« 20 février, 1er juillet… quelles perspectives pour la lutte démocratique ? »
Par Youssef Belal
Mon propos sur les perspectives de la lutte démocratique après le 1er juillet peut se résumer de la manière suivante :
– La stratégie des forces démocratiques doit aussi être une contre-stratégie face au pouvoir.
– Les impasses et les contradictions de l’autoritarisme monarchique doivent être sérieusement exploitées par les forces démocratiques.
– Un des principaux enjeux de l’action pour le passage à la démocratie est la question de la responsabilité politique du roi. On ne peut concevoir un passage a la démocratie en maintenant un “évitement” de la question de la responsabilité du roi.
– Il ne peut y avoir de transition démocratique que dans la rupture et la crise. Une chute de l’autoritarisme dans le consensus est une illusion. Seule la crise permet de cristalliser à un moment donné les clivages politiques et de polariser les acteurs politiques autour de la démocratie. Le déclenchement de la crise par un ou plusieurs acteurs ayant fait le choix de la participation peut avoir un effet multiplicateur considérable.
– Il convient de faire de la participation aux institutions un levier de la démocratisation et de la transformation des pratiques institutionnelles
– Face à la segmentation par l’Etat, les forces vives doivent être en mesure d’imposer une dynamique d’alliances élargies. Ces alliances doivent transcender au moins deux types de clivages. Le premier clivage se situe autour du choix d’agir dans les institutions ou sous la forme de la contestation en dehors des institutions. Le deuxième clivage à dépasser est celui des différences idéologiques entre la gauche et le mouvement islamique. Le dépassement de ces deux clivages que l’Etat cherche à exploiter permettrait de construire une alliance politique pour la fin de l’autoritarisme.
1. Quelle est la strategie du pouvoir ?
La réflexion sur les perspectives d’action démocratique doit nourrir la stratégie des forces démocratiques. Sa pertinence peut se mesurer notamment dans sa capacité à donner des “coups” à l’adversaire et à être également une contre-stratégie. Aussi, pour être en mesure d’offrir cette contre-stratégie, il est important d’avoir en tête la stratégie du pouvoir.
* - Chercher à clore la contestation visant l’autoritarisme monarchique en se donnant une légitimité plébiscitaire face à la contestation dans la rue. Le pouvoir croit donner un coup d’arrêt avec le score qui mettrait fin comme par miracle a la contestation,
* - Le texte constitutionnel n’est pas tant présenté pour réduire des déséquilibres institutionnels que réaffirmer l’omnipotence du roi et son irresponsabilité politique,
* - Segmenter les forces vives notamment en cherchant à discréditer le mouvement du 20 février avec les accusations d’instrumentalisation par Al ‘Adl wa Al Ihsan et Al-Nahj,
* - Transférer la contestation vers le prochain gouvernement et faire du gouvernement un bouclier pour la monarchie. La carte qui serait la plus appropriée pour la monarchie serait un gouvernement dirigé par le PJD ou du moins dans lequel il serait fortement présent. Le PJD pourrait jouer le même rôle que les partis de la gauche gouvernementale en 1998 en donnant à la monarchie un nouveau répit.
* - Tout cela doit permettre à la monarchie de gagner du temps et ne pas aller plus vite que les autres pays arabes. Le pays le plus avancé, à savoir la Tunisie, aura au moins besoin d’une année et demie à deux ans pour mettre en place les institutions démocratiques. Ce sursis permet à la monarchie de préserver une image réformiste sur la scène internationale.
2. Les impasses et les contradictions de l’autoritarisme monarchique doivent être sérieusement exploitées par les forces démocratiques :
* - Il ne peut y avoir de transition démocratique que dans la rupture et la crise. Seule la crise permet de cristalliser un moment donné les clivages politiques et de polariser les acteurs politiques autour de la démocratie. Il est évident qu’une transition démocratique ne se fait jamais par consensus car le principal acteur, à savoir la monarchie autoritaire et le makhzen, ont trop à perdre. Les autres acteurs dont les intérêts sont liés à l’autoritarisme monarchique feront tout pour faire avorter toute perspective de démocratisation. Le consensus est nécessaire dans un second temps une fois que les acteurs représentant les forces vives s’accordent sur les règles du jeu démocratique qui doit permettre la libre compétition des projets de société.
