Depuis des semaines, le président Zélensky ne cesse de répéter que la Russie mène un génocide dans son pays. Le déni du monde est quasi-général. Il est vrai que le génocide est souvent un événement que l’on analyse après coup. Dans le moment des massacres (terme qui apparaît plus « neutre » que celui de « génocide »), l’on parle plus souvent de « crime d’agression », de « crimes de guerre » ou de « crimes contre l’humanité », mais pas de génocide. Ce mot, à l’évidence, est un mot qui fait peur à l’Occident, surtout quand l’un des siens - ou presque - l’Ukraine, est concerné. Le génocide fait en effet penser à des pratiques « barbares », commises par des « barbares », non par des peuples civilisés, démocratiques quelquefois. Il faut cependant ici lever une contradiction : on ne peut à la fois qualifier M. Poutine de « dictateur » et lui dénier la capacité et la volonté de « génocider » un peuple, celui d’Ukraine en l’espèce.
Regardons, d’une part les textes juridiques et, d’autre part la stratégie politico-militaire mise en place par Vladimir Poutine depuis le 24 février dernier. Par ses actes et des discours « à-demi-mots » (car aucun Etat n’a jamais dit explicitement qu’il allait en massacrer sciemment un autre), le chef du Kremlin semble bien commettre en Ukraine le « crime de génocide », crime contre « le droit des gens », comme nous allons tenter d’en apporter la démonstration dans le texte qui suit. M. Poutine semble bien s’arroger « un droit de vie et de mort » sur une population entière à la manière des tyrans antiques.
Mais commençons par un point d’histoire. C’est durant l’Entre-Deux-Guerres que des juristes, notamment le polonais Lemkin, se sont interrogés pour savoir s’il ne fallait pas trouver une appellation nouvelle pour qualifier les massacres massifs de certaines populations, la destruction systématique d’une nationalité, d’une ethnie ou d’une religion. On avait alors à l’esprit le massacre des Arméniens par la Turquie en 1915. Lemkin proposa de nommer ces faits : « génocide ». Des congrès internationaux en discutèrent ensuite régulièrement, avant que la Seconde Guerre mondiale n’interrompe ces échanges. C’est l’extermination de six millions de Juifs par les nazis qui relança le débat, même si le tribunal de Nuremberg préféra parler dans ses audiences de « crime contre l’humanité » plutôt que de génocide.
Au lendemain du verdict, l’Assemblée générale de l’ONU adopta à l’unanimité, le 11 décembre 1946, deux résolutions. La première confirmait les principes contenus dans le Statut et le jugement du tribunal qui étaient ainsi reconnus par la communauté internationale comme des principes fondamentaux du droit international. La deuxième résolution condamnait solennellement le génocide, invitant le Conseil économique et social à rédiger un projet de Convention sur ce sujet. Ce qu’il fit. En conséquence, le 9 décembre 1948, l’Assemblée générale adoptait le texte qui lui était soumis, qui devint la Convention sur le génocide - texte qui reste la référence en la matière.
Venons-en à l’« intervention » russe en Ukraine. Peut-on parler à son sujet de génocide ?
Beaucoup d’observateurs contestent cette appellation. Nous allons tenter de montrer qu’ils sont dans l’erreur. Regardons attentivement le texte de la Convention de 1948. Pour que le crime de « génocide » soit constitué, est-il écrit, plusieurs critères doivent être réunis. Il faut d’abord une intention de l’agresseur puis la commission par cet agresseur d’un certain nombre d’actes graves sur lesquels nous reviendrons dans un instant.
Restons sur l’intentionnalité. L’agresseur, dit le texte, doit avoir « l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » [souligné par nous]. L’intention se dégage naturellement des faits et des paroles. Elle est généralement préméditée. L’attitude de Vladimir Poutine ne souffre aucune ambiguïté. Au nom de l’intérêt de la Russie, le dirigeant du Kremlin, depuis le premier jour de guerre, n’a jamais dissimulé son intention de se débarrasser de son voisin (auquel il dénie du reste l’appellation de peuple), qui serait gangréné, à ses yeux, par des éléments nazis. Détruire l’Ukraine, au moins sa partie orientale (le Donbass), comme nous l’avons expliqué dans un papier de la Revue politique et parlementaire, telle est la visée très claire de M. Poutine. Contrairement à une idée reçue qui veut lier l’infraction de génocide à une destruction totale d’une population, la Convention est explicite sur ce point : une destruction partielle suffit.
Le génocide, nous l’avons vu, suppose la commission par l’agresseur d’un certain nombre d’actes graves. La Convention en énumère quatre ou cinq types. Nous retiendrons les trois premiers qui suffisent à la démonstration, à savoir 1) le meurtre de membres du groupe agressé 2) l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de ce groupe 3) la soumission intentionnelle du groupe visé à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle.
