Présentation
Hocine Belalloufi se dit très surpris de lire dans mon article récent sur la laïcité : « Nous sommes confrontés à des ennemis multiples : impérialismes, xénophobes et racistes de toutes communautés, extrêmes droites nationalistes ou religieuses de toutes contrées, classes possédantes de tous pays, théocraties et dictatures profanes, j’en passe et des meilleurs. Nous sommes anti-impérialistes (avec une mention spéciale contre l’impérialisme français). Mais il faut ici se défier comme de la peste de la logique de « l’ennemi principal » qui ne voudrait s’opposer qu’à l’un de ces ennemis, car elle conduit immanquablement à hiérarchiser les combats et les solidarités, à se porter en défense de certaines victimes et à en oublier volontairement d’autres. Elle accentue ce faisant les divisions entre exploité.e.s et entre opprimé.e.s alors que notre rôle est de les réduire. »
Pour ma part, j’ai été très surpris de recevoir une critique de mon article qui ne disait mot de ce dont il traitait : la laïcité à l’heure de la crise capitaliste.
Hocine Belalloufi aborde des débats importants, qui ont en particulier fait fureur dans les années 1960-1970 autour de la révolution chinoise. Cependant, dans l’article incriminé, je n’ai pas eu la prétention d’écrire un traité général sur la notion d’ennemi principale et je n’ai aucunement abordé la question des conflits politici-militaires et des situations comme la Chine des années 20-40 (ou le Liban d’aujourd’hui).
Belalloufi cite à l’appui de son argumentation mes propres analyses de la révoltution chinoise. Je ne renie pas ce que j’ai écrit sur cette question ! Simplement, j’abordais d’autres enjeux.
De façon prémonitoire (?), j’avais noté dans un précédent texte qu’il y a « plus d’une façon de comprendre ce qu’implique cette notion d’ennemi principal » [2]. Dans le cadre des débats en cours au sein du NPA, mes récentes contributions concernent deux problèmes spécifiques :
– La tentation d’un alignement « campiste » derrière un mouvement politiquement et socialement réactionnaire comme les talibans au nom de la lutte contre l’impérialisme occidental.
– Face à des oppressions multiples, la tentation de cibler exclusivement une « oppression principale » au point de ne plus défendre les victimes d’autres oppressions, voire même de nier leur existence.
Dans l’échange de courriel qui a suivit l’envoi de sa contribution, Hocine Belalloufi note que ce qui l’a fait réagir, c’est qu’il jugeait que j’avais utilisé dans mon article sur la laïcité « une formulation trop générale et risquait, à ce titre, d’être prise pour un rejet total et permanent de la nécessité d’une hiérarchisation des ennemis. » et que s’il l’avait comprise ainsi, « d’autres lecteurs ont pu en faire de même ». D’où sa volonté de clarification face à « un passage » de mon article qui lui semblait « en opposition avec [ma propre] analyse de l’expérience de la révolution chinoise », précisant qu’il « partage par ailleurs tout à fait [mon] souci, dans les combats aujourd’hui, de ne pas oublier les victimes de certaines oppressions au nom du principe de l’ennemi principal. ».
Je comprend que le passage incriminé ait pu faire réagir Hocine Belalloufi. Le malentendu initial clarifié, sa contribution nourrit donc une réflexion stratégique sur les enseignements des révolutions passées (chinoise) et présentes (népalaise) – dont l’une des principales mesures, soit dit en passant, fut de rompre avec l’Etat hindouiste au nom de la laïcité... – et quelques autres échéances politiques.
Face à des ennemis multiples, il est légitime de se demander comment les combattre efficacement. J’avais moi-même pointé le problème, dans des « notes » écrites à la mi-août, en distinguant dans le cadre du débat concerné la logique de « l’ennemi principal » du problème politique du « danger principal » : « Autant le débat sur l’ « ennemi principal » est simple – c’est une logique qui conduit droit à l’impasse –, autant la question du « danger principal » est plus concrètement politique. » [3]
L’objet de cette présentation n’est pas de discuter les analyses spécifiques de Hocine Belalloufi, les exemples passés ou présent dont il traite ou les choix politico-tactiques évoqués, simplement de clarifier le cadre du débat.