* - Un des principaux enjeux de l’action pour le passage à la démocratie est la question de la responsabilité politique du roi. Le roi reste l’acteur disposant des pouvoirs les plus étendus. Dans le système politique marocain, on ne dispose pas des mécanismes institutionnels de responsabilité politique et de reddition des comptes du roi. Dans ce contexte, les acteurs démocratiques doivent mettre en cause la responsabilité politique du roi et demander sa reddition des comptes pour des décisions qui seront prises par la monarchie sur les dossiers les plus importants pour le Maroc. Les slogans du mouvement du 20 février ont déjà commence à aller plus loin lors des dernières manifestations en visant directement le roi.
* - Peut-on concevoir un passage à la démocratie en maintenant un “évitement” de la question de la responsabilité du roi ? Cette stratégie a été celle de la gauche gouvernementale depuis 1998, et a consisté à dire : “investissons les postes de responsabilité, élargissons le champ de pouvoir du gouvernement issu des urnes mais ne parlons pas de la question du pouvoir monarchique”. Or on sait que cette stratégie n’a pas donné de résultats, et si avancée il y a eu en la matière, même timide avec la nouvelle constitution, c’est parce que, à la faveur du contexte régional, elle a été remise au cœur du débat politique par la contestation du mouvement du 20 février dans l’espace public. Surtout, depuis 2002, aucune stratégie de démocratisation des institutions reposant sur le levier gouvernemental et institutionnel n’a été déclinée par les partis de gauche, et aucune tentative de transformer les pratiques institutionnelles n’a été développée.
* - Qu’est-ce qui inciterait aujourd’hui les partis proches des forces vives et se projetant dans une participation aux institutions, à faire de cette participation un levier de la démocratisation et de la transformation des pratiques institutionnelles ? C’est la survie politique et électorale qui inciterait ces partis à adopter cette strategie. Plusieurs partis se sont habitués à concevoir la politique uniquement comme une négociation avec le palais et ont négligé la responsabilité devant l’électorat et la société. Le recours aux notables durant les élections a accentué cet état de fait. Le changement proviendrait de l’émergence de nouveaux responsables porteurs de cette vision et de leur capacité à la faire partager au sein de leur parti. En parallèle à cela, la pression exercée par les mouvements contestataires dans l’espace public et l’émergence d’un nouvel électorat notamment des jeunes qui développeront de nouvelles pratiques de reddition des comptes aurait des effets transformateurs.
* - Bien que peu probable, il n’est pas impossible d’avoir demain un chef de gouvernement qui cherchera à imposer son leadership face au pouvoir royal dans une situation de crise où il sera amené à endosser la responsabilité politique et électorale des décisions royales. Cette situation permettrait d’avoir une pratique institutionnelle plus avancée. Dans une situation ou de contestations a répétition, et de détérioration des finances publiques répondant aux demandes sociales, le coût électoral et politique des contestations ne sera plus tolérable pour le parti ou la coalition au gouvernement. Dans ce cas, il n’est pas impossible que le chef de gouvernement refuse d’endosser la responsabilité politique des décisions prise par le Palais.
3. Face a la segmentation adoptée par l’Etat, les forces vives doivent etre en mesure d’imposer une dynamique d’alliances elargies. Ces alliances doivent transcender au moins deux types de clivages.
* - Le premier clivage relève du choix de participer ou non aux institutions. La mobilisation contestatrice dans l’espace public est indispensable car elle prend la place d’un mécanisme de contre-pouvoir citoyen face au pouvoir royal, aujourd’hui absent dans le système politique marocain. Toutefois, dans le contexte actuel, la contestation dans l’espace public ne peut aboutir à elle seule a la chute du pouvoir autoritaire, particulièrement si elle s’installe dans la durée. Cette contestation démocratique dans la rue et dans tous les espaces publics et les institutions est appelée à se généraliser. Malgré ses moments de reflux, la contestation visant le pouvoir monarchique constitue, à terme, un puissant moyen de le déstabiliser
* - On sait également que la stratégie de participation aux institutions parlementaires et gouvernementales ne peut suffire à elle seule à mettre fin au pouvoir autoritaire. Lorsque les partis présents au parlement et au gouvernement ne rendent pas de comptes aux forces vives de la société dans une situation ou les élections ne constituent pas encore un moment de mise en cause de la responsabilité politique des élus, ce sont des représentants de ces forces vives similaires au mouvement du 20 février qui peuvent instaurer une pression suffisante questionnant cette responsabilité. Un des enjeux est d’assurer un renouvellement des instances dirigeantes des partis politiques progressistes, notamment le Conseil National/ Comité Central qui doivent devenir de réels espaces de reddition des comptes au sein des partis concernant la strategie de démocratisation
* - Pour que la stratégie de démocratisation dispose des chances de réussir, un point de rencontre doit être établi entre d’une part les partis ayant fait le choix de la participation au parlement et au gouvernement, et d’autre part, les mouvements contestataires, notamment le mouvement du 20 février. A un moment donné, les acteurs participants aux institutions doivent prendre en charge les revendications des mouvements agissant en dehors des institutions sans dévoyer son contenu démocratique. C’est ce qui s’est passé en Tunisie dans le second temps de la révolution, et c’est cette relation permanente qui est essentielle tout le temps de la construction de la confiance démocratique après la chute du despotisme. Il est possible d’imaginer dans le cas du Maroc que cette relation entre mouvements contestataires et acteurs démocratiques se construise avant la chute du despotisme.
