Du vivant de Bernard Tapie, la presse a souvent eu deux manières de parler de lui. Pour beaucoup de journaux de la presse écrite et plus encore de médias audiovisuels, il a longtemps été, comme on dit, un « bon client ». Avec ses coups de gueule et ses tartarinades, ses coups de bluff et ses tours de bonneteau, il figurait parmi ces invités que beaucoup ont adoré recevoir car il faisait espérer un gonflement des ventes ou des pics d’audience. Pendant plus de trente-cinq ans, il a donc été accueilli avec empressement sur d’innombrables plateaux, y compris ceux du service public.
D’un média à l’autre, de BFMTV jusqu’à Europe 1, en passant par France 2, Le Journal du dimanche ou Paris-Match, on s’arrachait Bernard Tapie. Pour le faire parler d’à peu près n’importe quoi. Au hasard, du foot. Ou bien des « gilets jaunes ». Ou alors de la situation politique en général et d’Emmanuel Macron en particulier. Et puis, dans la foulée, on l’invitait aussi à parler (un peu) de sa propre affaire, sans trop le contredire ou l’interpeller. En le laissant proférer, le plus souvent, les plus grosses énormités. On a même vu au printemps 2021 France Inter s’abaisser à faire la promotion d’un livre – naufrage du service public ! – écrit par un salarié de Tapie, truffé de mensonges et de contrevérités innombrables sur l’histoire du célèbre arbitrage frauduleux, et tout autant d’insultes et de « fake news » à l’égard de Mediapart.
Il faut dire que le bateleur savait y faire. Du temps où tout lui souriait encore, dans le sport comme en politique, il avait pris l’habitude de convier sur son luxueux yacht, le Phocéa, de très nombreux patrons de presse, et même des ribambelles de journalistes, pour passer avec lui quelques jours de vacances luxueuses. Ce qui ne contribuait pas forcément à des formes de journalisme très pugnace. Tant et si bien que de très nombreux journaux, du JDD jusqu’au Figaro, et même très longtemps Libération, ont pris des années durant fait et cause pour Bernard Tapie, comme s’il avait été victime d’une insupportable erreur judiciaire, fomentée par quelques magistrats enquêtant perpétuellement à charge.
Et maintenant qu’un double cancer a fini par terrasser le bouillonnant Bernard Tapie, lui qui semblait ne jamais garder durablement un genou à terre, la grosse caisse médiatique va indubitablement reprendre. De Bernard Tapie il va être question dans toutes les gazettes. Interminablement. Avec des reportages à n’en plus finir sur papier glacé, des odes hagiographiques de celui qui d’innombrables fois a trébuché mais s’est toujours relevé…
Pour Mediapart aussi, Bernard Tapie a assurément été un « bon client ». Comment pourrait-on le nier puisque, depuis que le scandale qui porte son nom a éclaté, en juillet 2008, nous lui avons consacré plusieurs centaines d’articles ou d’enquêtes (elles sont ici). Toujours cependant, dans l’optique d’un journalisme d’intérêt public que nous revendiquons et non d’un journalisme plus « people ». Car, pour dire vrai, non, je ne me suis jamais attardé sur l’homme Bernard Tapie – même si l’un et l’autre avons fini par bien nous connaître, tant nos échanges ont été innombrables, tantôt apaisés, tantôt volcaniques, comme en attestent nos échanges de SMS dont on trouve quelques exemples dans le documentaire que j’ai co-écrit avec Thomas Johnson et que l’on peut visionner ici sur ce billet de blog.
Mais, sous ma plume, Mediapart a constamment préféré mettre en lumière non pas l’aventure personnelle de Bernard Tapie mais ce que son affaire – ou plutôt ses affaires – a révélé de notre pays ; des dysfonctionnements de notre démocratie ; des embardées de la justice.
Puisque Bernard Tapie est mort, ce dimanche 3 octobre, après un très long combat contre la maladie, sans doute est-ce toujours le meilleur prisme pour parler du personnage : continuer d’observer toutes les turbulences dans lesquelles il a été emporté tout au long de sa vie, comme un miroir. Car dans sa vie tumultueuse, on discerne tout cela : la folle consanguinité entre le pouvoir politique et les milieux d’affaires, une justice parfois à la botte, une presse trop souvent servile, et tant d’autres choses encore… Alors, observons une dernière fois le miroir Tapie, pour discerner les images qu’il renvoie de notre démocratie.
