Pour une nouvelle écopolitique [1]
Jusqu’à présent, j’ai fourni des arguments structurels et des réflexions historiques à l’appui de deux propositions : premièrement, que le capitalisme comporte une contradiction écologique profondément ancrée qui le prédispose intrinsèquement à des crises environnementales ; deuxièmement, que ces dynamiques [2] sont inextricablement liées à d’autres propensions aux crises « non environnementales » et ne peuvent pas être résolues indépendamment de ces dernières. Dans la pratique, les répercussions politiques, aussi difficiles soient-elles, en sont conceptuellement simples : pour sauver la planète, toute écopolitique doit être anticapitaliste et trans-environnementale [3].
Les réflexions historiques exposées ici approfondissent ces propositions. Ce que j’ai d’abord présenté comme une logique abstraite de type 4D [4] selon laquelle le capital est programmé pour perturber les conditions naturelles dont il dépend apparaît désormais comme un processus concret qui se déploie dans l’espace et dans le temps. La trajectoire de ce processus ressemble à peu près à ceci : une impasse socioécologique issue du centre [5] déclenche un cycle de pillage dans la périphérie (y compris la périphérie au sein du centre) et vise les richesses naturelles de populations privées de moyens politiques de légitime défense. Dans chaque cas, la « solution » suppose une conspiration et une appropriation inédite, où ce qui était vu comme un déchet se transforme soudainement en or, en bien indispensable sur le marché mondial, considéré opportunément comme n’appartenant à personne et pouvant donc être pillé. Ce qui s’ensuit finalement, ce sont des effets incontrôlés qui déclenchent de nouvelles impasses socioécologiques et de nouvelles itérations du cycle. Répété sous chaque régime [6], ce processus se déploie de façon extensive à l’échelle mondiale. Brassant du sucre et de l’argent, du charbon et du guano, du pétrole raffiné et des engrais chimiques, du coltan et des semences transgéniques, ce processus suit une série d’étapes, de la conquête à la colonisation, du néoimpérialisme à la financiarisation. Il en résulte une géographie centre-périphérie instable, où la frontière entre ces deux espaces conjointement constitués se déplace périodiquement, comme se déplace la frontière entre économie et nature. Le processus à l’origine de ces changements est responsable de la spatialité distinctive du développement capitaliste.
Ce processus façonne également la temporalité du capitalisme. Chacune des impasses naît du choc de nos trois Natures [7] qui évoluent selon des échelles de temps différentes. Au cours de chacune de ces phases, le capital, sous l’emprise de son fantasme d’une Nature II éternellement généreuse, capable de s’autoconstituer sans fin, réinvente la Nature III selon ses propres spécifications, ce qui suppose des dépenses minimales en reproduction écologique et une accélération maximale du temps de renouvellement. La Nature I, quant à elle, évolue selon une échelle de temps « qui lui est propre », enregistre les effets d’un point de vue biophysique et « riposte ». Avec le temps, les dommages écologiques qui s’ensuivent se conjuguent à d’autres dommages dits « non environnementaux », enracinés dans les contradictions « non environnementales » de la société capitaliste. À ce moment-là, le régime en question plonge dans une crise de développement, ce qui conduit à faire des efforts pour lui trouver un successeur. Une fois installé, ce dernier réorganise le lien nature-économie de façon à dénouer le blocage en jeu tout en respectant la loi de la valeur qui commande une expansion maximale du capital à une vitesse maximale. Loin d’être surmontée, la contradiction écologique du capital est alors sans cesse déplacée, dans l’espace et dans le temps. Les coûts sont répercutés non seulement sur les populations qui « ne comptent pas », mais également sur les générations à venir, dont les vies sont ainsi dépréciées pour que le capital puisse se développer sans entrave et sans fin.
Cette dernière formulation suggère que la temporalité de la contradiction écologique du capitalisme peut ne pas être « simplement » liée au développement de ce dernier. Derrière la tendance du système à déclencher une série interminable de crises spécifiques à un régime d’accumulation se cache quelque chose de plus profond et de plus inquiétant : la perspective d’une crise historique, enracinée dans des siècles d’émissions croissantes de gaz à effet de serre, dont le volume excède désormais les capacités de séquestration de la Terre. La progression du réchauffement climatique laisse présager une crise d’un autre ordre. Progressant implacablement dans toute la succession des régimes et des natures historiques, les changements climatiques présentent le caractère pervers d’une bombe à retardement qui pourrait précipiter la phase capitaliste de l’histoire humaine, voire l’histoire humaine tout court, vers une fin ignoble.
