MAROC : VOTER OU DEVENIR INGOUVERNABLES ?
Il est nécessaire de discuter l’argumentation de la participation qui sous-tend le choix de la Fédération de la Gauche Démocratique (FGD). Le premier élément avancé est que le refus de participer revient à laisser la place aux corrompus et aux forces réactionnaires ou/et obscurantistes. Autrement dit, avoir une présence parlementaire permettrait de porter les aspirations sociales et démocratiques de la majorité et de faire opposition aux ennemis du progrès, de la liberté et de la justice sociale. Le parlement dans cette optique est un terrain de lutte et les élections un moment du combat démocratique. Cet argument laisse songeur.
Au Maroc, le contexte est celui d’un despotisme sans transition démocratique même si les formes de l’autoritarisme ont partiellement changé en surface. Dans l’architecture du makhzen, les partis institutionnels ne sont pas l’expression politique d’intérêts sociaux divergents dont l’objectif serait la conquête ou le partage du pouvoir. Les partis sont confinés à des fonctions secondaires de sélection des élites qui vont participer, en position subordonnées, à la gestion des affaires communes. Cela ne signifie pas que tous les partis sont nécessairement le produit du palais, mais l’exécutif a imposé des bornes et des limites aux forces de l’opposition : respect des équilibres macroéconomiques, ministères de souveraineté, autonomie de l’administration territoriale et des corps non élus, respect du monopole politique du trône. Une telle conception ne reconnaît aucun statut aux partis d’opposition. Toute la classe politique est engluée dans les mécanismes de cooptation affairiste et du clientélisme d’état. Les conflits tout comme les alliances éphémères, réversibles ou durables font parties de la farce démocratique où se nouent des intérêts clientélistes d’envergure, mais certainement pas, des options structurées autonomes. Ils sont façonnées par le même moule quel que soit le « style » et les « discours » qui leur donnent l’apparence d’être différents. Les enfants du sérail ou les reconvertis défendent le même cadre institutionnel et les mêmes choix en terme de politiques sociales et économiques.
Quelle que soit la réécriture formelle de la constitution en 2011, le parlement ne dispose pas de moyens d’évaluation des politiques publiques et ne participe pas réellement au débat budgétaire ni aux débats stratégiques. Ses compétences sont réduites au minimum, vidés de toute portée exécutive par l’ « indépendance » des walis et la multiplication d’instances technocratiques extra parlementaires (commission, fondations, agences, hauts commissariats, associations.) Sans parler du vrai gouvernement ramassé autour du cabinet royal qui court-circuite toute représentation parlementaire. Celle-ci est en réalité une chambre d’enregistrement. Dans ces conditions, en quoi il peut être utile au combat démocratique ou permettre la défense des intérêts populaires ?
Peut-on à la fois insister sur les règles faussées du jeu électoral, l’usage persistant de la fraude, l’absence de réformes significatives qui permettraient de « réhabiliter » le parlement et le gouvernement, l’inégalité de traitement des candidats sur le plan médiatique, le découpage arbitraire des circonscriptions électorales, le jeu occulte de l’argent et des financements, l’exclusion maintenue de millions de personnes des listes électorales, l’absence de supervision indépendante, les pressions directes ou indirectes des agents d’autorité etc. Et hurler aux loups quand la gauche est structurellement maintenue à la marge, en raison même des règles établies ?
Les élections, dans un contexte où ceux qui ont le pouvoir ne sont pas élus et ceux qui sont élus n’ont pas de pouvoir, revient à une simple moyen pour la monarchie exécutive de relégitimer son hégémonie et une simple technique d’intégration/renouvellement des élites politiques à son service.
La FGD une troisième option ?
