CHÈRE à M. Alain Minc, la « mondialisation heureuse » a du plomb dans l’aile. L’accélération spectaculaire de la crise internationale et la victoire électorale de M. Gerhard Schröder, en Allemagne, ont suffi pour que se mette à bruire la bonne nouvelle : fini l’hiver libéral, voici venu le printemps social-démocrate. Le socialisme « néo » serait arrivé, rénové sur toute la ligne, néo-travailliste et néo-keynésien.
Il est davantage question désormais de third way (troisième voie) et de Neue Mitte (nouveau centre) que de nouvelle gauche. Lors de la récente conférence du New Labour à Blackpool, M. Anthony Blair se félicitait d’avoir fait de son parti un « pro-business and pro-enterprise party » (un parti des affaires et de l’entreprise) [1]. Le 21 septembre 1998 à New York, s’est tenue une rencontre au sommet pour une internationale de centre-gauche. M. Blair y célébra le « centre radical ». M. Romano Prodi, alors encore premier ministre d’Italie, « L’Olivier mondial ». Et M. William Clinton s’émerveilla de voir « la troisième voie s’étendre autour du monde ». Devant tant de modernité conquérante, M. Lionel Jospin et son gouvernement font figure de traînards archaïques.
Au-delà des discours et des symboles, la politique est conforme aux intentions déclarées. Intellectuel organique du blairisme et auteur de son petit Livre bleu, le sociologue Anthony Giddens assène : « Le terme de centre-gauche n’est pas un label innocent. Une social-démocratie rénovée doit être la gauche du centre, mais le centre ne doit pas être considéré vide de contenu [2]. » D’où l’intrépide programme de la « troisième voie » : un « centre radical », un nouvel « Etat démocratique sans ennemis », une société civile active, une « nouvelle économie mixte », une nouvelle « démocratie familiale », un « libéralisme civique » au-delà de la société du travail, une « nation cosmopolite ». Cela fait beaucoup de nouveautés proclamées pour beaucoup de vieilles soupes resservies.
Auteur d’une « troisième voie » à l’allemande, le conseiller économique de M. Gerhard Schröder, M. Bodo Hombach, ministre de l’économie de Rhénanie-Westphalie, plaide pour « une Allemagne distanciée d’un Etat social de type ancien [3] ».
Ces bréviaires du socialisme recentré rejettent définitivement une vieille gauche caractérisée par la gestion keynésienne de la demande, par la limitation du rôle des marchés, par un fort égalitarisme, par le plein-emploi et un marché du travail homogène. Ils réclament moins de gouvernement et plus de « gouvernance » (autrement dit, une régulation administrative dépolitisée). Ils font l’apologie d’un nouvel individualisme hédoniste contre les solidarités contraignantes. De la première à la dernière ligne, Anthony Giddens prend acte du fait que nous vivons dans un monde où « personne n’a plus d’alternative au capitalisme [4] ». Le nouveau centre radical n’aurait d’autre horizon que de gérer loyalement les profits sous la surveillance vigilante des marchés financiers. Le reste coule de source.
La « troisième voie » a donc pour prétention de découvrir un mystérieux moyen terme entre tous les extrêmes, en invoquant rituellement « la contrainte naturelle de la globalisation ». Les idéologues de la Friedrich Ebert Stiftung sont formels : la social-démocratie qui a émergé du néolibéralisme « ne sera en aucun cas ce qu’elle fut : les formules classiques du socialisme-providence ne sauraient être restaurées [5] ». On est décidément très loin du keynésianisme, ancien ou néo.
Dans un essai qui fait quelque bruit outre-Manche, Donald Sassoon avance que ces partis sont « the only left that is left [6] », « la seule gauche qui reste ». Il est plus urgent que jamais d’opposer à cette perspective une autre gauche, une « gauche de gauche ».
Car cette rhétorique de la gestion et de la gérance, de la résignation et de la servitude volontaire, traduit un contenu social et habille une pratique. Généralement peu porté à la sociologie critique, l’International Herald Tribune note que, pendant la récente conférence travailliste, les rues de Blackpool n’étaient plus envahies de mineurs en bourgeons, mais « d’hommes d’affaires, d’avocats, de consultants en management, la plupart en costumes sombres et bardés de téléphones cellulaires [7] ». Dans le gouvernement de M. Blair, on trouve Lord Sainsbury, l’un des plus riches capitalistes britanniques grâce à sa chaîne de magasins ; Lord Simon, secrétaire d’Etat au commerce, ex-manager de British Petroleum ; M. Martin Taylor, dirigeant de la Barclays Bank, chargé de la réforme de la sécurité sociale ; M. Peter Davis, dirigeant du groupe d’assurances Prudential, chargé du groupe de réforme sur l’Etat du bien-être. En France, le ministre socialiste de l’économie et des finances, M. Dominique Strauss-Kahn, est le fondateur du Cercle de l’industrie, défini par L’Expansion comme « le lobby des grands patrons industriels [8] ». Cela crée des relations et du lien social d’un type particulier.