* - Le second type de clivage qui doit être dépassé est celui de la différence idéologique entre la gauche et le mouvement islamique (le PJD et Al ‘Adl wa Al Ihsane). Une alliance politique est aujourd’hui nécessaire entre la gauche et le mouvement islamique. Une telle alliance entre ces deux forces disposant d’un ancrage populaire réel serait fatale au pouvoir autoritaire. Il ne s’agit pas ici d’abolir les différences entre la gauche et le mouvement islamique ou de mettre fin aux divergences idéologiques, mais de construire une alliance politique permettant de mettre fin à l’autoritarisme. Dans un second temps, une fois les règles du jeu démocratique solidement établies, ces projets idéologiques seront en compétition pour gouverner et disposer du pouvoir réel dans le cadre de l’alternance et le respect de l’adversaire démocratique.
Et Maintenant ?
Par Younes Benmoumen
Parmi les choses intéressantes qui ont été dites durant l’université d’été de CAPDEMA, cette question qui m’a fait sans le vouloir tourner la tête vers la salle, pour y lire les visages. Je les imaginai aussi inquiets que je l’étais moi-même. Inquiets, non par l’audace du propos puisqu’il est attendu, mais par la réponse encore ouverte à cette question terrible.
L’un des intervenants de l’université d’été, le représentant de la Voie Démocratique (« Annahj Addimocrati ») l’a posé comme une chape de plomb sur la salle. « Le makhzen est-il dissociable de la monarchie ? »
Jamais cette question ne s’était présentée à moi d’une façon aussi percutante. Elle porte cependant en elle toute mon éthique réformiste : celle de croire qu’un régime politique féodal peut devenir démocratique, autrement que par la révolution ou la guerre.
Mais que faire alors si, année après année, pour quelques uns puis pour beaucoup, conscience est prise que la chose féodale préférerait encore mourir en entrainant le pays avec elle, plutôt que de devenir la chose publique ? Ne pouvant plus posséder le pays, le quittera-t-il en le sabordant, comme pour prouver qu’il était nécessaire ? Tous les lendemains qui chantent chanterons sans elle. Donc après elle, le déluge. Voila l’inquiétude du réformiste, qui est la certitude du révolutionnaire : que le makhzen ne soit pas dissociable de la monarchie.
Parce que je n’ai pas cette certitude, je réfléchis comme tant d’autres aux moyens d’une stratégie pour la démocratie.
Quelques jours avant un nouveau départ pour l’étranger, je veux essayer de formuler ici ce que m’ont inspiré ces quelques semaines passées au Maroc, les inquiétudes et les enthousiasmes qui leur ont servi de cadre, les rencontres et discussions qui ont fait avancé ma réflexion, et mon hommage à ceux qui en furent la cause heureuse.
I Lecture d’une situation politique.
Avant d’aller plus loin, il me parait nécessaire de préciser au moins une définition, et d’esquisser tout au plus une perception. Pour la première, ce que j’entends par « makhzen » : un système de normes et de modes d’actions porté par des hommes, dont la position est fonction de ces quelques variables : la loyauté, l’appartenance familiale ou clanique, et – innovation post-coloniale- la compétence technique. Cette variable-là est le petit résidu méritocratique d’un système féodal qui a permis à un Meziane Belfqih de Taourirt de bâtir un peu de ce « Maroc nouveau », ou à un Mohammed Moatassim de Settat d’en écrire la constitution.
Quant à cette perception, il faut admettre qu’elle est sombre. Mon souvenir le plus fort reste celui de ce qu’on appelle les baltagias. J’ai vu ces hordes hurlantes, l’écume des possédés aux lèvres, les yeux fous, portant indifféremment le drapeau, les insultes et les menaces. Et le déshonneur de les appeler « royalistes ». En un mot : j’ai vu un régime se prétendant au service du développement utiliser les tristes atours de son manque pour perpétuer son emprise. Triste, donc, et soucieux, l’un de ces dimanches.