L’ensemble des objectifs proclamés par la FGD ne constituent même pas le socle minimum pour contrecarrer l’offensive des classes dominantes sur le terrain social, sécuritaire et économique. En dehors des bonnes intentions et de concept généraux tels celui de rente, il n’y a, dans le « programme électoral » du FGD [1], aucune mesure concrète permettant de remettre en cause la détention privée et maffieuse des patrimoines, capitaux et ressources. On ne sait à aucun moment comment les droits défendus peuvent être concrètement réalisés contre la volonté des classes prédatrices locales. Simplement par une forte présence parlementaire ? L’exigence d’une refonte radicale des institutions despotiques n’est quasiment pas abordée dans la campagne menée sur le terrain. Et surtout, il n’y pas une volonté assumée de construire, y compris pendant les élections, un rapport de force social et politique, en dehors des institutions….Devant la forteresse makhzenienne, le programme du FGD accouche d’une souris et laisse entendre que le changement est possible uniquement par …urnes. Votez pour nous et le changement aura lieu ? (leur slogan de campagne étant : معنا؛ مغرب آخر ممكن)
Un autre argument avancé est qu’il faut dialoguer « avec les masses » pour dépasser leur « conscience retardataire ». Ces classes populaires qui en raison d’une longue expérience historique, savent que :
– Les partis, leurs élus, n’ont pas d’autre ambition que d’intégrer des postes pour appliquer une politique antipopulaire et s’enrichir.
– Tous prennent leur ordre d’ailleurs et n’expriment aucun projet autonome : c’est le roi et lui seul qui décide
– Tous n’apparaissent et ne s’intéressent aux citoyens qu’au moment des élections en les considérant comme un marché où les voix peuvent s’acheter à coup de promesses ou d’argent.
Voudrait-on les convaincre du contraire ? Et n’est-ce pas cultiver une conscience retardataire que de cultiver l’illusion que le changement est possible par le biais des élections ? Qu’il existe dans le parlement des leviers pour peser dans le sens des intérêts des classes populaires ?
Si les camarades veulent participer aux élections mais être cohérents avec leur discours, ils devraient expliquer les conditions sociales, politiques et économiques et expliciter leur stratégie pour que la monarchie règne et ne gouverne pas. Ou si l’on veut tracer un programme politique et définir les tactiques pour dessaisir la monarchie de sa capacité à gouverner, comme condition première d’une transition démocratique et de la construction d’institutions permettant le changement. Et ne pas se contenter de critiquer le PAM et le PJD ou leurs dirigeants comme l’arbre qui cache la forêt.
Participer sans défendre un programme de rupture, sans appel au peuple à « renverser la table » autrement que par les élections, en jouant sur le simple espoir d’un vote sanction et d’une bonne politique de communication ne relève pas du réalisme politique mais de l’impuissance et de la résignation politique.
Alors faut-il boycotter ?
Et la position du boycott est-elle suffisante ? Sans doute non, mais il faut commencer par cela. Et en cela nous pouvons être en accord avec d’autres expressions de la gauche radicale et notamment avec les camarades de de la Voie Démocratique [2]. Mais ensuite se posent deux séries de questions :
– Ce n’est un secret pour personne qu’une large majorité populaire boycotte les élections sans même une consigne venue de tel parti ou telle organisation. A cette échelle, les motivations sont nécessairement hétérogènes : indifférence, dépolitisation ou au contraire refus instinctif ou conscient. Il n’y a pas une seule signification politique au boycott et celui-là ne suffit pas à définir le contenu du refus exprimé.
L’enjeu pour la gauche radicale est dès lors non pas seulement d’appeler au boycott en raison de l’absence de garantie démocratiques élémentaires ou en raison du refus de légitimer le jeu politique officiel, mais aussi de défendre une perspective alternative pendant (et après) les élections. En d’autres termes, de mener une autre campagne et d’inciter à une autre forme d’action et de participation politique non électorale. Il ne s’agit pas seulement d’affirmer que nous boycottons parce que nous sommes contre mais aussi nous boycottons parce que nous voulons autre choseen disant : « voici l’alternative que nous proposons ». Il nous semble nécessaire d’avancer une série de revendications telles que :
– « Nous voulons des élections libres et réellement démocratiques » et pour cela, une assemblée constituante souveraine qui donne des garanties à ce que le pouvoir et la richesse appartiennent au peuple et puisse élire en toute liberté et connaissance de cause ses représentants.