Le premier effet de miroir concerne la vie politique française car Bernard Tapie a d’abord été protégé par François Mitterrand, qui en a fait un (éphémère) ministre à la fin de son second septennat, avant d’être de nouveau protégé, longtemps plus tard par Nicolas Sarkozy, qui a suspendu le cours de la justice ordinaire en sa faveur pour faire appel à la justice privée d’un arbitrage – dont on a appris par la suite qu’il avait été frauduleux. Bernard Tapie a commencé à faire fortune sous cette première présidence, grâce à l’appui que lui a apporté une banque publique, en l’occurrence l’ex-Crédit lyonnais, dont le PDG, Jean-Yves Haberer, était un proche de François Mitterrand ; et il a formidablement arrondi son magot, sous l’autre présidence, en empochant les 404 millions d’euros de la sentence arbitrale, dont 45 millions d’euros au titre d’un prétendu préjudice moral.
En somme, cette interminable affaire Tapie éclaire les aspects les plus sombres du mitterrandisme comme les aspects les plus troubles du sarkozisme. Ou, si l’on préfère, c’est un formidable révélateur de l’affairisme qui avait cours sous la première présidence, et qui s’est encore accentué sous la seconde. L’histoire de Bernard Tapie peut en effet se résumer à ce sidérant raccourci : le scandale, c’est sous François Mitterrand qu’il a commencé, et c’est sous Nicolas Sarkozy qu’il s’est achevé.
Sa bonne fortune, c’est, de fait, sous le second septennat de François Mitterrand que Bernard Tapie a commencé à la connaître. D’abord parce que les socialistes ont pris à l’époque la responsabilité de le présenter sous les traits d’un entrepreneur modèle, au point de faire de lui un ministre, alors qu’il n’était qu’un aventurier sans trop de scrupules de la vie financière, jouant fréquemment sur le registre du populisme.
Mais il y a encore beaucoup plus grave que cela. C’est que Bernard Tapie a tiré financièrement avantage de cette courte échelle que lui ont faite les socialistes. L’homme d’affaires s’est en effet souvent présenté en victime et a fait valoir qu’il aurait été floué par le Crédit lyonnais lors de la revente du groupe Adidas, mais la vérité est tout autre. S’il n’avait pas été protégé par François Mitterrand, il n’aurait jamais profité des bonnes grâces du Crédit lyonnais, qui était à l’époque une banque publique.
On oublie trop souvent que Bernard Tapie n’a jamais engagé le moindre argent personnel – pas un seul centime – lors de sa prise de contrôle, en juillet 1990, du groupe Adidas : c’est la banque publique qui a financé l’opération, en lui faisant un prêt de 1,6 milliard de francs sur deux ans ; prêt que Bernard Tapie n’a jamais été capable de rembourser. Or, deux ans plus tard, après déjà bien des péripéties, si la banque, à l’époque dirigée par Jean-Yves Haberer, avait été un établissement normal ; si l’Élysée n’avait pas fait comprendre que Bernard Tapie était sous sa protection et allait bientôt redevenir ministre, l’histoire se serait arrêtée là : le Crédit lyonnais aurait fait jouer les nantissements dont il disposait sur les titres Adidas de Bernard Tapie ; le groupe de sports serait passé, au moins provisoirement, sous contrôle public ; et il n’y aurait pas eu de litige commercial les années suivantes. Et il n’y aurait pas eu non plus d’arbitrage seize ans plus tard. L’affaire Tapie se serait arrêtée en 1993, par la débâcle de l’homme d’affaires préféré des socialistes.
En somme, Bernard Tapie a profité d’un traitement de faveur indigne d’une démocratie, en 1993, parce qu’il était l’un des protégés de François Mitterrand. Et c’est grâce à cela, sans jamais avoir investi le moindre centime dans Adidas, qu’il a pu, longtemps après, intriguer dans les coulisses du pouvoir sarkozyste, pour obtenir un arbitrage, au moment précis où il risquait de perdre sa confrontation judiciaire avec l’ex-banque publique devant les tribunaux de la République.
On aurait donc tort de voir en Bernard Tapie un simple aventurier de la vie des affaires ou de la politique, qui aurait dû son exceptionnel parcours ou sa longévité à son tempérament – même s’il n’en a jamais manqué. Au-delà de son propre caractère bouillonnant, il a d’abord été le reflet des époques qu’il a traversées. Il a ainsi été le symbole des « années fric » qui ont marqué la fin de la seconde présidence Mitterrand, de cette période accablante pour le socialisme français qui a favorisé « ceux qui s’enrichissent en dormant » – selon la formule célèbre de François Mitterrand –, de cette période de naufrage marquée par des scandales en cascade, éclaboussant de nombreux obligés du Palais, ceux de Pechiney-Triangle ou encore du Crédit lyonnais.
