Dans son récent message, Gus Massiah a identifié 12 questions stratégiques que le prochain Conseil international (CI) du FSM réuni à Abuja devrait examiner. Dans la mesure où certaines d’entre elles se décomposent en plusieurs sous-rubriques, nous sommes en face de plus d’une vingtaine de sujets ainsi susceptibles d’être débattus.
Dans leur grande majorité, ces questions sont posées et débattues depuis pratiquement le début des Forums, tant au niveau international et continental que national. Elles se situent dans la logique de leur développement, mais sans rien changer au cadre actuel. Même si elles sont de la plus haute importance, elles n’impliquent aucune révision stratégique.
En revanche, trois des questions posées par Gus sont partiellement ou totalement nouvelles, et il faut se féliciter qu’elles soient enfin mises sur la table. Ce qui témoigne d’une libération de la parole par rapport à une pensée orthodoxe très présente, voire encore dominante au sein du CI et dans un très grand nombre des composantes du mouvement altermondialiste, notamment en France.
Je prends ces questions dans l’ordre.
QUESTION 5 : « Comment les FSM permettent de peser sur l’environnement socio-politique ». Parmi les hypothèses citées par Gus, figurent :
– « par les luttes », ce qui est une évidence ;
– « par l’énoncé d’alternatives ; des propositions opérationnelles ». Là aussi, en première lecture, c’est une évidence puisque chaque Forum produit des dizaines, voire des centaines de propositions alternatives, plus ou moins opérationnelles.
Ce qui serait nouveau, ce serait de regrouper et d’articuler, sur chaque grand thème (eau, dette, médias, libre-échange, etc.), les propositions faisant l’objet du maximum de consensus entre les organisations ou réseaux qui les portent. On aboutirait ainsi à une série de BLOCS cohérents de propositions, donc des blocs lisibles aussi bien pour les militants et les médias que par l’opinion publique. Ce qui n’est pas le cas actuellement.
L’étape suivante, encore plus mobilisatrice, serait d’articuler le maximum de blocs entre eux pour aboutir à un DOCUMENT FAISANT A LA FOIS SENS ET PROJET.
Chaque partie de ce document serait 100 % Forum, mais si l’on tient absolument à ce qu’il ne soit pas considéré comme un document DU Forum, et pour respecter la Charte à la lettre, il pourrait être adopté :
– soit par l’assemblée des mouvements sociaux, avec le risque que certaines organisations ayant formulé des propositions récusent cette instance, faute de garanties sur sa représentativité ;
– soit par une coordination des réseaux et organisations ayant formulé des propositions reprises dans le document. Cette coordination se ferait formellement à l’extérieur du cadre du Forum.
En l’absence d’un tel document, la fonction de proposition des Forums restera une coquille vide et un motif de frustration pour les militants. Ils savent parfaitement qu’une liste de 200 ou 300 propositions n’a aucun caractère opérationnel, à supposer même qu’elle soit lue.
C’est pour pallier cette carence criante que 19 militants altermondialistes (dont plusieurs membres du CI) présents au FSM de Porto Alegre de janvier 2005 avaient élaboré le Manifeste de Porto Alegre dont je vous joins à nouveau le texte en annexe. Ce texte, n’engageant que ses signataires, reprenait exclusivement des propositions issues du Forum, en tentant de les organiser de manière logique, et sans pour autant prétendre à l’exhaustivité. Ce Manifeste a fait l’objet de critiques virulentes (et sans aucun fondement) de la part de certains représentants de l’orthodoxie Forum.
Le moment serait peut-être venu de reprendre cette démarche en la faisant assumer non plus par des individus (ce qui était la seule solution possible lors du FSM de 2005), mais par des réseaux et des organisations. L’Appel de Bamako, rédigé à l’initiative du Forum mondial des alternatives à la veille du FSM « polycentrique » de Bamako en janvier 2006, s’était engagé dans cette voie, ce qui n’avait pas empêché les critiques des mêmes membres de l’orthodoxie Forum. Mais deux ans se sont écoulés…
QUESTION 8 « Quelles articulations entre les stratégies nationales et le processus altermondialiste ».
Les luttes sont d’abord nationales, dans des contextes variant considérablement d’un pays à l’autre. A partir de ces situations nationales, des coordinations continentales et internationales peuvent et doivent être bâties. C’est une illusion de croire que l’on peut faire l’inverse : définir une position « mondiale », dans l’euphorie d’un atelier ou d’un séminaire lors d’un Forum, voire d’un réseau, puis, de retour au pays, essayer de la mettre en œuvre. On constate d’ailleurs que certaines organisations prennent des positions avancées dans des Forums se tenant à des milliers de kilomètres de chez elles et les oublient dans l’avion du retour…
Les réseaux sont des outils précieux, mais leur poids dépend de la représentativité de leurs composantes nationales. Si ces dernières ne sont pas suffisamment fortes, un appel du réseau en tant que tel pour une à une action dans un pays donné n’aura que peu d’impact.
