Une question hante les Birmans, souvent sceptiques quant à la volonté des militaires de laisser les civils diriger : si le parti d’Aung San Suu Kyi remporte la majorité des sièges ou devient le parti principal au Parlement, comment réagira une institution qui a dominé la vie politique du pays depuis des décennies ? Au vu de la volonté de l’actuel gouvernement, composé d’anciens militaires mais qui a permis depuis quatre ans au pays de se lancer sur la voie de réformes politiques, économiques et sociales impressionnantes, il y a peu de chances que les chefs de la Tatmadaw (l’armée) décident d’ignorer les résultats. Comme ils l’avaient fait il y a vingt-cinq ans, quand la Ligue nationale pour la démocratie (NLD) d’Aung San Suu Kyi rafla la quasi-totalité des sièges.
Le futur gouvernement ne pourra de toute façon pas dicter ses conditions aux militaires : la Constitution, qui leur réserve un quart des sièges, ne peut être modifiée qu’à une majorité qualifiée des trois quarts. Et de l’avis de tous les observateurs, un nouveau coup d’Etat n’est pas envisageable, même si le régime montre des signes d’impatience croissante à l’égard de ses critiques. « L’armée est lucide, regardez la manière dont le gouvernement chinois a récemment déroulé le tapis rouge devant Aung San Suu Kyi durant sa visite à Pékin, remarque l’écrivain et journaliste de Mandalay Kyaw Yin Myint. Les militaires ont compris que le gouvernement chinois n’hésitera pas à soutenir la “Lady” après sa victoire. »
« Symbole »
En Birmanie, les militaires ont, quoi qu’il en soit, une vision de la démocratie toujours sujette à caution. « Ces élections sont nécessaires parce qu’elles vont faire changer le pays et elles sont le symbole de la démocratie, même si nous ne savons pas vraiment ce que c’est que la démocratie », explique avec une certaine candeur Thura Shwe La, 71 ans, un ancien colonel qui se présente à Mandalay aux élections de la Chambre haute pour le Parti de l’unité nationale (NUP), composé de partisans de l’ancien dictateur Ne Win, auteur du coup d’Etat de 1962 et écarté du pouvoir en 1988 à l’issue d’un nouveau putsch.
Depuis plus d’un demi-siècle, font remarquer les chercheurs Renaud Egreteau et Larry Jagan dans Soldiers and Diplomacy in Burma (Irasec, 2013), l’armée a « inspiré un système étatique basé sur une forte idéologie nationaliste et teintée d’une vision raciale et xénophobe du concept de “nation” ». Une explication qui fait écho au dernier discours, à l’inquiétante tonalité, du chef de la Tatmadaw, le général Min Aung Hlaing : en octobre, il a invité les soldats de voter pour un candidat qui « peut protéger notre race et notre religion et a de la sympathie pour l’armée ». La déclaration utilise la même terminologie que celle des moines bouddhistes radicaux, en lutte pour la protection de la « race » face à la « menace » censée représenter, pour la « nation et la religion », la minorité musulmane.
Bruno Philip (Mandalay, Birmanie, envoyé spécial)
Journaliste au Monde