Et longtemps plus tard, il est aussi l’un des symboles de ce capitalisme du Fouquet’s qui a vu sous la présidence Sarkozy les milieux d’affaires vivre plus que jamais en totale consanguinité avec les sommets du pouvoir.
Si Bernard Tapie est une figure qui dit beaucoup de la vie politique française, et des réseaux d’influence qui l’abaissent, cela ne s’arrête d’ailleurs pas à la fin de la présidence Sarkozy ; cela se prolonge sous la présidence Hollande. Un intermède en particulier le confirme : sans l’appui de son ami Claude Bartolone, à l’époque président socialiste de l’Assemblée nationale, qui est intervenu auprès de François Hollande, Bernard Tapie n’aurait jamais pu acheter (avec l’argent de l’arbitrage frauduleux) le groupe de presse de La Provence, à la fin 2012, c’est-à-dire à une époque où il était déjà visé par une information judiciaire pour escroquerie et détournement de fonds publics – initialement, la qualification était même « escroquerie en bande organisée ».
Si l’inusable Bernard Tapie a eu un incontestable talent durant toutes ces années, c’est donc d’abord celui d’exploiter tous les passe-droits et avantages qu’autorise le capitalisme de connivence à la française, ce capitalisme de la barbichette organisé sur la base d’échanges de bons procédés mutuels. Il les a exploités sûrement mieux que personne. Encore faut-il avoir à l’esprit que ce capitalisme consanguin peut avoir plusieurs visages. Il y a le capitalisme de connivence des beaux quartiers, celui qu’a longtemps incarné Alain Minc, qui entrait à l’Élysée par la cour d’honneur ; et puis il y avait le capitalisme de connivence moins policé, celui qu’incarnait Bernard Tapie, qui avait lui aussi ses entrées à l’Élysée, mais le plus souvent par une porte dérobée. Mais ce sont les deux facettes d’un même univers. Comme nous l’avons d’ailleurs chroniqué en son temps (à lire ici), les deux hommes se sont d’ailleurs croisés et ont cherché à faire des affaires ensemble.
L’autre effet de miroir que renvoie Bernard Tapie concerne évidemment la justice. Car s’il y a bien une preuve que la justice en France peut marcher gravement de travers ; qu’elle est parfois polluée par des interférences du pouvoir ; et qu’en somme, elle n’est pas véritablement indépendante, c’est sûrement cette affaire Tapie qui en apporte l’illustration la plus éclatante. Alors que cette affaire a commencé voici exactement 27 ans, avec le litige entre l’homme d’affaires et sa banque, l’ex-Crédit lyonnais (dont les actifs douteux ont été repris en 1995 par une structure publique de défaisance dénommée CDR – pour Consortium de réalisation) au sujet de la vente, en février 1992 du groupe de sports Adidas, il est frappant de constater qu’au jour du décès de Bernard Tapie, certaines des procédures judiciaires (civiles, pénales, fiscales...) ne sont toujours pas closes ou ne le sont que depuis très peu de temps. Cette affaire Tapie montre donc avec éclat à quel invraisemblable fiasco peut parfois conduire une justice qui n’est pas indépendante et qui peut, de ce fait, être même sous influence.
L’instrumentalisation de la justice a d’abord porté sur le volet civil de l’affaire – celui qui concernait donc la vente d’Adidas. En droit, dans une démocratie apaisée et soucieuse d’une bonne administration de la justice, l’affaire était assez simple à juger. Car des conflits entre Bernard Tapie et sa banque, l’ex-Crédit lyonnais, il en existe à foison dans la vie des affaires. La banque avait-elle respecté le mandat de vente d’Adidas que lui avait confié son client Bernard Tapie ? Ou l’avait-elle trahi, en se portant secrètement contrepartie, c’est-à-dire en figurant dans le tour de table des acquéreurs ? Avait-elle, en somme, manqué de loyauté envers son client, en disant défendre ses intérêts mais en ayant lié partie avec les acquéreurs ? Ce différend commercial est d’une parfaite banalité. Et la justice aurait dû faire son office facilement. Mais en fait, tout a très vite déraillé !
D’abord, assez promptement, la procédure judiciaire est suspendue car Bernard Tapie est rattrapé par d’autres affaires, notamment celle du match truqué de foot OM-VA, et est placé en détention.