Certains rétorqueront que c’est bien du haut vers le bas, que fonctionnent la mondialisation néolibérale et sa variante continentale qu’est la construction européenne. Le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, l’OCDE, le Conseil européen élaborent effectivement des positions communes, et les gouvernements les mettent ensuite en œuvre. Mais ces gouvernements sont eux-mêmes membres de ces institutions et ils édictent des règles qu’ils voulaient de toute manière appliquer !
Cette procédure en apparence « top-down » ne peut fonctionner pour le mouvement altermondialiste qui doit marcher au « bottom-up ». Le « bottom » ce sont les périmètres nationaux et le « up » ce sont les coordinations inter-nationales.
Pour le commun des mortels, poser la question de l’articulation entre des stratégies nationales et tout processus supra-étatique, revient à enfoncer une porte ouverte, tant la chose tombe sous le sens. Pour certaines composantes du mouvement altermondialiste, c’est cependant une nouveauté. Il n’est jamais trop tard.
QUESTION 9 « Quelles alliances possibles avec certains gouvernements ? Quelle place pour les partis dans le processus altermondialiste ? »
Poser ces questions, ce qui ne préjuge pas les réponses - était jusqu’ici de l’ordre du tabou. Il faut se féliciter que le colloque international « Altermondialisme et post-altermondialisme » tenu à Paris en janvier dernier, avec la participation de plusieurs membres du CI, ait facilité ce déblocage.
Pour les organisateurs de cette rencontre – l’association Mémoire des luttes et la revue Utopie critique – le post-altermondialisme tente précisément de répondre à ces deux questions. Il doit exister à côté de l’altermondialisme, mais il ne s’y substitue pas. L’Appel final de ce colloque est disponible sur le site « medelu.org ».
Postérieurement à ce colloque, le 20 février 2008, un document très important, « Perspectives et réflexions syndicales sur le FSM », a été publié par la nouvelle Confédération syndicale internationale (CSI). Il témoigne d’une considérable avancée de la réflexion du mouvement syndical international sur le processus des Forums, qui va bien au-delà de celle de nombre d’autres composantes du mouvement altermondialiste. Il mérite donc une lecture très attentive. En particulier cette affirmation : « Nous pensons que l’avenir du Forum dépend de sa capacité à progresser dans deux directions : d’une part maintenir l’espace ouvert, tel que conçu dans la Charte de principes et, d’autre part, oser le positionnement politique ».
Cette position de la CSI nous conforte dans l’idée que la démarche que nous appelons post-altermondialiste est compatible avec celle d’acteur majeurs du mouvement social mondial
ANNEXE
MANIFESTE DE PORTO ALEGRE
DOUZE PROPOSITIONS POUR UN AUTRE MONDE POSSIBLE
Depuis le premier Forum social mondial tenu à Porto Alegre en janvier 2001, le phénomène des Forums sociaux s’est étendu à tous les continents, et jusqu’aux niveaux national et local.
Il a fait émerger un espace public planétaire de la citoyenneté et des luttes. Il a permis d’élaborer des propositions de politiques alternatives à la tyrannie de la mondialisation néolibérale impulsée par les marchés financiers et les transnationales, et dont le pouvoir impérial des Etats-Unis constitue le bras armé. Par sa diversité et par la solidarité entre les acteurs et les mouvements sociaux qui le composent, le mouvement altermondialiste est désormais une force qui compte au niveau mondial. Dans le foisonnement des propositions issues des Forums, il en est un grand nombre qui semblent recueillir un très large accord au sein des mouvements sociaux. Parmi celles-ci, les signataires du Manifeste de Porto Alegre, qui s’expriment à titre strictement personnel et qui ne prétendent aucunement parler au nom du Forum, en ont identifié douze qui, réunies, font à la fois sens et projet pour la construction d’un autre monde possible. Si elles étaient appliquées, elles permettraient enfin aux citoyens de commencer à se réapproprier ensemble leur avenir..
Ce socle minimal est soumis à l’appréciation des acteurs et mouvements sociaux de tous les pays. C’est à eux qu’il appartiendra, à tous les niveaux - mondial, continental, national et local -, de mener les combats nécessaires pour qu’elles deviennent réalité. Nous ne nous faisons en effet aucune illusion sur la volonté réelle des gouvernements et des institutions internationales de mettre en œuvre spontanément ces propositions, même quand, par pur opportunisme, ils en empruntent le vocabulaire.
1.- Annuler la dette publique des pays du Sud, qui a déjà été payée plusieurs fois, et qui constitue, pour les Etats créanciers, les établissements financiers et les institutions financières internationales, le moyen privilégié de mettre la majeure partie de l’humanité sous leur tutelle et d’y entretenir la misère. Cette mesure doit s’accompagner de la restitution aux peuples des sommes gigantesques qui leur ont été dérobées par leurs dirigeants corrompus.
