La grogne n’est pas nouvelle. « Journaux : ne pouvoir s’en passer mais tonner contre », se gaussait Gustave Flaubert dans le Dictionnaire des idées reçues. Si elle a pris, ces derniers temps, figure de crise aiguë, au point de se traduire sur le terrain par des agressions physiques et dans l’opinion par une défiance tous azimuts, ce n’est pas un hasard malheureux, mais le symptôme d’une vraie faille. Notre dernière chronique, « Tous pourris », appelait les lecteurs à une réflexion sur ce thème. Ils n’ont pas manqué à l’appel.
« Vous auriez pu conduire plus loin votre analyse, note Dominique Julia (Paris). (...) Peu importe que les critiques portées soient justifiées ou injustes : le seul constat que vous faites devrait vous inquiéter sur les attentes sans doute contradictoires de votre public et ce que proposent en retour les journalistes. » Avec le secours des lecteurs, tentons donc d’aller « plus loin » et de comprendre, au-delà des critiques ponctuelles, de quoi se nourrit cette crise de légitimité générale, et même « globale », puisqu’elle touche les médias dans le monde entier.
Un mot apparaît en filigrane dans les réflexions de nos correspondants : « manipulation ». « Que les médias, tous titres confondus, soient pris pour cible, rien d’étonnant ! Ils ont pris un pouvoir exorbitant, ne se rendant pas compte qu’ils seraient manipulés autant qu’ils manipuleraient eux-mêmes par des infos qu’ils croient très fiables », écrit Véronique Derome, réagissant à notre chronique sur le monde.fr, tandis qu’une autre internaute remarque : « A l’ère de l’info jetable, faute de temps, les journalistes se font souvent manipuler, croyant de bonne foi certaines sources qui les abusent. »
« Est-ce que Le Monde fait toujours du journalisme, ou est-ce qu’il se contente de relayer la propagande gouvernementale ? », demande Thierry Nazzi (courriel). « Ci-joint l’aspect du site Web du Monde en ce moment. Ne trouvez-vous pas que vous en faites un peu beaucoup pour Sarkozy ? », interroge de son côté Rémy Mouton (courriel). Un bref comptage justifie l’apostrophe : sur le site du Monde interactif, cette même semaine, Nicolas Sarkozy a été cité 146 fois, soit en moyenne 20 fois par jour, et à tous propos.
Dans les pages du quotidien, c’est à peine moins : 105 citations (soit 15 par jour), au sujet, certes, du pouvoir d’achat, des banlieues ou de l’Union européenne, mais aussi, en vrac, de la situation des prisons, du rap français, des tarifs de l’électricité ou de l’assassinat d’une jeune femme dans le RER.
« Des relations croisées, enchevêtrées et de dépendance entre le monde du journalisme et celui des affaires (...) aboutissent à faire de l’Elysée et de ses entours la rédaction en chef où s’élabore la ligne éditoriale, c’est-à-dire la »bonne« information, écrit Bernard Duquesnoy (31450, Donneville). La manière de traiter l’information ne semble même plus menacée de censure ou d’autocensure. (...) Désormais, la pratique est plus moderne, plus subtile, plus insidieuse. C’est celle de la complicité active pour certains collaborateurs des propriétaires (...), passive, prudente, voire inquiète, pour d’autres, que j’ose espérer plus nombreux. »
« Complicité », le mot est lâché. Il est pour le moins excessif. Car les rédactions sont, pour la plupart, conscientes des pièges de la communication. Simplement, elles peinent à les éviter. Dans « Le Monde 2 » du 24 novembre, Christian Salmon, auteur de Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte, 2007), détaillait ainsi les techniques de contrôle des médias mises au point aux Etats-Unis par la Maison Blanche depuis Nixon et, depuis, parfaitement appliquées par George W. Bush comme par Tony Blair ou Nicolas Sarkozy. « Que l’on soit en période électorale ou non, la politique prend la forme d’un festival de narration d’histoires (le storytelling) où la presse joue à la fois l’acteur, le choeur et le public », expliquait-il.
Le principe du piège est simple : il s’agit de « contrôler l’agenda », c’est-à-dire d’occuper la scène, sans arrêt, en créant l’« actualité », sans jamais laisser le temps à la presse d’aller au fond, de décrypter, de trouver les failles du message. Ni, bien sûr, de créer elle-même l’événement. La concurrence aidant (celle d’Internet en particulier), le temps est en effet ce qui manque le plus. A peine a-t-on rendu compte que le train des médias est déjà reparti sur un autre sujet.
Le président de la République vient d’en faire l’éclatante démonstration. De retour de Chine, jeudi 29 novembre, il donne une interview télévisée. Le lendemain, record de citations dans tous les domaines abordés (banlieues, loyers, 35 heures, EDF, Taïwan). On est à la veille du week-end ; le temps de contacter les spécialistes, les alliés ou les opposants, de se plonger dans les dossiers, d’analyser les propositions, et, le lundi 3 décembre, Sarkozy est déjà à Alger. Impossible d’ignorer cette visite délicate, dans un climat houleux, mais difficile, là encore, d’en tirer le bilan. Le mercredi, le président français est à peine de retour qu’il lance un message, par-delà les frontières, aux ravisseurs d’Ingrid Betancourt, avant d’annoncer, le vendredi, un train de mesures pour les PME, puis de recevoir Khadafi à Paris le lundi suivant.
Le boycottage ou l’impasse sont irréalistes. L’échec cuisant de la « journée sans Sarko », qui était censée se dérouler le 30 novembre - le lendemain de l’interview télévisée ! -, l’a prouvé. Le décryptage bute sur les moyens. Séparer l’information vraie de la communication, vérifier, relativiser, approfondir demande non seulement du recul, mais aussi une armée de rédacteurs spécialisés. La plupart des médias ne les ont pas. Et quand bien même, ceux-ci peuvent difficilement rivaliser avec les services du pouvoir, alors que l’opposition elle-même ne dispose plus d’équipes capables de contrer l’argumentation dominante.
Contre l’emprise des communicants (en politique mais aussi dans d’autres domaines comme l’entreprise, le sport ou la culture), les recettes traditionnelles, indépendance, honnêteté, rigueur, etc., ne suffisent plus. Les médias américains, face à la guerre en Irak, l’ont montré. Ce n’est pas une excuse, mais cet exemple prouve que la solution miracle n’a été trouvée nulle part.