INTRODUCTION
Le rapport de l’humanité à la nature étant socialement déterminé, certains marxistes en déduisent que toute pensée politique sur l’environnement doit se couler immédiatement dans leur critique du capitalisme. Cela donne le comportement caricatural qui est, avec des variantes, celui de l’extrême-gauche face aux écologistes, depuis trente ans : « Oui, oui, bien sûr... mais il faut lutter contre le capitalisme ». Ne serait-il pas temps de se demander pourquoi ce discours comminatoire a si peu de résultats, même lorsque les partis verts se cassent la figure ?
Le marxisme se dit compréhension de la « totalité concrète ». Or cette totalité est sociale, donc partielle, puisqu’elle s’inscrit dans celle de la nature. « La Nature » ne confère certainement pas aux écologistes ou aux écologues le droit de museler la politique au nom de « la Science ». Par contre, elle impose aux marxistes de s’ouvrir aux sciences naturelles (suivant en cela l’exemple de leurs pères fondateurs) et de limiter (à tout le moins) leur prétention « totalisante » à leur propre sphère - qui ne s’étend pas à toute la biosphère.
L’extrême-gauche a voulu « marxiser l’écologie » alors que le vrai défi consiste à « écologiser le marxisme ». Telle est, résumée en une boutade, la réflexion à la base de ce qui va suivre. Rédigé à l’occasion d’une recherche sur le rendez-vous manqué entre Ernest Mandel et la question environnementale (1), ce texte est un document de travail provisoire. La forme des « thèses » n’a été choisie que pour sa concision, dans le but de faciliter la discussion (2).
I. MOTIVATIONS
1. La « crise écologique » n’est ni une crise des écosystèmes en tant que tels ni une conséquence fatale de la nature humaine mais une crise historiquement déterminée du rapport social de l’humanité à la nature, tel qu’il a été façonné et modifié par les modes de production successifs, notamment, depuis deux siècles, par le capitalisme.
2. Les perturbations globales de plus en plus graves dans le fonctionnement de la biosphère expriment le fait que le mode de production capitaliste, actuellement hégémonique, sape les bases naturelles de l’humanité au point d’exposer celle-ci à des menaces majeures. La gestion de ces menaces selon la loi du profit risque de nous plonger dans une barbarie dont les signes avant-coureurs sont clairement perceptibles. La « crise écologique » adresse un défi fondamental à tous les projets sociaux et politiques.
3. La volonté d’écologiser notre marxisme ne procède d’aucun objectif séparé mais du constat suivant : la critique marxiste de l’économie capitaliste reste un moyen inégalé pour rendre intelligible le fait que la crise du lien de l’humanité à la nature plonge ses racines dans le lien social des êtres humains entre eux, c’est-à-dire dans le mode de production.
4. Aux yeux de l’immense majorité des hommes et des femmes confronté/e/s aux dégradations environnementales, le bilan écologique désastreux des Etats bureaucratiquement déformés ou dégénérés agit comme un repoussoir. Le marxisme révolutionnaire, anti-stalinien et non dogmatique, qui ambitionne de contribuer à réinventer le projet socialiste, ne pourra concrétiser cette ambition que dans la mesure de sa propre écologisation aux différents niveaux : théorie, programme, pratique, organisation.
II. PORTEE
5. Ecologiser notre marxisme implique d’inscrire activement notre compréhension matérialiste du développement historique dans une totalité plus large : la biosphère dont nous faisons partie, son histoire et ses mécanismes. Il ne s’agit pas « d’intégrer l’écologie au marxisme » mais, au contraire, « d’intégrer le marxisme à l’écologie ».
6. Ecologiser notre marxisme requiert d’acquérir une conscience écologique distincte de la conscience de classe : conscience de la spécificité et de la fragilité de la biosphère, conscience des cycles naturels, de leur fonctionnement et de leurs rythmes,...
7. Ecologiser notre marxisme suppose le développement de savoirs scientifiques et de connaissances spécifiques portant sur le fonctionnement de la biosphère et sur les principaux mécanismes qui le perturbent, notamment en ce qui concerne les fronts majeurs : l’empoisonnement chimique, les atteintes à l’atmosphère et au climat, à la biodiversité, aux forêts, aux sols et aux eaux.
8. De même que la lutte contre l’oppression patriarcale, ou que la lutte contre le danger de guerre nucléaire, ou que d’autres luttes encore, la défense de l’environnement mobilise des acteurs de différentes classes sociales et implique ainsi un surcroît de complexité. Ecologiser notre marxisme implique de penser cette complexité comme une manifestation de la crise générale des rapports sociaux bourgeois, sans l’écraser sous l’affirmation que tout se ramène en dernière instance à la lutte des classes contre le capital.