Un projet trans-environnemental
Parler de crise historique ne signifie pas pour autant que l’effondrement est imminent. Cela n’exclut pas non plus l’avènement d’un nouveau régime d’accumulation qui pourrait gérer provisoirement la crise actuelle ou la retarder temporairement. En vérité, nous ne pouvons pas savoir avec certitude si le capitalisme cache d’autres tours dans son sac et pourrait repousser le réchauffement climatique ni, le cas échéant, pour combien de temps. Nous ne savons pas non plus si les partisans du système sont capables de concevoir, de vendre et de mettre en œuvre de telles astuces assez rapidement, puisqu’ils sont, comme nous, engagés dans une course contre la montre avec la Nature I. Mais ce qui est clair, c’est qu’à moins de nous en tenir à un palliatif, il faudra recourir à une réorganisation en profondeur du lien entre économie et nature, limiter sérieusement les prérogatives du capital, voire les abolir totalement.
Cette conclusion confirme ma thèse principale : toute écopolitique visant à prévenir les catastrophes doit être anticapitaliste et trans-environnementale. Si le premier de ces objectifs se justifie sans peine, le second se fonde sur le lien étroit entre la destruction de l’environnement et d’autres formes de dysfonctionnement ou de domination inhérentes à la société capitaliste.
Considérons tout d’abord les liens internes étroits entre la spoliation de la nature et l’expropriation raciale et impériale. Contrairement à la doctrine de la Terra nullius, ou territoire sans maître, les parties de la nature que le capital s’approprie déterminent pratiquement toujours les conditions de vie d’un groupe humain, c’est-à-dire son habitat et le lieu de ses interactions sociales significatives, ses moyens de subsistance et la base matérielle de sa reproduction sociale. De plus, les groupes humains en question ont presque toujours été incapables de se défendre et souvent relégués du mauvais côté de la frontière mondiale des critères raciaux. La preuve en a été faite à maintes reprises tout au long de la succession des régimes. Cela démontre que les questions écologiques ne peuvent pas être séparées des questions de pouvoir politique, d’une part, ni, d’autre part, des questions d’oppression raciale, de domination impériale, de dépossession des indigènes et de génocide.
Cette thèse vaut également en ce qui concerne la reproduction sociale, étroitement liée à la reproduction naturelle. La plupart du temps, les dommages écosystémiques ajoutent de lourdes pressions sur les épaules de ceux et celles qui assument les soins, la protection sociale et la prise en charge des corps et des psychismes, ce qui use parfois les liens sociaux jusqu’au point de rupture. Les femmes sont les plus durement touchées, car elles sont les premières responsables du bien-être des familles et des collectivités. Certaines exceptions, cependant, confirment la règle. Elles surviennent lorsque des pouvoirs asymétriques permettent à certains groupes de se délester des « externalités » sur d’autres, comme à l’époque du capitalisme géré par l’État, quand les riches États-providence du Nord ont financé chez eux des programmes sociaux plus ou moins généreux et intensifié l’exploitation extractiviste en dehors de leurs frontières. Cette dynamique politique qui conjugue démocratie sociale interne et domination étrangère ouvre la voie à un compromis entre reproduction sociale et dégradation écologique dont les femmes et les personnes racisées sont les victimes – un compromis que les partisans du capital vont bientôt rejeter pour adopter un nouveau régime financier capable de gagner sur les deux tableaux.
Rien d’étonnant alors à ce que les luttes pour la nature et les luttes pour le travail, la protection sociale et le pouvoir politique aient été profondément enchevêtrées dans chacune des phases du développement capitaliste. Ni à ce que l’environnementalisme comme enjeu unique soit un fait historiquement exceptionnel et problématique sur le plan politique. Rappelons les formes et les définitions changeantes que revêt la lutte pour l’environnement dans la succession des régimes socioécologiques. À l’époque marchande, l’exploitation minière extractiviste a empoisonné les terres et les fleuves du Pérou, pendant qu’en Angleterre l’« enclosure » des terres détruisait les forêts, ce qui, dans les deux cas, a constitué un recul considérable. Dans ces luttes, cependant, les militantes et militants n’ont pas séparé la protection de la nature ou de l’habitat de la défense des moyens d’existence, de l’autonomie politique ou de la reproduction sociale de leur communauté. Ils et elles se sont plutôt battus pour tous ces enjeux à la fois, et pour toutes les formes de vie partagées. À l’époque libérale et coloniale, la « défense de la nature » est effectivement apparue comme une cause en soi parmi ceux dont les moyens de subsistance, la communauté et les droits politiques n’étaient pas menacés. Libéré de ces autres préoccupations, leur environnementalisme autonome était, nécessairement, un environnementalisme de riches [8].