Un mot sur la notion de groupe. La Convention sur le génocide parle d’agression contre un « groupe national ». Question : l’Ukraine est-elle un « groupe national » ? Assurément. Un groupe national, on le sait, est un ensemble humain stable, historiquement constitué, dont les membres sont unis par des liens de langue, de culture et d’histoire commune, qui ont entre eux des rapports économiques permanents, vivent sur un territoire délimité, sont dotés d’institutions politiques qu’ils se sont librement données.
Lorsqu’un agresseur détruit un groupe ou une partie de ce groupe dans ces éléments qui le définissent, ou s’il crée des des conditions d’existence qui rendent la vie des membres de ce groupe impossible, il porte gravement atteinte au groupe en question et entre à son égard dans une logique de génocide. Par ses agissements criminels, la Russie entrave aujourd’hui, délibérément, la vie matérielle des Ukrainiens ; elle détruit son activité productrice agricole et commerciale, entrave son commerce international (le blocus du port d’Odessa empêche par exemple l’exportation de céréales). Le pilonnage des usines, la destruction des voies de communication (voies ferrées, routes, ponts) ajoutent à la perturbation de la vie économique locale. Quant aux bombardements massifs et continus de la population civile des villes et des compagnes, ils participent bien de cette même volonté russe de faire disparaître physiquement l’Ukraine. Bombarder sciemment des quartiers résidentiels, des écoles, des églises, des lieux de culture, c’est assurément, comme dit à nouveau la Convention, soumettre le pays attaqué à des conditions d’existence qui entraînent sa destruction totale ou partielle. Et il en est de même pour les bombardements des hôpitaux et autres établissements de santé qui détruisent la santé du peuple ukrainien et la mettent en danger de mort.
Le but des Russes est clair : éliminer les Ukrainiens, soldats et civils, hommes et femmes, adultes, jeunes, adolescents, enfants, voire bébés, en terrorisant la population pour faire partir les récalcitrants, les déporter au besoin. Ce qui se passe en Ukraine ressemble à un nouveau « néo-colonialisme ». La Russie cherche tout simplement à « récupérer » un pays qui lui a appartenu dans le cadre de l’Empire soviétique ; elle rejoue le scénario de « la relation du maître et de l’esclave ». Mais Vladimir Poutine peut bien être en voie de gagner la bataille du Donbass, il est plus que probable qu’il ne gagnera pas la guerre contre l’Ukraine, qui supposerait sa destruction totale.
Une chose est sûre, comme tous les « génocideurs », Vladimir Poutine nie les faits, affirmant tour à tour que de nombreux bombardements sont l’œuvre des Ukrainiens eux-mêmes (les forces nazies), que c’est la Russie l’agressée, qu’elle ne fait donc que se défendre, que les populations ci- viles ne sont pas volontairement visées (ceci nous rappelle, durant la guerre du Vietnam, la célèbre déclaration du président Johnson selon laquelle les Américains ne cherchaient qu’à détruire « le béton et l’acier »).
Concluons. Le génocide ukrainien n’est pas une opinion, mais une réalité. Comme jadis les Etats-Unis, la Russie remplit parfaitement les conditions posées par la Convention de 1948 qui autorisent à parler de génocide. Il s’agit même d’un génocide total : politique (dans les villes conquises, les maires en place sont remplacés par des pro-russes), économique (la Russie étrangle la vie économique du pays), culturel (en imposant, le plus possible, partout, le parler de la langue russe, en détruisant les théâtres). Il s’agit indubitablement, pour M. Poutine, d’effacer la personnalité nationale ukrainienne (le dirigeant russe qualifie au demeurant l’Ukraine de « création artificielle »), d’enfoncer le peuple voisin dans la misère, et plus encore d’effectuer le « grand remplacement » de la population locale par une population russe ou russophone - une sorte de purification ethnique (rappelons que des centaines de milliers d’Ukrainiens, dont 180 000 enfants, selon le ministère russe de la Défense, auraient déjà été déportés en Russie).
Dernière minute. A l’heure où nous écrivons ces lignes, nous apprenons qu’un rapport de 30 juristes et experts internationaux indépendants des Etats-Unis (le News Line Institute for Strategy and Policy) et du Canada (Raoul Wallenberg Centre for Human Rigts) indique que les actions commises par la Russie sont de nature « génocidaire ». Et de citer le massacre de Boutcha, à 30 km au nord-ouest de Kiev où des centaines de cadavres de civils et de militaires ont été découverts dans les rues et dans des charniers, ou bien des enlèvements et des meurtres de fonctionnaires ukrainiens, sans oublier un nombre important de violences sexuelles.
Michel Fize, sociologue et diplômé de Sciences politiques, auteur de « De l’abîme à l’espoir » (Mimésis, 2021)