Charlotte Belaïch et Sacha Nelken – Il y a exactement six mois avait lieu le premier tour des législatives. Quel premier bilan tirez-vous de l’action parlementaire de La France insoumise et de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) ?
Clémentine Autain – D’abord, ensemble nous sommes arrivés en tête en nombre de voix aux élections législatives. Nous avons triplé le nombre de députés de gauche et écologistes : c’est une première victoire. Ensuite, nous tenons bon ensemble face à la macronie et à l’extrême droite. Ce qui me frappe, malgré les vents contraires, c’est notre capacité à surmonter les difficultés.
LFI vient de réorganiser sa direction et a décidé de ne pas vous y intégrer, comme d’autres figures du parti. Comment le prenez-vous ?
Nous avions une responsabilité : ouvrir les portes et les fenêtres de LFI pour transformer le mouvement et passer un cap de massification. Après trois mois de travail à huis clos, et malgré des avancées, je constate que le repli et le verrouillage ont été assumés de façon brutale. Les militants n’ont pas eu voix au chapitre alors qu’ils devraient être les acteurs principaux du mouvement. La direction a été choisie par cooptation, ce qui favorise les courtisans et contribue à faire taire la critique. Aucun effort de pluralisme n’a été fait dans sa composition. Au dernier moment, un « conseil politique » a été imaginé, pour enrayer l’idée d’un enterrement de la diversité politique et des personnalités les plus populaires après Jean-Luc Mélenchon. Cette instance ressemble comme deux gouttes d’eau à feu « l’espace politique », supprimé car il ne servait à rien. Je suis d’accord pour ne pas reproduire les batailles de congrès des partis classiques. Mais pas en marginalisant ceux qui ont une parole différente du noyau dirigeant actuel. Je ne vois pas comment on peut porter la VIe République et assumer un tel fonctionnement. Il faut démocratiser LFI : une force à vocation majoritaire ne peut être un bloc monolithique.
Votre collègue François Ruffin s’est récemment déclaré « social-démocrate ». Et vous ?
La social-démocratie est un courant politique qui a largement gouverné en Europe, avec les résultats que l’on connaît. Il n’est pas le modèle adapté au monde d’aujourd’hui. Si je devais me définir d’un mot, je dirais écosocialiste. Il n’y a pas de solution au réchauffement climatique sans lutte contre les inégalités sociales. On sait aujourd’hui que les ressources sont limitées et que les 10 % des plus riches émettent autant de carbone que la moitié de la population. Emmener les catégories populaires dans ce combat est la condition sine qua non pour empêcher la catastrophe climatique.
Ruffin parlait aussi de forme. Les insoumis doivent-ils baisser d’un ton à l’Assemblée ?
Je plaide depuis un moment pour une tension entre insolence et solennité. Notre force est d’avoir su exprimer la colère populaire, rompre avec le langage technocratique, les éléments de langage creux… En même temps, nous avons besoin de moments où l’on incarne avec solennité notre projet. Au sein de la Nupes, nous devons trouver chaque fois l’équilibre entre cette rébellion nécessaire et un besoin de ne pas tempêter sur tout. Eviter un style convenu, mais aussi un fracas permanent qui atteint parfois des points Godwin.
Le « fracas », c’est le plafond de verre de Mélenchon ?
C’est aussi ce qui a fait sa force.
Une partie de LFI espère une dissolution. La gauche n’a-t-elle pas besoin de temps pour se réarmer plutôt ?
Oui, nous devons encore travailler, sur le fond et la stratégie. C’est plus facile en période non électorale. Il faut savoir aussi se remettre en cause. Cela ne signifie pas que ce qu’on a fait est à mettre à la poubelle mais, à partir du moment où on n’a pas gagné, nous devons améliorer des choses.
Comment faire mieux ?
Le rassemblement ne suffit pas. Il faut travailler sur l’abstention. Comment galvanise-t-on toutes celles et ceux qui sont d’accord avec nous, mais ne voient pas l’intérêt d’aller voter ? En Seine-Saint-Denis, nous avons 12 députés mais une abstention à 60 %. Idem chez les jeunes. Ensuite, nous devons conquérir d’autres électeurs.
Dans la France périphérique ?