L’intégration des élites social-démocrates à la haute administration, aux états-majors de l’industrie et de la finance, aux milieux d’affaires privés prospère en proportion inverse de leur lien avec le monde du travail. Devant l’inconsistance d’une proto-bourgeoisie européenne, écartelée entre ses racines nationales, ses alliances transnationales et ses intérêts européens, la social-démocratie s’est systématiquement chargée de pousser les feux de l’Europe libérale de Maastricht ou d’Amsterdam. Etant donné la crise des droites européennes traditionnelles, elle tient lieu de fondé de pouvoir (par défaut et peut-être par intérim) du nouvel impérialisme européen.
M. Anthony Blair a débuté son mandat par la proclamation de l’autonomie de la Banque d’Angleterre sous les vivats de la City. Dès juillet 1997, il a baissé de deux points le taux de l’impôt sur les sociétés. Son programme du welfare to work prétend organiser le passage de l’assistance - « stérile » - au travail forcé en échange de minima sociaux conditionnels. Le revers de cette médaille libérale, c’est la réponse disciplinaire et sécuritaire comme seule solution aux dégâts sociaux : pour M. Anthony Blair, le New Labour est aussi « le parti de la loi et de l’ordre » et de la « tolérance zéro ».
En Italie, en deux ans, le gouvernement Prodi a eu pour principal résultat de satisfaire aux critères de convergence de Maastricht, sans faire reculer le chômage d’un pouce et au prix d’une aggravation patente de la pauvreté et des inégalités. En France, le gouvernement Jospin a multiplié renoncements et reniements par rapport à des engagements électoraux pourtant modestes. Le plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale s’applique. M. Dominique Strauss-Kahn a catégoriquement enterré l’idée d’un « grand soir fiscal ». Les privatisations et le démantèlement des services publics s’accélèrent. Les concessions au patronat, contenues dans la loi sur les 35 heures, tuent son potentiel de création d’emplois, discréditent la réduction du temps de travail comme l’un des moyens de lutter contre le chômage, enterrent durablement la perspective des 32 heures. La cause des fonds de pension gagne du terrain et de l’influence. Les lois Pasqua-Debré sur l’immigration n’ont pas été abrogées, mais toilettées.
M. Strauss-Kahn peut contempler ce bilan avec la satisfaction du devoir accompli : « En vérité, notre politique est réaliste et de gauche. Mais, pour s’en convaincre, il faut renoncer aux repères usuels », car « le temps où la gauche s’identifiait à l’extension continue de la sphère publique est révolu [9]. »
Des politiques de centre-droit
LA brutalité de la crise internationale peut-elle imposer un coup de barre à gauche de la social-démocratie européenne ? Au gouvernement dans la plupart des pays de l’Union européenne, elle en aurait les moyens institutionnels. Il lui en faudrait aussi la volonté. A la mesure des défis. Il est aujourd’hui flagrant « à quel point était trompeuse la cohérence du modèle d’une nouvelle ère de croissance [10] ». Une crise qui touche déjà 40 % de l’économie mondiale n’épargnera pas l’Europe. La récession en marche peut basculer dans la dépression. Elle menace « la légitimité de l’économie capitaliste internationale [11] ».
Face à l’épreuve, les bourgeoisies européennes sont d’abord préoccupées de préparer la concurrence accrue de demain avec les Etats-Unis et le Japon. Leur priorité va à la poursuite de la réorganisation du marché du travail, quitte à user de « soins palliatifs », du type contrats de formation et emplois-jeunes, pour éviter un effondrement trop brutal des marchés intérieurs. Le président de Confindustria (l’organisation patronale italienne), M. Giorgio Fossa, résume cette orientation en une formule éloquente : « L’augmentation de l’emploi dépend de l’usage de plusieurs leviers : les taux d’intérêt, les impôts, le coût du travail et la flexibilité [12]. » A bon entendeur... Lors de leur rencontre récente, le patron de Fiat, M. Giovanni Agnelli, a clairement rappelé à M. Jospin les termes du dilemme : la croissance au détriment de la rigueur ? Réponse : « Ce serait bien d’avoir les deux, mais c’est difficile [13]. » Il faudra donc choisir. Spécialiste reconnu des questions économiques et financières, professeur à l’université de Columbia, M. Robert A. Mundell est plus explicite encore : « La fonction des gouvernements de centre-gauche en Europe est de suivre les politiques économiques de centre-droit parce qu’ils n’ont guère de marges pour appliquer d’autres types de politiques [14]. »
Il faut décidément beaucoup d’aveuglement ou de complaisance pour déceler les prémices d’un tournant keynésien, si tempéré soit-il, et d’un réformisme radical. Les politiques sociales libérales des deux dernières décennies ont cassé les outils d’intervention. La gestion monétaire est déléguée aux régents de la Banque centrale européenne, indépendants des pouvoirs politiques. Les systèmes de protection sociale ont été entamés. Les privatisations ont brisé les leviers d’une politique industrielle active. Le patronat a bénéficié, sans contrepartie, de cadeaux fiscaux. Le rapport salarial sur lequel reposaient les politiques keynésiennes de l’après-guerre a été bouleversé par la suppression des clauses d’échelle mobile, par l’individualisation des salaires, par la flexibilisation des horaires, par l’affaiblissement des syndicats et des conventions collectives.
