Un silence coupable entoure les nombreuses décisions politiques fédérales et cantonales qui font le lit de la précarité. On pourrait supposer les acteurs politiques et économiques dominants occupés à de plus nobles tâches que de mettre en place un système coercitif d’« intégration » à n’importe quel prix des « désinsérés » que l’économie capitaliste produit en masse. On pourrait attendre qu’ils s’investissent dans la recherche de véritables alternatives aux délocalisations ou à la création de nouveaux emplois. Or, ces axes de travail n’entrent pas dans leurs projets politiques. Le paradoxe qui consiste à organiser l’exclusion ne les effraie pas, puisqu’il est la clé de voûte du système économique et social qu’ils prônent.
Grâce à l’effort délibéré des uns (les organisations patronales et la droite) et à la complicité, à la résignation, ou au manque d’imagination des autres (une part croissante de la gauche et des directions syndicales), se met en place une politique sociale de régression. Les acquis fondamentaux de la prévoyance sociale – déjà peu développée en Suisse – sont remis en cause. Le principe de responsabilité est imputé au prestataire et à l’usager, qui devient ainsi comptable de son chômage, de sa maladie, de sa pauvreté, de son handicap… Tout cela ne concourrant qu’à une chose : une constante révision à la baisse de la responsabilité des collectivités publiques, de la société, à l’égard des plus fragiles d’entre nous.
Cela fait plus de 20 ans que la Suisse vit à l’heure de l’érosion de la politique sociale, parallèlement au développement de la mondialisation néolibérale et à la détérioration du marché de l’emploi. Mais c’est principalement ces quelques dernières années que le système prend l’allure d’un démontage systématique. Sans crier gare, en catimini, les cartes de cette nouvelle donne sont distribuées, tandis que les officines patronales, les milieux politiques dominants, les faiseurs d’opinion et les médias entonnent en cœur le même refrain visant à disqualifier les dispositifs de sécurité sociale et leurs usager-e-s pour mieux justifier des mesures drastiques de réorganisation. Les scandales des « abus » et l’« incurie » des services publics sont ainsi montés en épingle.
Nous assistons ainsi à une étonnante convergence entre l’UDC, les partis bourgeois, souvent le PS et les verts, pour engager la contre-réforme de l’Etat et de la politique sociale. Rappelez-vous les procès faits à l’école et au système de santé publics, au logement social, à l’AI, à l’assurance chômage, à l’asile, à l’aide sociale, au projet de caisse maladie unique... Bien entendu, chacun n’a pas adopté la même position sur tous ces objets, ceci d’autant plus qu’un front de résistance était parvenu à se constituer. Mais sur le fond, la même logique était à l’œuvre, derrière la revendication d’une « modernisation de l’Etat ». Cette convergence improbable des politiques de régression sociale est pourtant photosensible : elle se développe dans l’ombre. Ces projets sont adoptés sans bruit, dans les parlements, « comme chat sur braise », et soumis en votation au compte-gouttes, à chaque fois que nous parvenons à faire aboutir un référendum.
Un système intégré de gestion répressive du salariat désocialisé et précarisé est en train de voir le jour. Sa fonction principale aux yeux des dominants : faire pression sur les conditions de travail de toutes et de tous. Derrière les maîtres mots de « dépistage précoce et de collaboration interinstitutionnelle », il s’agit de répartir entre l’AI, le chômage et l’aide sociale, les salarié-e-s provisoirement ou définitivement « mis au rebut » : les malades ou handicapé-e-s, les trop âgé-e-s, les inadéquatement qualifié-e-s, les indociles… autrement dit : les travailleurs-euses de trop. Dans cette approche, l’aide sociale est appelée à jouer non seulement le rôle de filet de rattrapage, mais acquiert en même temps la fonction de « voie de garage » pour celles et ceux qui vont se voir imposer le nouveau statut d’« intermittents du travail » ou se trouver durablement mis à l’écart du marché de l’emploi.
C’est pourquoi le mouvement solidaritéS appelle toutes celles et ceux qui subissent au quotidien les conséquences de cette régression sociale à s’engager contre ces politiques qui conduisent à renforcer les clivages sociaux, relèguant une part croissante des jeunes, des salarié-e-s et des personnes âgées dans la précarité. Pour lutter effectivement contre cette nouvelle pauvreté, nous considérons qu’il faut combiner trois niveaux d’intervention : mener certes des batailles référendaires contre les lois qui favorisent le démantèlement social ; mais aussi renforcer l’organisation et l’action syndicales sur les lieux de travail, puisque la précarité est une menace pour tous les salarié-e-s ; faire entendre enfin notre résistance dans la rue, au coude à coude avec les salarié-e-s, les chômeurs-euses, les usager-e-s et les bénéficiaires de l’aide sociale.