Je n’aime pas cette expression. Il n’y a pas « des Frances ». Mais oui, nous avons des faiblesses dans les zones périurbaines, rurales. Pour toucher cet électorat, il faut d’abord… y aller et valoriser ceux qui, chez nous, en viennent. Ensuite, nous devons défendre l’égalité territoriale. Nous avons compris qu’il n’y avait pas que l’exploitation de classes, mais aussi des dominations fondées sur le genre ou l’origine. Nous devons désormais porter en plus l’égalité entre les territoires. Cela permet de ne pas opposer les classes populaires, celles des zones périurbaines et celles des banlieues. Il faut restituer une forme de spécificité : ne pas avoir de train est pire que des trains bondés et en retard ; une maternité engorgée et sous dotée, c’est mieux que pas de maternité du tout.
Vous avez donc le même diagnostic que François Ruffin, mais pas tout à fait les mêmes méthodes ?
Je suis attentive à ce que reconquérir les zones périurbaines ne conduise pas à mettre de côté la bataille contre le racisme, la domination masculine ou les violences policières, qui ont contribué à nos succès. On peut discuter de la manière d’en parler, mais éluder la question du racisme, par exemple, pour ne pas se mettre à dos « les fâchés pas fachos » est pour moi une impasse, surtout quand il faut affronter le RN.
C’est, selon vous, ce que sous-entend François Ruffin ?
Mon enjeu n’est pas de dialoguer seulement avec François, qui a le mérite de secouer le cocotier. Je veux affirmer une conviction : nous ne battrons pas l’extrême droite en nous cachant derrière notre petit doigt, en ne parlant pas des sujets dont elle parle. Ils veulent purifier la nation, nous défendons la créolisation. Ils soutiennent la police en toutes circonstances, nous dénonçons les violences illégitimes de certains policiers. Ils n’ont que la crise migratoire à la bouche, nous disons que la crise est celle de l’accueil. C’est dans un affrontement clair que nous ferons grandir le peuple de gauche.
A vous entendre, la gauche ne doit pas se contenter de mettre l’accent sur le social.
Je n’oppose pas social et sociétal. L’erreur majeure, à gauche, est de penser qu’il y a une question sociale et qu’ensuite, déconnectés, il y aurait le féminisme, l’antiracisme… Ce n’est pas la vraie vie, ça. Femmes et hommes ne sont pas égaux devant la retraite. Les femmes sont aussi les principales victimes de la précarité. Les sans-papiers sont exploités par leurs patrons. Séparer le sociétal du social, c’est ne pas voir combien ces enjeux sont imbriqués.
Va-t-il falloir trancher entre la ligne Ruffin et la ligne Autain ?
Mon objectif n’est pas de me différencier de François, mais de contribuer à une stratégie qui nous permette de gagner. Je suis députée de Seine-Saint-Denis, François est élu d’Amiens. La bonne idée, ce n’est pas que l’un gagne sur l’autre, mais qu’on se parle et qu’on trouve ce qui peut renforcer le chemin commun. Mais cela ne doit pas empêcher le débat.
La réforme des retraites sera précisée cette semaine. Comment vous préparez-vous ?
La bataille culturelle semble déjà gagnée car l’écrasante majorité des Français est opposée au recul de l’âge de départ à la retraite. Mais il faut encore combattre les faux arguments de « bon sens » du gouvernement qui répète que le système court à sa perte. La réalité, c’est que le déficit prévu est seulement de 10 milliards d’euros, sur 340 milliards de prestations retraites, tandis que le gouvernement donne des milliards aux entreprises qui font des profits records. Il faut aussi combattre l’idée selon laquelle nous devons travailler plus longtemps parce que nous vivons plus longtemps. L’espérance de vie en bonne santé, c’est 66 ans pour les femmes, 64 ans pour les hommes, avec de très grands écarts selon les catégories sociales. Il y a des métiers où ce n’est pas possible de travailler plus longtemps, les premiers de corvée vont mourir au travail. Il y aura une bataille sociale et une bataille parlementaire que nous allons mener d’arrache-pied avec la Nupes.
Mais si le gouvernement utilise à nouveau le 49.3, quelle peut être votre marge de manœuvre ?