Pourtant, je reste persuadé que la démocratie, cette chose que chacun définit à sa manière, est inéluctable dans une forme que, sans doute, personne n’imagine encore. De là mes deux seules et véritables sujets d’inquiétude.
Le premier est le chemin qui y mènera. Sera-t-il plus ou moins violent ? Mes perceptions de ces dernières semaines ne sont pas tout à fait apaisées. Pour cause, cette grande mascarade que l’on appelle réforme constitutionnelle, de son procédé à sa campagne. Mon lecteur connait les deux, qu’il se les remémore.
Avons-nous évité l’instabilité, ou n’est-elle que repoussée à plus tard ? Si les mêmes causes produisent les mêmes effets, alors les mêmes injustices provoqueront les mêmes colères, augmentées cette fois de déception. De nos jours, celle-ci capitalise très bien. Face aux forces auxiliaires, un peu abasourdi, j’ai entendu, hésité à m’y joindre, puis crié : « tgad oulla khoui l’blad ! » (1) . Aussi monarchiste que je puis être, mon soutien -qui est un contrat social- ne peut comme lui être inconditionnel. Combien considèrent que le contrat est déjà rompu (2) ? Et surtout, combien le croiront si dans les prochaines années (ou mois) nous restons politiquement misérables ? Derrière cette inconnue, il y a peut-être du sang.
La seconde inquiétude est le contenu de cette démocratie. Beaucoup se l’imaginent comme une tyrannie de la majorité, capable de vouloir tout et n’importe quoi, et de l’imposer à tout le monde. D’où une certaine réticence à la vouloir véritable. Au secours de cette réticence, il y a notre moitié analphabète. C’est sans doute la statistique la plus populaire du pays : « 50% d’analphabètes ! Et vous voulez de la démocratie avec ça ? ».
Pour ma part, n’ayant jamais fondé la garantie de droits inaliénables sur un prérequis scolaire, je ne traiterai pas cet argument ici (3) . D’ailleurs, au Maroc, la démocratie n’est pas encore de donner le pouvoir aux analphabètes, mais surtout de l’enlever des mains des corrompus. Mon sujet d’inquiétude est précisément le visage « trop vertueux » des prétendants. Un gouvernement plus démocratique du Maroc serait, à mon sens, forcément plus conservateur, si ce n’est tout simplement islamiste. Dès lors, l’enjeu ne consiste pas à l’éviter à tous prix, ce qui signifie perpétuer l’autoritarisme, mais à négocier les modalités de son accession. Avant de revenir plus longuement sur cette idée, arrêtons-nous sur ce qui l’inspire.
II « S’unir ou disparaitre. »
C’est un constat simple. Chez nous, la gauche est dans la merde (pardonnez le réalisme). La gouvernementale en a parfois l’odeur : l’USFP n’en finit pas de mourir, le PPS est aussi communiste que Reagan. La non-gouvernementale a la blancheur éclatante de l’immaculée-non-conception. S’attendent-ils à gagner le pouvoir sans s’y préparer ? Des traîtrises de 50 ans empêchent encore les ralliements d’aujourd’hui, et je me demande bien quand, cette gauche marocaine qui ne peut exister qu’en bloc, cessera de n’être rien d’autre qu’une vitrine pour notables, ou un prétexte à manifestation. Même les valeureux attristent : l’AMDH est une si belle machine, que lui manque-t-il pour occuper la place qui devrait être la sienne, c’est-à-dire dans le Parlement plutôt que devant (4) ?
Cette gauche là déserte les institutions au profit des notables, puis se plaint qu’elle soit si mal. Jamais dans l’Histoire de toutes les expériences de démocratie, l’élection par l’idéologie n’a devancée celle par la notabilité. En réalité, la notion de « parti politique » elle-même illustre ce fait. Les partis sont nés de la pensée socialiste : une base doctrinale, des militants et une discipline pour un objectif. Avant eux, il n’y avait précisément que des notables, qui n’ont été bousculé que par le militantisme, assis sur cette base doctrinale qu’a constitué le socialisme. L’erreur terrible que me semble faire la gauche dite radicale et de croire que la participation aux institutions est une faveur faite au makhzen. Ce faisant, elle lui en laisse le monopole, et les rend telles qu’elles sont aujourd’hui : peuplées de notables sans compétences et de technocrates sans idéaux.
III Le contrat social qu’il nous faut n’est pas qu’avec la monarchie.