Pierre Rousset
A propos d’ennemi principal
Dans un article intitulé « Laïcité et solidarités à l’heure de la crise capitaliste », article paru dans le n° 12 de Tout est à nous la revue, Pierre Rousset écrit, « en guise de conclusion partielle » : « Nous sommes confrontés à des ennemis multiples : impérialismes, xénophobes et racistes de toutes communautés, extrêmes droites nationalistes ou religieuses de toutes contrées, classes possédantes de tous pays, théocraties et dictatures profanes, j’en passe et des meilleurs. Nous sommes anti-impérialistes (avec une mention spéciale contre l’impérialisme français). Mais il faut ici se défier comme de la peste de la logique de « l’ennemi principal » qui ne voudrait s’opposer qu’à l’un de ces ennemis, car elle conduit immanquablement à hiérarchiser les combats et les solidarités, à se porter en défense de certaines victimes et à en oublier volontairement d’autres. Elle accentue ce faisant les divisions entre exploité.e.s et entre opprimé.e.s alors que notre rôle est de les réduire. »
A la lecture de ce paragraphe, j’avoue avoir été très étonné par la manière, à mon sens très lapidaire pour ne pas dire franchement caricaturale, dont Pierre Rousset présente « la logique de « l’ennemi principal’’ ». J’admets également éprouver quelque difficulté à saisir la raison objective de sa véhémence à l’égard de cette « logique de »l’ennemi principal’’ » qu’il semble critiquer et rejeter, non dans son application particulière à tel ou tel contexte historique ou local, mais dans son principe même, c’est-à-dire partout et toujours.
Hiérarchiser ses ennemis n’implique pas de n’en combattre qu’un
Pierre Rousset commence par proclamer que « la logique de "l’ennemi principal’’ » ne s’oppose « qu’à l’un de ces ennemis ». Cette affirmation n’est pas juste. Déclarer qu’un ennemi est principal n’implique pas que l’on cesse immanquablement de combattre les autres ennemis, qualifiés de secondaires.
Prenons pour nous en convaincre un exemple classique, celui de la révolution chinoise de la première partie du XXe siècle. Voilà ce qu’écrit quelqu’un qui connaît très bien cette expérience : « Le Guomindang ayant fait le vide politique, le conflit sino-japonais s’est mené à trois : l’armée nippone, les forces du Généralissime Chiang Kai-shek et le Parti communiste. Le GMD et le PCC ont bien formé en 1937 un Front uni antijaponais, mais cette fragile alliance n’a pas mis un terme au conflit de classes qui les opposait.
Deux guerres se sont mené simultanément et recoupées de 1937 à 1945 : une guerre de défense nationale contre l’invasion nippone et la poursuite de la guerre civile entre forces révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Ni Chiang ni Mao ne sont dupes de l’alliance qu’ils ont nouée contre Tokyo. Tous deux savent que la question du pouvoir se posera en Chine dès le lendemain de la défaite japonaise. Ainsi, en pleine période de « front uni », de violents combats opposent parfois les « blancs » aux « rouges ». En janvier 1941, l’« Incident du Sud Anhui » montre jusqu’où cet antagonisme peut mener : une colonne communiste forte de 9.000 soldats est décimée par le Guomindang. Victoire militaire, la bataille du Sud Anhui coûte politiquement très cher à Chiang Kai-shek : au vu de l’opinion publique, il a massacré des combattants nationalistes montant au front contre l’occupant nippon !
Chiang Kai-shek a une conception de la résistance antijaponaise très rationnelle par rapport à ce que l’on doit bien appeler son « point de vue de classe ». Il veut préserver au maximum ses forces militaires et affaiblir celles du PCC pour se retrouver en position favorable quand la défaite nippone laisserait les deux armées chinoises face à face. Il utilise à cette fin l’immensité du territoire chinois, reculant progressivement devant l’avancée des troupes japonaises : il perd certes de l’espace, mais pour gagner du temps. Cette stratégie est confortée par l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1942 : Tokyo sera défait dans le Pacifique par les Alliés ; raison de plus pour économiser ses forces en Chine.
Le talon d’Achille de la stratégie du Généralissime est politique : il combat certes, mais recule face aux Japonais, laissant la population sans défense, alors que les guérillas communistes tiennent bon et s’infiltrent dans les arrières ennemis pour mieux organiser, auprès du peuple, la résistance à l’occupant. L’opinion nationaliste bascule progressivement en faveur du PCC.