9. Quoiqu’une lecture critique soit indispensable dans cette matière comme dans les autres, l’écologisation de notre marxisme peut s’appuyer sur certains acquis parfois méconnus et souvent sous-estimés de la pensée de Marx et Engels :
– la définition de la nature et du travail comme les deux seules sources de toute richesse sociale ;
– la définition de la force de travail humaine comme une ressource non seulement sociale mais aussi naturelle ;
– le concept de « métabolisme social » humanité-nature comme « régulateur rationnel » du développement humain ;
– la théorie de la rente capitaliste sur les ressources naturelles comme aiguillon vers une agriculture de plus en plus intensive épuisant les sols ;
– la perspective conjointe d’abolition de la séparation villes/campagnes et de la division capitaliste du travail.
III. PROGRAMME
10. C’est pur idéalisme de croire qu’un mode de production basé sur l’exploitation de la force de travail humaine en tant que ressource naturelle pourrait engendrer une conscience sociale respectueuse des ressources naturelles et de la nature en général. Dans un système de production généralisée de marchandises, c’est-à-dire de « chosification » généralisée, l’idéologie dominante vis-à-vis de la nature est forcément l’idéologie du marché, qui considère la nature comme un réservoir externalisé d’accessoires à piller sans souci du lendemain. L’abolition de la production de marchandises, donc du travail salarié, est une condition nécessaire pour permettre à l’humanité de réguler politiquement ses échanges de matières avec l’environnement dans le respect des mécanismes de la biosphère et de leurs rythmes. La conscience écologique doit se lier à la conscience de classe.
11. La contribution spécifique de notre marxisme écologisé au combat environnemental consiste principalement dans :
– la critique du capitalisme en tant que mode de production basé sur la valeur, c’est-à-dire sur une mesure purement quantitative de la richesse sociale, alors qu’une politique environnementale digne de ce nom doit s’appuyer sur une multitude d’indicateurs prenant en compte non seulement la quantité mais la qualité ;
– l’exploitation des contradictions de ce mode (en particulier la contradiction croissante entre sa rationalité partielle et son irrationalité globale) afin de l’abolir au niveau mondial ;
– la lutte contre le salariat en tant que mécanisme particulier de pillage de la ressource naturelle que constitue la force de travail ;
– la mobilisation spécifique des salarié/e/s et des pauvres contre les menaces environnementales dont ils sont les premières et principales victimes ;
– la préoccupation qui en découle pour développer une « écologie politique des producteurs » basée sur la pratique collective et génératrice de conscience collective, et pas seulement une « écologie politique des consommateurs » basée sur l’engagement individuel et génératrice de conscience individuelle.
12. Notre critique économique du capitalisme doit être écologisée, notamment et de façon privilégiée en dénonçant le système énergétique qui va de pair avec la tendance permanente à la surproduction de marchandises. Basé sur l’appropriation du patrimoine commun et sur le pillage des ressources fossiles au mépris du climat, tenté de sauter par dessus ses propres limites en développant des technologies nucléaires incontrôlées, ce système ultra-centralisé, destructeur, injuste, gaspilleur et inefficace doit être aboli au profit d’une utilisation collective, rationnelle, décentralisée, équitable, économe et autogérée des ressources renouvelables (l’énergie solaire sous ses différentes formes et la géothermie), au prorata des besoins réels de l’humanité.
13. Cette critique écologisée peut contribuer à donner un débouché rationnel et concret aux révoltes légitimes suscitées par la folie capitaliste de la croissance. L’alternative à cette croissance ne réside pas dans une croissance zéro ou dans une décroissance du Produit National Brut : en tant qu’elles sont purement quantitatives, ces propositions restent inscrites dans le fétichisme de la marchandise ; en tant qu’elles sont sectoriellement indifférenciées, elles escamotent la question sociale, les besoins sociaux. L’alternative réside dans une combinaison de réductions quantitatives drastiques (économie d’énergie, remise en cause du système des transports just in time mondialisé, suppression pure et simple de certaines filières et produits, désarmement généralisé) et de développements qualitatifs (réorientation radicale de la recherche vers les énergies renouvelables, utilisation de ces énergies indépendamment du coût, meilleure répartition des ressources énergétiques, transfert massif de technologies propres vers les pays en développement). Cette alternative mondiale est la seule qui permette de combiner le rétablissement des mécanismes de régulation écologique de la biosphère avec la solution de la question sociale, tant dans les pays impérialistes que dans les pays dominés. Pour cette raison, elle est la seule digne de l’humanité.
14. L’écologisation de notre marxisme confèrera une épaisseur et une pertinence supplémentaires à notre critique sociale du capitalisme par la mise en perspective de phénomènes tels que la multiplication des cancers, des perturbations du système endocrinien, des allergies, de certaines maladies du système nerveux, de la « malbouffe », de l’épidémie mondiale d’obésité, etc.
15. Notre marxisme écologisé maintient un point de vue et une perspective anthropocentriques et humanistes. Ce point de vue et cette perspective ne découlent pas d’une quelconque transcendance mais des responsabilités particulières de l’espèce humaine en tant qu’elle exerce inévitablement sur son environnement une action transformatrice forte, rapide et spécifique, source de tensions écologiques. Du fait de sa frénésie d’accumulation, le capitalisme transforme les tensions en déchirement, hypothéquant ainsi la nécessaire gestion politique consciente de la planète. L’humanité libérée du capital doit - et peut - gérer la Terre avec amour, prudence, modestie et prévoyance.