Il y a donc des prétendants sérieux, qui ne sont pas de gauche, mais qui font mine d’accepter son alliance. Le PJD veut à tout prix goûter au pouvoir, et l’AWI montrer qu’elle n’est pas inquiétante. Soit. Sortons les questions qui fâchent.
La première d’entre elles est la question religieuse, intimement liée aux libertés fondamentales. Parlons franchement : nos islamistes dits modérés se réclament du modèle turc, sont-ils prêts à l’assumer véritablement ? Acceptent-ils des règles d’héritage égalitaire entre les sexes ? Les règles du mariage interreligieux sont profondément injustes aujourd’hui (5), et conduisent à de véritables impasses juridiques. Acceptent-ils de les changer au nom de la raison, plutôt que de les conserver au nom de l’Islam ? C’est aussi cela, la liberté de conscience.
Prenons les cas extrêmes, ceux qui fâchent, pour saisir ce qui nous séparent d’eux :
A Istanbul, on boit de l’alcool en plein ramadan et en pleine rue. Les prostitués ont leurs quartiers protégés par la police. L’homosexualité y a bien été dépénalisée, comme en Jordanie. Tout cela ne signifie en rien l’assentiment muet de la population : changer de quartier à Istanbul et boire un verre d’eau dans la rue, c’est mettre en danger sa vie. La prostitution n’y est pas moins mal vu qu’ailleurs, mais elle est vu sans hypocrisie. Toute la différence est cette cohérence des principes proclamés et des lois appliquées. Cohérence qui manque cruellement chez nous, et qui fait de la loi une variable plutôt qu’une norme.
En bref, aussi conservateur que puisse être l’AKP, ce parti a accepté ces règles du jeu, et ne semble pas remettre en question le legs kémaliste, qui est une conception particulière de la laïcité (6) . Celle-ci a été autoritaire, et fut par moments clairement antireligieuse. Ce qui n’empêche pas le « modèle turc » de beaucoup ressembler au nôtre, dans les faits. Voyons si cette description ne nous rappelle pas, nous Marocains, une institution très familière :
« La « Diyanet Isleri Baskanligi » (Direction des affaires religieuses) constitue aujourd’hui l’une des plus grandes institutions du pays, finançant et administrant les 78 000 mosquées et les 5 000 écoles coraniques de l’État. Elle définit et diffuse à toutes les mosquées du pays les prêches du vendredi, traduit les écritures religieuses, et rédige des avis juridiques (fatwas). En 2006, la Diyanet salariait près de 80 000 personnes, dont une majorité d’imams et de professeurs de théologie. Les employés de la Diyanet sont pour la plupart des fonctionnaires d’État tenus au respect des principes laïcs de la République. Le budget de la Direction des affaires religieuses s’élevait en 2006 à 1,3 milliard de livres turques (YTL), soit environ 700 millions d’euros (7). Elle est dirigée par un professeur en théologie nommé par le Premier ministre et placé sous l’autorité de ce dernier. »(8)
Pourtant, la très renommée laïcité turque est inscrite dans la constitution depuis 1937. Sans prétendre à ce que ce compromis institutionnel soit reproductible chez nous, j’entendais montrer par là à quel point la reconnaissance d’un principe, la liberté, ne se fait pas au détriment de la religion.
Si, comme le pense Youssef Belal (9) , il faut une alliance entre la gauche et les islamistes, alors je ne peux envisager qu’elle se fasse autrement que sur une définition claire de la liberté de penser, de croire et de vivre selon la règle que l’on s’est soi-même prescrite, et qui n’est pas celle de Maghraoui, Zemzemi ou de n’importe quel maître à penser la religion.
Mais pour y parvenir, encore faudrait-il que la gauche ait quelque chose d’autre à offrir que son dernier souffle. Ce qui me donne envie de dire à nos amis de cette gauche dite radicale de mettre un peu de Jaurès dans leur Marx. Puisque ce n’est pas ce grand soir là qui semble se profiler, donnez sa chance à ce qui pourrait être une forme de gouvernement garantissant des droits et libertés, une égalité juridique et une justice sociale qu’il faut construire. En un mot, « ne vous interdisez aucun moyen, même légal, de parvenir à vos fins » (10) . Celles-ci peuvent différer de celles de vos alliés de circonstances, mais aux vues des dangers qui menacent, refuser leur alliance, c’est faire la politique du pire.
Conclusion
Voila donc où nous en sommes : les forces capables d’imposer la réforme existent, mais elles sont éparses et segmentées. La stratégie du makhzen a été jusqu’à maintenant d’empêcher à tous prix leur rencontre par l’octroi de prébendes localisées et par une prise de vitesse dans la réforme de façade.