La procédure civile, qui doit juger si le Crédit lyonnais a ou non filouté son client, ne reprend donc véritablement qu’au début des années 2000. Mais, en 2004, elle est de nouveau suspendue parce que le ministre des finances de l’époque, Nicolas Sarkozy, qui est proche de Bernard Tapie, essaie, à sa demande, d’imposer une médiation entre ce dernier et le CDR.
La médiation ayant échoué, c’est en 2005 seulement que la procédure civile finit par s’accélérer. Cette année-là, la cour d’appel rend un premier arrêt plutôt favorable à Bernard Tapie. Mais en 2006, la Cour de cassation brise de manière énergique l’arrêt. Une cour de renvoi est alors saisie et la Cour de cassation a, à ce point, encadré le renvoi que l’issue judiciaire est alors quasiment acquise : on comprend à l’époque que quelques mois plus tard, la cour de renvoi va définitivement donner raison au CDR, en clair à l’État, et que Bernard Tapie va bientôt perdre la partie.
C’est alors que survient le rebondissement le plus spectaculaire et le plus insensé de l’histoire. À peine élu, le nouveau président, Nicolas Sarkozy, donne des instructions pour que le cours de la justice ordinaire soit suspendu – juste au moment où l’État va bientôt gagner son procès – et pour qu’une justice privée soit saisie, celle d’un tribunal arbitral.
La suite de l’histoire, on la connaît : constitué peu après, le tribunal arbitral rend sa sentence, un an plus tard. Et elle renverse totalement la donne : c’est Tapie qui gagne, et il empoche un pactole de 404 millions d’euros, dont une indemnité de 45 millions au titre d’un prétendu préjudice moral, qui choque tout le pays.
Seulement voilà ! Quand, à partir de septembre 2012, l’instruction judiciaire confirmera que de nombreuses irrégularités ont été commises pendant l’arbitrage, la procédure civile sera relancée. Sur la base de documents issus de la procédure pénale, la cour d’appel rend donc un premier arrêt le 17 février 2015, au terme duquel l’arbitrage est annulé, au motif qu’il a été frauduleux.
Vingt et un ans après avoir commencé, le différend commercial entre Bernard Tapie et le CDR au sujet de la vente d’Adidas revient alors à son point de départ. La cour d’appel doit donc de nouveau juger si Tapie a, ou non, été filouté en 1993 par sa banque.
Et c’est finalement le 3 décembre 2015 que la cour d’appel rend son arrêt final : Tapie est débouté de toutes ses demandes ; il est clairement établi qu’il n’a jamais été filouté par sa banque.
En ce mois de décembre 2015, il semble donc évident que Bernard Tapie va devoir rendre sur-le-champ le magot des 404 millions d’euros de l’arbitrage frauduleux, majoré des intérêts qui courent depuis 2008, soit à l’époque près de 450 millions d’euros au total (plus de 500 millions aujourd’hui).
Mais c’est alors que la justice connaît une nouvelle embardée. À plusieurs reprises, le tribunal de commerce de Paris refuse en effet de prononcer la liquidation judiciaire du groupe Tapie et, prononçant sa mise en redressement, interdit de facto à l’État de recouvrer sa créance. En somme, le tribunal de commerce de Paris fait entrave à l’exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Paris ordonnant à Tapie de rendre son magot. Et cette entrave est d’autant plus spectaculaire que l’affaire Adidas finit par arriver devant la Cour de cassation, laquelle condamne définitivement en mai 2017 Bernard Tapie à restituer les sommes frauduleusement perçues.
Peine perdue ! Le tribunal de commerce de Paris fait encore de la résistance au profit de Bernard Tapie. Et ce n’est finalement qu’en mai 2020 que le tribunal de commerce de Bobigny (où l’affaire a été dépaysée) prononce la liquidation judiciaire du groupe Tapie, ouvrant la voie au recouvrement par l’État de la créance qu’il détient sur Tapie.
Mais malgré ce jugement, il semble que les choses aient encore peu évolué. Si de nombreux biens de Bernard Tapie ou comptes bancaires ont été placés sous séquestre pendant l’instruction pénale, l’État, à notre connaissance, n’a toujours pas recouvré sa créance. Le décès de Bernard Tapie, qui entraîne ipso facto l’extinction de l’action publique, soulève donc une cascade de questions : l’État, qui réclamait récemment plus de 550 millions d’euros à Bernard Tapie (soit beaucoup plus que la fortune qu’il détenait encore), a-t-il la moindre chance de récupérer, au moins partiellement, les sommes qui lui sont dues ? Les séquestres qui avaient été mis par la justice sur certains actifs ne sont-ils pas annulés du fait du décès, ruinant encore un peu plus les chances de l’État de récupérer sa mise, et permettant aux héritiers de l’ex-homme d’affaires de garder une partie du pactole ? En bref, Bernard Tapie a disparu, mais le volet civil de l’affaire est plus embrouillé que jamais.