Chiang Kai-shek sous-estime aussi l’efficacité de la stratégie alternative mise en œuvre par la direction maoïste : la guerre populaire prolongée. » [4]
Cet excellent texte, écrit par Pierre Rousset lui-même, démontre :
– qu’à compter de 1937, le PCC considère que la conjoncture politique chinoise a changé. A la guerre civile révolutionnaire qui l’oppose au parti nationaliste Guomindang depuis 1927 succède, pour le PCC, « une guerre de défense nationale contre l’invasion nippone ».
– Partant de cette analyse, il propose une politique de front uni antijaponais à son ennemi du Guomindang. Il s’agit, comme y aspire le peuple chinois, de résister en priorité à l’agression nippone qui entend asservir la Chine et son peuple. Pour ce faire, le PCC et le Guomindang doivent mettre un terme à leur guerre et unir leurs efforts pour combattre ensemble l’envahisseur. Le Guomindang devient ainsi un allié dans la lutte contre l’impérialisme japonais.
– Mais cet allié reste, pour le PCC, un ennemi. La lutte entre les deux nouveaux alliés ne cessera jamais au cours de la guerre de défense nationale (1937-1945), y compris sur le plan militaire. Pour le PCC, le Guomindang est donc à la fois un allié et un ennemi.
– Ainsi, dans la hiérarchie des ennemis, l’impérialisme japonais devient, au cours de cette période, l’ennemi principal et le Guomindang un ennemi secondaire.
– Cette hiérarchisation n’empêchera jamais le PCC de combattre ces deux ennemis à la fois, y compris sur le plan militaire comme le rappelle très justement Pierre Rousset.
– L’alliance avec le Guomindang ne constituera elle-même qu’une forme de lutte contre lui, l’objectif politique final consistant à gagner l’adhésion des masses chinoises en étant le plus fidèle représentant politique de leurs aspirations et de leur détermination à combattre sans relâche l’impérialisme japonais. C’est justement en faisant porter au Guomindang la responsabilité des « combats fratricides » qui freinaient le combat antijaponais que le PCC gagnera progressivement l’hégémonie sur les masses chinoises en général et sur l’intelligentsia en particulier.
Il s’avère donc faux d’affirmer que « la logique de "l’ennemi principal’’ […] conduit immanquablement à hiérarchiser les combats et les solidarités, à se porter en défense de certaines victimes et à en oublier volontairement d’autres. Elle accentue ce faisant les divisions entre exploité.e.s et entre opprimé.e.s alors que notre rôle est de les réduire. »
La hiérarchisation des ennemis constitue un principe politique de base
Loin de constituer une logique dangereuse, la hiérarchisation des ennemis découlant de ce que Pierre Rousset nomme « la logique de "’l’ennemi principal’’ » représente au contraire un principe politique de base pour tous ceux, politiques en général et politiques révolutionnaires en particulier, qui n’entendent pas se contenter de combattre leurs ennemis, mais qui veulent aussi et surtout les défaire. Car si nous pouvons et devons toujours combattre tous nos ennemis à la fois, nous ne pouvons les défaire tous en même temps. Au-delà d’un ennemi (deux ou plus), on doit forcément choisir lequel vaincre, lequel défaire, en priorité. Toute la tactique doit viser à déterminer, le plus précisément et le plus objectivement possible, quel est notre ennemi principal, celui qu’il convient de défaire en premier. Il va sans dire, mais cela va mieux en le disant, que ce choix n’implique nullement de renoncer à combattre le ou les ennemi (s) secondaire (s).
Cette lutte contre l’ennemi secondaire peut même prendre, en certaines circonstances, la forme d’une alliance avec lui contre l’ennemi principal, l’objectif étant double. Il s’agit d’abord, tout en marchant séparément, de frapper ensemble le plus fort possible l’ennemi principal pour le défaire. Il s’agit ensuite de soustraire les masses à l’hégémonie de cet allié (l’ennemi secondaire) en mettant en lumière son inconséquence voire son refus de combattre l’ennemi commun. C’est ce qu’illustre le cas de la révolution chinoise abordé au début de ce texte. Toute la tactique repose sur la nécessité d’isoler l’ennemi à vaincre et de construire, pour ce faire, un rapport de forces.