Pourtant, ces forces là peuvent encore s’assembler, à condition pour la gauche de trouver une plateforme commune pour faire front, et négocier avec les islamo-conservateurs le cadre légale de l’exercice du pouvoir démocratique. Trop longtemps, la fédération des refus qu’été le mouvement du 20 février s’est focalisée sur ce « grand méchant loup » qu’est le makhzen. La condition pour que ce mouvement devienne quelque chose serait maintenant « qu’il se connaisse lui-même ».
Telle que l’information a circulée sur le 20 février, dans la presse nationale et surtout dans les médias publics, il ne me semble avoir mobilisé que ceux dont la sensibilité était déjà amorcée. En un mot : il a d’avantage révélé que convaincu. Ses erreurs de communication expliquent que des mois après le 20 février, beaucoup de Marocains soient encore incapables d’expliquer « ce que veulent ces jeunes ».
Or, si plus d’une centaine de villes ont pu connaitre des manifestations d’ampleur variables, alors dans toutes ces villes, certaines sensibilités et certains réseaux existent de concert. C’est une bonne nouvelle. Il faut les dessiner et les préciser pour en faire quelque chose. L’élément numérique n’est pas le plus important, ce qui l’est, c’est de cerner le type de personnes mobilisées. Quelles tranches d’âges ? Professions intermédiaires ? Libérales ? Supérieures ? Des mineurs et des employés ? Des chômeurs et des diplômés, dans quelles villes ?
L’enjeu est important, il est celui de l’assise sociale du mouvement. Le cerner au mieux revient à conquérir les segments les plus proches. Et cette mobilisation peut constituer le carburant de la négociation avec le régime, à condition, encore une fois, que la gauche unie puisse peser quelque chose face à des conservateurs qui semblent l’être de fait.
Sans cela, que reste-t-il de lisible ? Pour l’ombre qui nous gouverne comme pour nous : un grand brouillard dont la visibilité n’est même pas celle d’un business plan.
Du réformisme désarmé
Par Abdellatif Zeroual
Dans la postface de 1873 du livre I de son ouvrage monumental le Capital, Marx avait écrit que la dialectique dans sa « configuration rationnelle » c’est-à-dire matérialiste (opposée à sa forme hégélienne mythifiée) est « un scandale et une abomination pour les bourgeois et leurs porte-doctrinaires, parce que dans l’intelligence positive de l’état de choses existant elle inclut du même coup l’intelligence de sa négation, de sa destruction nécessaire, parce qu’elle saisit toute forme faite dans le flux du mouvement et donc aussi sous son aspect périssable, parce que rien ne peut lui en imposer, parce qu’elle est, dans son essence, critique et révolutionnaire. »
De par ses implications dans l’analyse et la pratique politiques, la dialectique matérialiste dérange à la fois les défenseurs de l’ordre établi et les réformistes. Elle les offense cruellement et heurte leur certitude et leur « éthique réformiste ». L’article de Younes Benmoumen, publié à la version française du site Lakom[11], est un merveilleux exemple de la manière outrageuse avec laquelle se présente la dialectique au sens commun réformiste. Commentant mes propos à l’université d’été de Capdema (une association d’étudiants démocrates marocains en France dont il est le président), il écrit : « Parmi les choses intéressantes qui ont été dites durant l’université d’été de CAPDEMA, cette question qui m’a fait sans le vouloir tourner la tête vers la salle, pour y lire les visages. Je les imaginai aussi inquiets que je l’étais moi-même. Inquiets, non par l’audace du propos puisqu’il est attendu, mais par la réponse encore ouverte à cette question terrible. L’un des intervenants de l’université d’été, le représentant de la Voie Démocratique (« Annahj Addimocrati ») l’a posé comme une chape de plomb sur la salle. « Le makhzen est-il dissociable de la monarchie ? ». Jamais cette question ne s’était présentée à moi d’une façon aussi percutante. Elle porte cependant en elle toute mon éthique réformiste : celle de croire qu’un régime politique féodal peut devenir démocratique, autrement que par la révolution ou la guerre. » Incapable d’analyser le concret comme « une totalité riche en déterminations et en relations » (Marx) traversée et mue par ses contradictions, le sens commun réformiste sombre dans un évolutionnisme plat fondé sur la dénégation de la rupture comme élément important dans l’histoire de l’Humanité. Ainsi, le refus de penser le réel d’une manière systémique et dialectique pousse notre cher Younes (pour parer à son inquiétude compréhensible) d’une part à isoler artificiellement ses éléments et d’autre part à les couper de ses conditionnements socio-économiques. Pour rendre mes propos plus concrets, je situerais mes critiques à deux niveaux :
– Premièrement, la monarchie n’est pas isolable du Makhzen ni aujourd’hui ni demain. En effet, c’est ce système qui lui permet d’exercer son pouvoir. Et en retour, elle en est le ciment sans lequel il ne deviendra qu’un ensemble désarticulé de réseaux d’intérêts et d’influence. Elle joue non seulement le rôle d’arbitrage et de régulation du système, mais aussi de faire émerger (par-delà des conflits d’intérêts) les orientations globales nécessaires à son fonctionnement normal.