16. Notre marxisme écologisé s’ouvrira de nouvelles perspectives de recherche scientifique, d’élaboration programmatique et d’action politique en pensant l’imbrication de l’histoire de l’environnement avec celle de l’humanité depuis l’apparition de celle-ci. Du point de vue de l’action politique, une attention particulière doit être consacrée, d’une part à la question de l’aménagement du territoire (problématique villes/campagnes), et d’autre part à des domaines tels que la foresterie, l’agriculture et la pêche, où la logique capitaliste d’exploitation du vivant engendre des projets et des technologies d’apprentis sorciers (monocultures d’arbres à croissance rapide pour séquestrer le carbone, organismes génétiquement modifiés, aquaculture industrielle...)
17. Notre marxisme écologisé adhère à certaines luttes et revendications pour leur seule pertinence écologique, même si ces luttes n’ont en soi aucune dynamique anticapitaliste, même si elles n’ont que peu de rapports directs avec la sphère sociale. Ce point porte à conséquences en particulier en matière de protection de la biodiversité.
IV. CONSCIENCE, PRATIQUES ET ORGANISATION
18. Le déchirement dans la conscience entre les besoins sociaux et le respect de l’environnement découle du fétichisme de la marchandise. Sous le capitalisme, ce déchirement prend des formes extrêmes par suite de la séparation totale des producteur/trice/s avec la terre en tant que plus important moyen de production. Reproduit quotidiennement au niveau de chaque individu à travers l’auto-mutilation que constitue la vente de sa force de travail, ce déchirement est source inévitable de conflits qui subsisteront après l’abolition du capitalisme, pendant un laps de temps indéterminé.
19. Le déchirement entre les besoins sociaux et le respect de l’environnement affaiblit le combat social et le combat environnemental. Il entraîne une collaboration de classe accrue des salarié/e/s avec le patronat, fait reculer la conscience politique des travailleur/euse/s, et entretient chez les producteur/trice/s l’acceptation de leur auto-mutilation, donc de la mutilation de la nature alors qu’ils en sont les principales victimes.
20. Développer la conscience écologique dans le mouvement ouvrier et dans les luttes des opprimé/e/s en général, afin de favoriser le développement d’une conscience politique globale, est une des tâches majeures du marxisme révolutionnaire. Cette tâche nécessite l’invention d’alternatives et de pratiques au niveau du lieu de travail, au niveau du mouvement ouvrier dans son ensemble et au niveau de la convergence entre les mouvements sociaux. Ces inventions s’inscrivent dans la démarche émancipatrice générale du marxisme révolutionnaire qui vise à développer la confiance en soi des exploité/e/s et des opprimé/e/s par l’auto-organisation et le contrôle ouvrier/populaire. La question de l’emploi (possibilités de créer massivement des emplois de qualité et socialement utiles grâce à une réorientation écologique de la production), en particulier de l’emploi dans le secteur public, est décisive pour favoriser l’émergence d’une écologie politique des producteurs, seule capable, à une échelle de masse, de faire converger la conscience sociale et la conscience écologique autour d’une remise en cause des choix capitalistes.
21. Les savoirs scientifiques dont l’acquisition critique est nécessaire à l’intelligence de la crise écologique ne peuvent exister socialement que s’ils sont mis en question et en débat et contribuent ainsi, d’une part au processus de contrôle démocratique, d’auto-organisation et d’auto-émancipation (en particulier des travailleur/euse/s et des pauvres dont la contribution est décisive) et, d’autre part, à une redéfinition de l’entreprise scientifico-technologique dans ses rapports à la société. La dictature « éclairée » des « experts » est incompatible avec le marxisme écologisé.
22. De même que la conscience de la légitimité des luttes des opprimés rend certains comportements oppresseurs intolérables au sein du camp des exploités, de même la conscience écologique rend intolérables certains comportements qui traduisent un mépris flagrant pour l’environnement.
23. L’écologisation de notre marxisme démultiplie l’importance d’une organisation proprement politique - un parti - capable de développer et d’articuler les niveaux d’action dans la perspective de l’exercice du pouvoir par les producteurs associés. La condition nécessaire de cette capacité est que l’organisation soit à même de relever en son propre sein les défis lancés par l’écologisation de la lutte sociale.
24. En tant qu’elle implique un surcroît de complexité et une spécialisation, l’écologisation des organisations nécessite une division interne du travail, la constitution d’instances adéquates et le développement d’outils nouveaux pour agir, tant vers l’intérieur que vers l’extérieur.
daniel.tanuro hotmail.com
Notes
(1) « Marx, Mandel et les limites naturelles ». Contribution au Colloque « Ernest Mandel, la pensée créatrice » organisé par la Fondation Ernest Mandel (Bruxelles, 19 novembre 2005), http://www.ernestmandel.org/fr/surlavie/txt/colloque/tanuro.htm
Voir sur le site d’ESSF : Marx, Mandel et les limites naturelles
(2) Une version à peine différente est versée au débat dans le cadre de la préparation du congrès de la section belge de la IVe Internationale.