L’exemple de la révolution népalaise qui se déroule actuellement sous nos yeux – révolution que les médias occultent malheureusement – confirme que l’alliance avec des ennemis secondaires est temporairement possible, que la hiérarchisation des ennemis n’interdit nullement de lutter contre eux tous et que les forces qui se sont alliées un moment pour défaire un ennemi principal se tournent l’une contre l’autre, une fois cet ennemi principal vaincu. Le PCN (maoïste), qui menait une lutte armée depuis une dizaine d’années, s’allia en effet, en 2005, à des partis parlementaires dont certains lui avaient fait la guerre lorsqu’ils participaient au gouvernement du roi. Cette alliance pour la démocratie fut rendue possible par le fait que le monarque avait chassé les partis bourgeois et petits bourgeois, pris les pleins pouvoirs et réprimé les manifestations populaires les anciens partis de gouvernement. La démarche aboutit effectivement, quelques mois plus tard, au renversement du roi. Un processus constituant fut alors lancé. Il aboutira à l’abolition de la monarchie et à la proclamation de la république. Ce processus, toujours en cours, est bloqué depuis plus d’un an car les alliés d’hier – le PCN (M) et les partis parlementaires – s’opposent. Les partis parlementaires bourgeois et petits bourgeois constituent désormais l’ennemi principal du PCN (M) car ils entendent stopper le processus révolutionnaire et instaurer une république bourgeoise sous influence de l’Inde et des USA. Le PCN (M) cherche au contraire à pousser le processus révolutionnaire jusqu’au bout en vue d’instaurer un pouvoir populaire.
L’exemple de l’élection présidentielle française de 2002 constitue un autre cas intéressant. Un certain nombre d’organisations et de militants de la gauche révolutionnaire reprochèrent alors à la LCR d’appeler à battre Le Pen au second tour du scrutin, ce qui impliquait de voter pour Chirac. En agissant de la sorte, la LCR hiérarchisait les ennemis sans cesser de les combattre tous les deux en même temps. Qui aurait pu en effet affirmer que la LCR ne combattait pas, et ce depuis des décennies, Chirac et sa politique ? Les critiques de cette position s’appuyaient sur le fait que Le Pen n’avait aucune chance de gagner et qu’il s’avérait donc inutile d’appeler, même indirectement, à introduire un bulletin de vote au nom de Chirac. Mais la LCR décida courageusement d’aller au bout de la logique politique initiée au soir du premier tour et qui avait consisté à lancer un appel à la mobilisation des masses pour combattre le parti d’extrême-droite. Elle appela donc les travailleurs et la jeunesse à voter massivement contre le Front National, parce que ces travailleurs et cette jeunesse n’auraient pas compris que la LCR, après les avoir mobilisés dans la rue, se dérobe à ses responsabilités sur le terrain électoral, qui n’est qu’un terrain de lutte parmi d’autres et certainement pas le principal, mais qui n’en reste pas moins un terrain de lutte qu’il faut savoir utiliser, sans illusions.
A l’inverse, certains – les sociaux-démocrates en particulier – reprocheront en 2005 à la même LCR, qui appelait à voter « non » au référendum constitutionnel européen, de mêler ses voix à celles du Front National. Comme si la Ligue pouvait être soupçonnée d’accointance avec l’extrême-droite, un courant qu’elle ne cessa jamais un seul instant, au cours des quarante années de son existence, de combattre ! Mais la LCR évita ce piège et assuma le fait que dans la bataille contre ce Traité, les bulletins du non de gauche, s’additionnent dans l’urne à ceux du non de droite et même, à ceux du non d’extrême-droite. Car l’enjeu de la bataille du référendum constitutionnel était clair : il fallait empêcher que le Traité soutenu conjointement par l’UMP et le PS ne soit adopté. Quant au combat antifasciste et au combat contre les chauvins souverainistes de droite (et de gauche également), la LCR continua à le mener sans relâche.
Il convient, en conclusion, de ne jamais cesser de combattre tous ses ennemis à la fois en évitant deux écueils. Le premier consiste à ne combattre que certains ennemis et à ménager les autres, sous prétexte que les premiers sont plus dangereux. Il s’agit là d’une application opportuniste du principe de la hiérarchisation de ses ennemis. Le second consiste à vouloir vaincre tous ses ennemis à la fois. On s’interdit alors de construire un rapport de forces suffisant pour pouvoir les isoler et les défaire un à un. On se condamne alors à une résistance sans fin, sans perspective de victoire.
Hocine Belalloufi
Alger, le 5 novembre 2010