Vous mettez l’accent sur le type d’actions « typiquement MLF » qui alliaient une contestation frontale à un aspect ludique. Est-ce lié au mouvement et à sa spécificité ou cela reflétait-il l’air du temps ?
Les actions du MLF s’inscrivent effectivement dans la culture de contestation des années 68 et portent ainsi la marque d’un certain goût du scandale et de la provocation. Les militantes voulaient alors défier l’ordre social et ont de loin préféré l’action directe aux voies conventionnelles, marquant ainsi une rupture avec les pratiques des organisations féministes suisses traditionnelles qui s’étaient battues pour le droit de vote. Dans leurs témoignages, les femmes du MLF insistent sur cette joie libératoire, ce plaisir de transgresser les règles associées à ces années de lutte. Bien plus qu’une stratégie médiatique, le mode d’action du MLF s’articulait de manière cohérente avec son contenu politique radical.
Cette mouvance a-t-elle dû tirer, sous un angle féministe, un bilan de sa remise en cause de la cellule familiale, à l’instar de ce que d’autres mouvements gauchistes ont dû faire ?
La pensée libertaire de 68, en particulier en ce qui concerne la remise en cause de la famille petite bourgeoise et autoritaire, est aujourd’hui accusée de tous les maux : elle serait responsable de la désintégration des relations familiales, des échecs scolaires, etc. Ce type de critiques fait partie d’une vaste offensive visant à discréditer l’ensemble des luttes anticapitalistes et antipatriarcales issues de 68. C’est ce que les féministes ont appelé le backlash. Plutôt que de faire amende honorable, certaines intellectuelles féministes du courant radical ont essayé de mettre à jour les véritables visées conservatrices de ce genre d’attaques.
La réinvention de la sexualité est-elle encore un enjeu central pour le féminisme contemporain ?
Dans la pensée politique du MLF, la libération sexuelle était au cœur d’un projet de transformation radicale de la société. Il fallait que les femmes se réapproprient leur corps, brisent les tabous, combattent les rapports de domination dans les aspects les plus intimes de leur vie. Cette politisation de la sphère personnelle, et plus particulièrement de la sexualité, a été le moteur du MLF. Force est de constater que cet enjeu est devenu pour le moins marginal pour le féminisme le plus « officiel » d’aujourd’hui. Lorsqu’il est évoqué, le thème de la sexualité n’est pas vu sous l’angle d’une libération active, menée par les femmes, mais plutôt sous l’angle de la violence subie par les victimes (viols, harcèlements, etc.). Les normes en matière de sexualité, et les rôles assignés aux hommes et aux femmes qui en découlent, sont pourtant sensiblement les mêmes qu’il y a trente ans. Le discours sur la libération sexuelle n’a pas été évincé parce qu’il n’est plus d’actualité, mais parce qu’un volet plus intégré et « respectable » du féminisme a pris aujourd’hui sa place.
Comment voyez-vous la dichotomie entre sphère privée et sphère publique qui était en quelque sorte niée. Le problème actuel n’est-il pas de maintenir cette dernière ?
Le MLF a nettement mis l’accent sur les questions touchant au vécu des femmes, à la réappropriation du corps et aux relations privées. La question de l’égalité entre hommes et femmes dans la sphère publique n’était que marginalement abordée par le mouvement. Fidèle à ses convictions antiautoritaires, il se montrait en général très critique face aux instances de pouvoir politique et économique. Augmenter le nombre de femmes au Conseil fédéral ou au sein de la direction des entreprises est manifestement devenu une préoccupation importante du féminisme actuel, mais ne faisait pas partie du combat du MLF.
On a retrouvé des militantes « historiques » à l’occasion des débats sur la votation de la solution des délais en 2002, alors qu’elles plaidaient il y a trente ans pour une légalisation totale de l’avortement. Est-ce un paradoxe, une évolution, ou une contradiction assumée ?
Plutôt une contradiction assumée et une bonne dose de pragmatisme, dans la mesure où il s’agissait de faire aboutir un combat vieux de presque 50 ans ! Je ne pense pas que ces militantes historiques aient renié les raisons profondes pour lesquelles elles se sont battues. Pour le MLF, la campagne pour la légalisation de l’avortement a été l’emblème de la lutte des femmes pour la libre disposition de leur corps, leur liberté sexuelle et leur autonomie. Dans les années 1970, il paraissait inadmissible aux militantes du MLF que l’Etat, l’Eglise ou le pouvoir médical viennent dicter les limites de l’autodétermination des femmes. Elles se sentaient alors assez fortes et unies pour conserver cette posture sans concession.
Le fonctionnement « basiste » ou conseilliste de ces mouvements a aussi eu ses limites. L’altermondialisme peut-il s’inspirer de cette expérience ?
Des limites oui, mais globalement le mode d’organisation non-hiérarchique, informel et décentralisé choisi par le MLF est une expérience assez réussie, qui a permis au mouvement de maintenir son caractère composite, sa créativité et une grande liberté d’initiatives pour les militantes. Contrairement aux idées reçues, je ne pense pas que l’absence de formalisme ait nui à l’efficacité du mouvement, encore moins qu’il soit responsable de sa disparition. Il s’agit d’une tentative de fonctionnement « horizontal » dont pourraient s’inspirer les mouvements sociaux actuels.
Vous pointez un paradoxe : celles qui manifestaient sous les murs de Saint-Antoine saluent aujourd’hui l’arrivée d’une cheffe de la police. Une illustration du nouvel esprit du capitalisme ?
Précisons qu’il ne s’agit pas des mêmes femmes dans la plupart des cas. Mais cet exemple est particulièrement frappant pour illustrer le fossé qui sépare les militantes du MLF des féministes les plus en vue d’aujourd’hui. Dans l’optique anticapitaliste et antiautoritaire du MLF, il aurait été impensable de faire passer la nomination d’une femme à la tête de la police pour une victoire féministe.