À ce titre, l’environnementalisme des riches contrastait fortement avec ses contemporains, l’environnementalisme social du centre et l’environnementalisme anticolonial de la périphérie, qui se sont tous deux attaqués aux dommages causés à la fois à la nature et aux êtres humains, ce qui annonçait les luttes actuelles en faveur de l’écosocialisme et de la justice environnementale. Ces mouvements ont cependant été rayés de l’histoire officielle de l’environnementalisme, dont les canons ont plutôt célébré la vision étroite de la lutte pour l’environnement. Cette vision s’est quelque peu élargie par la suite sous le capitalisme géré par l’État, alors que ceux et celles qui luttaient pour qu’on fasse appel au pouvoir d’État contre les grands pollueurs ont joint leurs efforts à ceux des écologistes qui œuvraient à la protection de la nature sauvage. Si ce régime a remporté des succès sur le plan écologique, c’est parce qu’il a eu recours à ce pouvoir, alors que ses échecs découlent de son refus de prendre en compte sérieusement l’imbrication des questions trans-environnementales et des autres enjeux, soit le caractère essentiellement sans frontières des émissions, la force du racisme environnemental local (qui fait retomber les dégâts environnementaux sur les lieux habités par les populations racisées), le pouvoir du capital de se soustraire à la réglementation en recourant au lobbying et aux échappatoires, les limites intrinsèques d’un mouvement axé sur les désastres écologiques plutôt que sur le fonctionnement actuel d’une économie consumériste nourrie aux énergies fossiles. Toutes ces dérobades sont bien réelles et elles continuent leurs ravages à l’époque du capitalisme financier. Le postulat selon lequel « l’environnement » peut être protégé de manière adéquate sans perturber le cadre institutionnel et la dynamique structurelle de la société capitaliste a été et demeure, encore aujourd’hui, particulièrement problématique.
La voie à suivre
Ces échecs se répéteront-ils ? La possibilité de sauver la planète sera-t-elle gâchée par notre incapacité à élaborer une écopolitique trans-environnementale et anticapitaliste ? Nous connaissons déjà sous une forme ou une autre de nombreuses composantes essentielles de cette politique. Les mouvements de justice environnementale sont déjà en principe trans-environnementaux, puisqu’ils ciblent les liens étroits entre les dommages écologiques et l’un ou plusieurs des grands axes de la domination, en particulier le genre, la race, l’ethnicité et la nationalité, et certains d’entre eux sont explicitement anticapitalistes. De même, les mouvements ouvriers, les adeptes d’un New Deal vert et certains écologistes populistes prennent en compte certaines exigences de classe pour combattre le réchauffement climatique, en particulier la nécessité de lier la transition vers des énergies renouvelables à des politiques favorables à la classe ouvrière en matière de revenu et d’emploi, de même que le besoin de renforcer le pouvoir des États face aux grandes entreprises. Enfin, les mouvements décoloniaux et des peuples autochtones prennent la mesure de l’enchevêtrement entre extractivisme et impérialisme. Avec les courants de la décroissance, ils militent pour une révision profonde de notre relation à la nature et de nos modes de vie. Chacune de ces perspectives politicoécologiques recèle des idées très pertinentes.
Néanmoins, la situation actuelle de ces mouvements, considérés isolément ou dans leur ensemble, n’est pas (encore) à la hauteur de la tâche qui les attend. Dans la mesure où les mouvements de justice environnementale restent axés essentiellement sur les effets disproportionnés des menaces environnementales sur les populations vulnérables, ils sont incapables d’accorder une attention suffisante à la dynamique structurelle sous-jacente à un système social qui produit non seulement des disparités de résultats, mais une crise généralisée qui menace le bien-être de tous et toutes, voire de la planète elle-même. Ainsi, leur anticapitalisme n’est pas encore assez important et leur trans-environnementalisme pas encore assez intense.
Il en va de même des mouvements centrés sur l’État, en particulier les mouvements écologistes populistes (réactionnaires), mais aussi les partisans (progressistes) d’un New Deal vert et les syndicats. Dans la mesure où ces acteurs privilégient le cadre de l’État national et territorial ainsi que la création d’emplois au moyen de projets d’infrastructures vertes, ils expriment une vision étroite et peu diversifiée de la « classe ouvrière ». Par classe ouvrière, on entend non seulement les travailleurs et travailleuses de la construction, mais aussi ceux et celles qui œuvrent dans les services ; non seulement les salarié·e·s, mais aussi ceux et celles dont le travail n’est pas rémunéré ; non seulement ceux et celles qui travaillent au pays, mais aussi les expatrié·e·s ; non seulement ceux et celles qui sont exploité·e·s, mais aussi ceux et celles qui sont exproprié·e·s. Les courants centrés sur l’État ne tiennent pas suffisamment compte non plus de la position et du pouvoir des forces qui font face à cette classe, dans la mesure où ils se fondent toujours sur la prémisse sociale-démocrate classique selon laquelle l’État peut servir deux maîtres, à savoir la planète qu’il veut sauver et le capitalisme qu’il ne veut pas abolir. Ils sont donc, eux aussi, trop peu anticapitalistes et trans-environnementalistes, du moins pour le moment.
