvre et comment seront arrachés les moyens de décider et d’agir en désignant les formes de propriété et de pouvoir qui en assureraient la concrétisation. Ce qui reste de propriété publique doit évidemment être défendu bec et ongles. Dans le même mouvement, au cours de multiples mobilisations auxquelles allusion a été faite, s’affirme concrètement une expertise sociale et politique collective. Cette dernière peut nourrir le dessein d’une démocratie effective, socialisée qui invalide, de facto, les simulations d’une « démocratie participative » qui coexistent avec le pouvoir destructif et étouffant de la propriété privée stratégique.
Semer les germes de la colère – pour autant qu’elle soit dirigée contre le capitalisme réellement existant – et la soutenir quand elle éclate sur les nombreux terrains où les inégalités suscitent l’indignation est, en attendant que l’horizon se dégage, une tâche politique quotidienne.
Autrefois je n’aurais jamais pensé terminer un article politique de cette manière, mais c’est là où nous en sommes.
François Chesnais, 28 janvier 2017