– Deuxièmement, le makhzen n’est pas seulement « un système de normes et de modes d’actions porté par des hommes » comme l’entend notre cher Younes. Une définition qui tend d’ailleurs à le réduire à un « code de conduite » ou à une culture sans matérialité ni enracinement social. Au-delà du symbolique, le makhzen est avant tout un appareil de coercition, de pillage et d’hégémonie (au sens gramscien) au service d’intérêts de classe déterminés. Couper le makhzen de sa base de classe est une attitude typique des réformistes qui pensent que la dictature des classes dominantes au Maroc rentières et rétrogrades (alliés du capital international) peut prendre la forme d’une démocratie libérale. Détrompez vous mes chers démocrates réformistes, le makhzen est la forme politique de domination non pas de la seule famille régnante mais de tout le bloc de classe dominant.
Ces deux remarques impliquent que la démocratie au Maroc ne peut être instaurée sans la destruction de la dictature des classes dominantes au Maroc et de sa base économique et sociale. Briser le makhzen nécessitera donc une révolution non seulement politique mais aussi sociale (avec une réforme agraire, des nationalisations…)[12]. Du coup le contenu de classe de la démocratie nécessaire au Maroc est différent de celui pour lequel luttent les réformistes. Nous avons besoin d’une démocratie qui préserve les acquis du libéralisme politique (multipartisme, libertés fondamentales, droits humains…) tout en le dépassant (en développant des formes de démocratie participative et direct), une démocratie qui ne s’arrête pas à la porte de l’entreprise, une démocratie qui soit vraiment le pouvoir du peuple, une démocratie authentiquement populaire. Seule cette démocratie sera « une forme de gouvernement garantissant des droits et libertés, une égalité juridique et une justice sociale » comme l’appelle de ses vœux notre cher Younes. Au Maroc, nous n’avons pas beaucoup d’alternatives au Makhzen, soit la barbarie (une dictature fasciste ou fascisante) ou la démocratie populaire (au sens vrai du terme et non au sens des dictatures qui ont fleuri sous ce nom en Europe de l’Est et dans le tiers monde) sur la voie du socialisme. Pour paraphraser Rosa Luxembourg (socialisme ou barbarie) le mot d’ordre de l’heure est « démocratie populaire ou barbarie ».
Désarmé ainsi intellectuellement et politiquement (avec l’absence d’une force réformiste hégémonique dans le mouvement de masse comme l’était avant l’USFP), le réformisme ne peut que sombrer dans l’impasse. Il interpelle l’héritage de Jaurès sans assumer son engagement laïc et anticlérical, réclame l’unité de la gauche sans déterminer son contenu, appelle à faire front avec les islamistes sans en expliciter les conditions, s’interroge sur la base sociale du mouvement du 20 février sans donner de réponse. Il ne conçoit aucune solution à l’extérieur des institutions de l’ordre établi ce qui le pousse (devant la dureté du régime) à sombrer plus dans l’impasse. Une impasse qui trouve son summum dans l’essai de reformulation d’une stratégie de lutte. L’article de Youssef Belal publié dans le même site[13] nous en donne l’exemple. Belal fait un pas en avant en affirmant qu’« il ne peut y avoir de transition démocratique que dans la rupture et la crise. Une chute de l’autoritarisme dans le consensus est une illusion. » Mais juste après il fait un autre pas mais cette fois en arrière en appelant à « faire de la participation aux institutions un levier de la démocratisation et de la transformation des pratiques institutionnelles. » En cela, il s’appuie sur une hypothèse invraisemblable (sans fondement dans la réalité) celle « d’avoir demain un chef de gouvernement qui cherchera à imposer son leadership face au pouvoir royal dans une situation de crise où il sera amené à endosser la responsabilité politique et électorale des décisions royales. » Belal nous propose de dépasser le clivage qui « relève du choix de participer ou non aux institutions » en construisant un point de rencontre « entre d’une part les partis ayant fait le choix de la participation au parlement et au gouvernement, et d’autre part, les mouvements