2.- Mettre en place des taxes internationales sur les transactions financières (en particulier la taxe Tobin sur la spéculation sur les devises), sur les investissements directs à l’étranger, sur les bénéfices consolidés des transnationales, sur les ventes d’armes et sur les activités à fortes émissions de gaz à effet de serre. S’ajoutant à une aide publique au développement qui doit impérativement atteindre 0,7 % du produit intérieur brut des pays riches, les ressources ainsi dégagées doivent être utilisées pour lutter contre les grandes pandémies (dont le sida) et pour assurer l’accès de la totalité de l’humanité à l’eau potable, au logement, à l’énergie, à la santé, aux soins et aux médicaments, à l’éducation et aux services sociaux.
3.- Démanteler progressivement toutes les formes de paradis fiscaux, judiciaires et bancaires qui sont autant de repaires de la criminalité organisée, de la corruption, des trafics en tout genre, de la fraude et de l’évasion fiscales, des opérations délictueuses des grandes entreprises, voire des gouvernements. Ces paradis fiscaux ne se réduisent pas à certains Etats constitués en zones de non droit ; ils comprennent aussi les législations de certains pays développés. Dans un premier temps, il convient de taxer fortement les flux de capitaux qui entrent dans ces « paradis » ou qui en sortent, ainsi que les établissements et acteurs, financiers et autres, qui rendent possibles ces malversations de grande envergure.
4.- Faire du droit de chaque habitant de la planète à un emploi, à la protection sociale et à la retraite, et dans le respect de l’égalité hommes-femmes, un impératif des politiques publiques, tant nationales qu’internationales.
5.- Lutter, en premier lieu par les différentes politiques publiques, contre toutes les formes de discrimination, de sexisme, de xénophobie et de racisme. Reconnaître pleinement les droits politiques, culturels et économiques (y compris la maîtrise de leurs ressources naturelles) des peuples indigènes.
6.- Prendre des mesures urgentes pour mettre fin au saccage de l’environnement et à la menace de changements climatiques majeurs dus à l’effet de serre et résultant en premier lieu de la prolifération des transports et du gaspillage des énergies non renouvelables. Exiger l’application des accords, conventions et traités existants, même s’ils sont insuffisants. Commencer à mettre en œuvre un autre mode de développement fondé sur la sobriété énergétique et sur la maîtrise démocratique des ressources naturelles, en particulier l’eau potable, à l’échelle de la planète.
7.- Promouvoir toutes les formes de commerce équitable en refusant les règles libre-échangistes de l’OMC et en mettant en place des mécanismes qui permettent, dans les processus de production des biens et services, d’aller progressivement vers un alignement par le haut des normes sociales ( telles que consignées dans les conventions de l’OIT) et environnementales. Exclure totalement l’éducation, la santé, les services sociaux et la culture du champ d’application de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) de l’OMC. La convention sur la diversité culturelle actuellement en négociation à l’UNESCO doit faire explicitement prévaloir le droit à la culture et aux politiques publiques de soutien à la culture sur le droit du commerce.
8.- Garantir le droit à la souveraineté et à la sécurité alimentaires de chaque pays ou regroupement de pays par la promotion de l’agriculture paysanne. Cela doit entraîner la suppression totale des subventions à l’exportation des produits agricoles, en premier lieu par les Etats-Unis et l’Union européenne, et la possibilité de taxer les importations afin d’empêcher les pratiques de dumping. De la même manière, chaque pays ou regroupement de pays doit pouvoir décider souverainement d’interdire la production et l’importation d’organismes génétiquement modifiés destinés à l’alimentation.
9.- Interdire toute forme de brevetage des connaissances et du vivant (aussi bien humain, animal que végétal), ainsi que toute privatisation des biens communs de l’humanité, l’eau en particulier.
10.- Garantir le droit à l’information et le droit d’informer par des législations : - mettant fin à la concentration des médias dans des groupes de communication géants ; - garantissant l’autonomie des journalistes par rapport aux actionnaires ; - et favorisant la presse sans but lucratif, notamment les médias alternatifs et communautaires. Le respect de ces droits implique la mise en place de contre-pouvoirs citoyens, en particulier sous la forme d’observatoires nationaux et internationaux des médias.
11.- Exiger le démantèlement des bases militaires des pays qui en disposent hors de leurs frontières, et le retrait de toutes les troupes étrangères, sauf mandat exprès de l’ONU. Cela vaut en premier lieu pour l’Irak et la Palestine.
12.- Réformer et démocratiser en profondeur les organisations internationales en y faisant prévaloir la primauté des droits humains, économiques, sociaux et culturels, dans le prolongement de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Cette primauté implique l’incorporation de la Banque mondiale, du FMI et de l’OMC dans le système et les mécanismes de décision des Nations unies. En cas de persistance des violations de la légalité internationale par les Etats-Unis, transfert du siège des Nations unies hors de New-York dans un autre pays, de préférence du Sud.
Porto Alegre, 29 janvier 2005