Il ne reste plus guère qu’à jouer sur les taux d’intérêt, si tant est que les responsables politiques parviennent à imposer leurs raisons à l’orthodoxie monétariste des régents ! Dans cette hypothèse hardie, et à condition que la crise ne bascule pas trop vite dans la dépression, des programmes d’investissement financés par un emprunt européen, une gestion maîtrisée d’un euro pas trop fort face au dollar, pour ne pas handicaper les exportations, un contrôle limité et concerté des mouvements de capitaux permettraient peut-être d’amortir le choc un certain temps. Mais cela ne suffira pas à faire reculer significativement le chômage.
Une véritable politique de réformes réclamerait une réforme fiscale d’ampleur, une imposition sérieuse de la fortune accumulée, laissée en jachère spéculative, une baisse drastique de la TVA, une progressivité de l’impôt sur les revenus du capital, afin de redistribuer la richesse sans « pomper » la demande. Elle exigerait une taxation des mouvements de capitaux spéculatifs coordonnée à l’échelle européenne, la levée du secret bancaire, la fermeture des paradis fiscaux. Elle impliquerait un renforcement, au lieu du démantèlement, de la protection sociale, une politique active de grands travaux et de services publics, passant par l’appropriation sociale du bien commun (eau, énergie, transports) à l’échelle européenne. Elle demanderait l’interdiction des licenciements massifs, le relèvement des minima sociaux et des bas salaires, et des mesures coordonnées contraignantes de baisse du temps de travail vers les 32 heures sans perte de salaire.
Il ne s’agit plus de potions purement économiques ou de techniques de gestion, mais de choix politiques. De telles mesures provoqueraient des fuites de capitaux, un étranglement par les banques, une terrible colère des irascibles marchés financiers. Qu’opposer au chantage du patronat et des social killers ? Pour appliquer une politique ambitieuse de relance de l’emploi et de développement social, il faudrait oser opposer au patronat une mobilisation d’ampleur ; opposer la force à la force, les citoyens aux marchés !
Et il faudrait commencer par avoir le courage de briser le carcan des critères de convergence et du pacte de stabilité. C’est « l’occasion de sortir de l’impasse d’Amsterdam », écrivait hier M. Jack Lang [15]. Chiche ! Le secrétaire d’Etat français aux affaires européennes, M. Pierre Moscovici, prétend lui-même que « ce traité n’est pas le nôtre [16] ». C’est le moment où jamais de le renégocier. Sinon, à quoi sert la gauche et sa brochette de gouvernements en Europe ? Dans le même article, M. Moscovici a déjà répondu : « Il ne s’agit pas de remettre en cause le pacte de stabilité. » Ce n’est donc pas de leur propre initiative que ces gouvernements pourraient adopter des politiques plus radicales, mais, comme ce fut déjà le cas dans l’histoire, sous la pression du mouvement social et de nouveaux rapports de forces.
Par-delà ses variantes et nuances nationales, la « troisième voie » du « nouveau centre » tourne le dos ne fût-ce qu’à une politique social-démocrate classique. Interrogé sur l’opportunité d’une taxe sur la spéculation, M. Anthony Blair répond : « Je dirais que c’est la mauvaise chose à faire, parce qu’il faut que les gens puissent faire circuler leur argent très, très vite. (...) Mon opinion est que le marché global est en fin de compte la bonne chose pour nous [17] ». Reste à savoir qui désigne ce « nous ». Quant à M. Lionel Jospin, son audace se réduit à dire oui à l’économie de marché, mais non à « la marchandisation totale d’une société » qualifiée de « société de marché ». Comme s’il n’existait pas de lien logique entre l’une et l’autre !