contestataires, notamment le mouvement du 20 février. » Il ne nous éclaire nullement sur la manière d’articuler les deux parties et sur quelle base programmatique. Il fait fi du changement profond de la structure de ces partis qui au-delà du fait qu’ils « se sont habitués à concevoir la politique uniquement comme une négociation avec le palais », sont devenus partie prenante du système makhzénien, leur direction faisant maintenant partie du bloc de classe dominant. L’expérience historique nous a montré jusqu’à maintenant comment une dictature peut tomber : par la lutte consciente des masses dans la rue et non à travers les institutions. La chute des régimes de Suharto, Somoza, Duvalier, Marcos, Benali, Moubarak sont, entre autres exemples, est représentatif de la puissance des peuples quand ils décident d’en découdre avec la tyrannie. De même au Maroc, aucune solution à l’intérieur des institutions de l’ordre établi n’est envisageable. Le makhzen n’est pas réformable. Il est donc impératif aujourd’hui d’enraciner le mouvement du 20 février dans les masses populaires (la seule force démocratique conséquente), d’articuler la lutte pour la démocratie à lutte pour la dignité contre les politiques néolibérales et les ravages du capitalisme dépendant, de radicaliser les formes de lutte (les chômeurs des villes phosphatées nous donnent l’exemple : l’occupation des rails et la paralysie du transport du phosphate ont un coût économique considérable pour le makhzen) pour aller jusqu’à la grève générale, d’engager la base sociale de la gauche (étudiants, chômeurs, travailleurs, femmes) dans le combat et construire les noyaux du pouvoir populaire de demain qui seul pourra convoquer l’assemblée constituante nécessaire à l’élaboration d’une constitution instaurant la démocratie politique, économique et sociale dans ce pays. Une démocratie que le peuple marocain appelle de ses vœux et pour laquelle plusieurs de ses fils et filles sont tombés. Soyons donc à la hauteur de ses sacrifices.
(1) « Corrige-toi ou casse-toi ! »
(2) Le texte d’Ahmed Benseddik est, à cet égard, poignant. http://eplume.wordpress.com/2011/07/26/lettre-de-ahmed-benseddik-au-roi-mohammed-vi/
(3) Oh et puis pourquoi pas. Mais alors vite. De quoi s’agit-il ? De deux choses. 1) De garantir des droits. L’homme, analphabète ou non, en a d’inaliénables. L’oppression, la corruption du gouvernement, le vol, n’en sont pas moins des crimes si pratiqués sur des analphabètes. 2) De permettre l’exercice du pouvoir. Le propre de la démocratie représentative est de le confier à des élites politiques, lesquelles circulent entre pouvoir, opposition et marges. Dans cette perspective, refuser la démocratie au motif que la moitié du peuple est analphabète revient à dire : « Je ne peux pas conduire parce que ma femme est aveugle. » Une sottise, donc.
(4) Cette critique ne vaut en rien pour le rôle salutaire que joue cette organisation. Elle est plutôt un regret que ce rôle ne soit pas plus grand.
(5) Par exemple, un mariage entre un marocain et une chrétienne est reconnu ici, entre une Marocaine et un chrétien, non. En cas de décès du conjoint marocain, ses enfants ne peuvent hériter. Je rends hommage à Maitre Abderrahim Berrada de me l’avoir exprimé avec tant de vigueur.
(6) Cette question est en réalité difficile, mais ce n’est pas le lieu pour la traiter.
(7) Pour mémoire, le budget de fonctionnement et d’investissement du Ministère des Habous et des affaires islamiques au titre de l’exercice budgétaire 2010 (sans compter les engagements de 2011) s’établit à 2,09 milliards de dirhams, soit environ 185 millions d’euros.
(8) Karakas, Cemal, « La laïcité turque peut-elle être un modèle ? » in I.F.R.I. | Politique étrangère 2007/3 – Automne
(9) http://fr.lakome.com/opinion/62-chroniques-dopinion/569-youssef-belal.html
(10) Je suis presque sûr d’avoir pompé cette idée chez un auteur, mais je suis bien incapable de retrouver lequel.
[11] http://fr.lakome.com/opinion/62-chroniques-dopinion/589-younes-benmoumen.html
[12] C’est tout l’enjeu aussi en Tunisie et en Egypte
[13] http://fr.lakome.com/opinion/62-chroniques-dopinion/569-youssef-belal.htmlement-du-20-fevrier/