– Nous ne voulons pas un parlement des corrompus et des beni oui oui mais un parlement sous contrôle populaire où les députés n’ont aucun privilège matériel, ne cumulent pas les mandats, peuvent être révocables à tout moment, dont le salaire moyen correspond à celui de la majorité. Un parlement représentatif des salariés, des chômeurs, des mouvements sociaux, reconnaissant l’égalité des hommes et des femmes, luttant contre toute forme de discrimination culturelle et linguistique.
– Nous voulons un gouvernement issue de nos mobilisation qui soit aussi fidèle à nos intérêts que les gouvernements de sa majesté l’est aux corrompus et prédateurs. Un gouvernement qui s’attaque au règne de la matraque et met fin aux politiques d’austérité, un gouvernement dont la priorité est la satisfaction des besoins et droits sociaux, des libertés collectives et individuelles, de la dignité pour tous et toutes.
– Nous voulons une démocratie qui ne se résume pas à de fausses élections mais où les classes populaires décident et contrôlent tout ce qui détermine leur quotidien et leur avenir. Une démocratie globale fondée sur la propriété sociale ; l’autogestion généralisée, le multipartisme réel, les conseils populaires dans les quartiers, les écoles, les lieux de travail et à la campagne. Une démocratie où le pouvoir de ceux d’en bas s’exercent à tous les niveaux. »
– Nous n’obtiendrons pas cela par les élections. La seule solution possible est un large mouvement populaire qui permette au peuple d’imposer son existence et sa légitimité politique. Un mouvement qui serait un tsunami social et démocratique pour tout le système. Un mouvement qui ferait converger toutes les aspirations sociales et démocratiques et les résistances populaires. Mais dans le cadre de ces élections, nous disons que la seule solution conforme à cet objectif est la lutte pour organiser d’une manière active et collective la défiance politique contre le pouvoir.
Le boycott accompagné d’une bataille sur des mots d’ordre politique alternatifs posant la question du pouvoir nous parait le plus approprié.
Nous ne pouvons pas nous contenter de mesurer le niveau de participation pour mesurer la légitimité ou non de ceux d’en haut. En lui-même, le boycott n’est pas porteur d’une alternative politique et d’une dynamique collective et le régime peut très bien gérer cette situation. Nous devons transformer la défiance en une volonté de lutte politique. Une large part de la difficulté à créer un rapport de force tient à l’absence de perspectives politiques crédibles qui permettrait de cimenter les résistances aujourd’hui dispersées. La nécessite d’affirmer en positif des mots d’ordre abordant la question du pouvoir au cœur d’une campagne pour le boycott permettrait de surmonter les aspects négatifs d’une non-participation passive, d’élargir les raisons conscientes du refus électoral, de l’élargir même, et de tracer une ligne de démarcation progressiste par rapport à ceux qui boycottent pour d’autres raisons (cas des islamistes d’Al Adl wal Ihssane [3]).
Et en même temps, nous disons à ceux qui souhaitent malgré tout aller voter en pensant que les urnes peuvent être un moyen de protestation de voter blanc. C’est le seul vote qui puisse exprimer un refus des listes de la façade démocratique. En 2011 cela représentait 19% et près d’un million d’électeurs. Un vote blanc n’a pas moins de signification politique que le boycott. A une certaine échelle il est tout aussi décrédibilisant pour le pouvoir qu’un faible niveau de participation et les deux cumulés manifestent un rejet ou au moins une défiance réelle.
Quel que soit le choix fait par les uns ou les autres, nous pensons qu’un message commun doit se faire entendre : qu’ils s’en aillent tous ! Nous ne voulons plus être gouvernés par eux !
LOTFI CHAWQUI