Enfin, les militantes et militants de la décroissance tendent à brouiller les cartes politiques en confondant ce qui doit croître sous le capitalisme, c’est-à-dire, la valeur, avec ce qui devrait croître mais ne peut le faire dans ce système, à savoir les biens, les relations et les activités pouvant satisfaire la vaste étendue des besoins humains fondamentaux partout dans le monde. Toute véritable écopolitique anticapitaliste doit, d’une part, rompre avec l’impératif profondément ancré de la croissance de la valeur et considérer, d’autre part, la question d’une croissance durable comme un enjeu politique soumis à la délibération démocratique et à la planification sociale. De même, les orientations associées à la décroissance, comme l’adoption d’un style de vie écologiste ou les expériences alternatives tournées vers le commun, tendent à éviter la nécessité d’affronter le pouvoir capitaliste.
Considérés dans leur ensemble, d’ailleurs, les apports réels de ces mouvements n’ont pas encore abouti, en pratique, à une nouvelle approche politicoécologique. Ils ne convergent pas non plus vers un projet contre-hégémonique de transformation écosociétale pouvant, au moins en principe, sauver la planète. Ils contiennent assurément des éléments trans-environnementaux essentiels : droit du travail, féminisme, antiracisme, anti-impérialisme, conscience de classe, promotion de la démocratie, anticonsumérisme, anti-extractivisme. Ces éléments ne sont toutefois pas encore intégrés dans un diagnostic solide des racines structurelles et historiques de la crise actuelle. Ce qui manque à ce jour, c’est une perspective claire et probante qui relie tous nos malheurs, écologiques ou autres, à un seul et même système social, et, de ce fait, les relie les uns aux autres.
J’ai insisté ici sur le fait que ce système a un nom : la société capitaliste, conçue au sens large de façon à comprendre toutes les conditions nécessaires à une économie capitaliste – un monde naturel et un pouvoir public, des populations qu’on peut exproprier et une reproduction sociale. Toutes ces conditions sont délibérément cannibalisées par le capital et maintenant fragilisées par le saccage en cours.
Nommer ce système et en avoir une conception large permet d’ajouter une pièce au puzzle contre-hégémonique que nous devons constituer. Cette pièce peut nous aider à aligner les autres, à révéler leurs tensions probables et leurs synergies potentielles, à clarifier d’où elles proviennent et où elles pourraient aller ensemble. L’anticapitalisme donne son orientation politique et sa force critique au trans-environnementalisme. Si ce dernier ouvre l’écopolitique au monde, le premier ramène l’attention sur l’ennemi principal.
L’anticapitalisme est donc ce qui permet d’établir la distinction entre « nous » et « eux », distinction essentielle à tout bloc historique. En démasquant l’escroquerie que constitue le marché du carbone, il pousse toute forme potentiellement émancipatrice d’écopolitique à se dissocier publiquement du « capitalisme vert ». Il pousse chaque courant, également, à porter attention à son propre talon d’Achille, sa propension à ne pas affronter le capital, que ce soit en recherchant une déconnexion (illusoire), un compromis de classe (asymétrique) ou une parité (désastreuse) dans la vulnérabilité extrême. De plus, en insistant sur l’ennemi commun, la pièce anticapitaliste du puzzle ouvre une voie que les adeptes de la décroissance, de la justice environnementale et du New Deal vert peuvent emprunter ensemble, même s’ils ne peuvent pas encore en entrevoir, et encore moins en approuver, la destination précise.
Reste à voir, bien sûr, si l’on atteindra une destination quelconque ou si la Terre continuera de se réchauffer jusqu’au point d’ébullition. Le meilleur espoir pour éviter cette fin reste la construction d’un bloc contre-hégémonique qui soit trans-environnemental et anticapitaliste. On ne sait pas où exactement nous conduira ce bloc, en admettant qu’il réussisse, mais si je devais donner un nom au but, j’opterais pour l’« écosocialisme » [9].
Nancy Fraser est philosophe féministe et professeure à la New School de New York.
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