C’est une méthode brutale, tragique pour la démocratie, qui trouvera ses limites. Le gouvernement parle de compromis, mais le seul sujet de discussion c’est 64 ou 65 ans. Il nous laisse débattre du poids des chaînes… Cela peut être la levure qui fait se lever le peuple : si la contestation sociale est trop puissante, nous pourrons les faire reculer.
Vous parlez de « brutalité » ? Est-ce votre définition de ce début de deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron ?
C’est le propre des néolibéraux : une alliance du tout-marché et d’un contrôle social accru. Cette idéologie a vécu. Même les Etats-Unis s’en détournent en investissant 400 milliards dans leur économie ! Macron, lui, reste arc-bouté sur une logique qui laisse le libre-échange et la concurrence tout accaparer. C’est Giscard sorti du formol. Il voit que ça ne marche pas donc il bricole, avec des chèques, des primes, quelques cautères sur des jambes de bois mais il ne change pas sa logique. Le délabrement du pays me frappe.
A quel niveau ?
Qui eut cru qu’en France, on ne trouverait plus de doliprane dans les pharmacies ? Des services d’urgence qui ferment, des transports en commun en burn-out, de possibles coupures de courant ? Macron se révèle en président des ruines. Il dilapide tout. Le moment nous inviterait à mettre l’accent sur le partage de la valeur. Depuis quarante ans, le rapport capital-travail se détériore. Pour s’accroître, le capitalisme a deux leviers : des salaires toujours plus bas et le consumérisme. Macron ne s’attaque à aucun de ces chantiers majeurs.
Adrien Quatennens, accusé de violences conjugales, sera jugé mardi à Lille. Vous avez formulé votre désaccord avec les propos de Jean-Luc Mélenchon, qui lui a apporté son soutien.
En effet, je n’ai pas eu la même expression. C’est une épreuve pour nous toutes et tous. Même à l’égard d’un camarade et dirigeant du mouvement, je souhaite que nous agissions en fonction de principes, qui ne peuvent s’appliquer avec géométrie variable. Ce n’est pas facile, aussi parce que MeToo est un phénomène nouveau. Mais nous avons un devoir d’exemplarité car ce combat est notre combat. Cela veut dire prendre au sérieux la parole de Céline Quatennens mais aussi se soucier de la réhabilitation d’Adrien Quatennens, sujet souvent éludé.
Peut-il continuer sa vie politique s’il est dans une démarche de réhabilitation ?
C’est important qu’Adrien Quatennens mène une réflexion sur ce qui s’est passé. Une fois que nous serons éclairés par la décision de justice, nous prendrons à nouveau une décision politique sur sa place à nos côtés. Je dis « éclairés », car nous ne nous en remettons pas totalement à la justice. Dans ce genre d’affaires, c’est souvent parole contre parole, et il peut être très difficile d’établir une vérité.
La présidentielle est dans quatre ans, mais déjà se pose la question d’un candidat commun de la gauche. Peut-on l’imaginer pour la Nupes ?
Si nous pouvions déjà nous entendre pour les européennes, ce serait bien ! Nous devons, dès cet été à mon avis, commencer à travailler sur le fond pour voir s’il est possible d’avoir une liste commune aux européennes de 2024. Si nous sommes divisés, le match de qui sera en tête se jouera entre le RN et Renaissance. C’est aussi une question de crédibilité : pour montrer que nous pouvons gouverner ensemble, nous devons avoir un discours commun sur l’Europe. Si nous n’y arrivons pas, ce ne sera pas la fin de la Nupes, mais il vaudrait mieux y arriver…
Quant à 2027 ?
Il est très difficile, à ce stade, de dire quelle pourrait être la méthode pour désigner un candidat commun. Mais s’il y a la volonté de le faire, nous y parviendrons.
Mélenchon peut-il encore être l’homme de la situation en 2027 ?
Il l’a été trois fois. La dernière présidentielle a eu lieu il y a six mois à peine… Dire aujourd’hui qui sera le ou la mieux placé pour porter nos couleurs en 2027 est impossible.
Vous pourriez l’être ?
Quand la question se posera, si je pense que je dois prendre mes responsabilités, ne vous inquiétez pas, je vous le dirais.
Interview réalisé par Charlotte Belaïch et Sacha Nelken