Dans le cas de la procédure pénale, le fiasco judiciaire est encore plus accablant. Car l’action publique est aussi éteinte avec le décès de Bernard Tapie. Il n’y aura donc pas de vérité judiciaire pour ce volet de l’affaire, qui était pourtant l’un des plus importants.
Pour comprendre le gâchis auquel on arrive, il suffit de se souvenir qu’à la suite de l’arbitrage qui avait alloué en juillet de cette année-là 404 millions d’euros à Bernard Tapie, très vite, dès les jours suivants, des premiers indices d’irrégularités ont été révélés, tout particulièrement par Mediapart dès le mois de juillet 2008. Mais, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la justice est restée inerte. Et il a fallu attendre après l’alternance, en septembre 2012, que le parquet ouvre enfin une information judiciaire.
De très longues investigations judiciaires ont alors commencé, mettant au jour de nouvelles irrégularités, qui conduiront dans le volet civil à l’annulation de l’arbitrage en 2015, au motif qu’il avait été frauduleux.
Une fois l’enquête judiciaire achevée, un premier procès pénal a donc eu lieu, où ont été jugés six prévenus, parmi lesquels Bernard Tapie lui-même, son avocat Maurice Lantourne, l’actuel patron d’Orange Stéphane Richard ou encore l’un des trois arbitres, Pierre Estoup. Avec, au cours de ce procès, une question de droit complexe : la fraude établie dans le volet civil était-elle constitutive au plan pénal d’une escroquerie ?
Or, contre toute attente, le tribunal correctionnel de Paris a finalement prononcé le 9 juillet 2019 la relaxe de Bernard Tapie et des cinq autres prévenus. Nous avions à l’époque relevé que, dans son volet pénal aussi, l’affaire Tapie tournait au fiasco judiciaire puisque la décision était polluée d’incohérences. Parmi les très nombreuses aberrations que nous révélions, il y avait notamment celle-ci : devant la Cour de justice de la République, Christine Lagarde, ministre des finances à l’époque des faits, avait été préalablement condamnée (mais dispensée de peine) le 19 décembre 2016 pour détournement de fonds publics commis par un tiers et résultant de la négligence d’une personne dépositaire de l’autorité publique ; mais devant le tribunal correctionnel de Paris, son directeur de cabinet de l’époque, Stéphane Richard, sur lequel pesaient des griefs similaires, a été relaxé, les magistrats ne retenant pas contre lui la charge de détournement de fonds publics.
Comment une juridiction a-t-elle donc pu estimer qu’il y avait eu un détournement de fonds publics tandis que l’autre a considéré que la charge était inexistante ? C’est ce motif, et de nombreux autres, qui a, quoi qu’il en soit, amené le parquet à faire appel. Initialement, la cour d’appel aurait donc dû rejuger l’affaire en octobre 2020. Mais au début du procès, la défense de Bernard Tapie avait déposé une demande de renvoi au motif que ce dernier, âgé de 77 ans, souffrait d’un double cancer de l’estomac et de l’œsophage, et n’aurait pas été en mesure d’assister à toutes les audiences. Le 26 octobre 2020, la cour d’appel de Paris a par conséquent décidé de renvoyer le procès au 10 mai 2021.
On connaît la suite : les audiences avaient à peine repris que Bernard Tapie annonçait que son état de santé ne lui permettait plus d’y assister et refusait que ses avocats le représentent en son absence. Ce qui a porté un coup fatal à la procédure pénale, car même si les faits ont été établis par une très longue information judiciaire, puis longuement débattus en présence de Bernard Tapie lors du procès en première instance, on se doute bien qu’un procès Tapie… sans Tapie perdait d’un seul coup beaucoup de son intérêt.
C’est ce 6 octobre 2021 que la cour d’appel de Paris rendra son arrêt dans l’affaire de l’arbitrage frauduleux. Il concernera donc les cinq autres prévenus, mais pas Bernard Tapie, aujourd’hui disparu.
À force de lenteur sinon même d’entraves, treize ans après les faits, la justice n’aura toujours pas fait son office. La disparition de Bernard Tapie marque donc l’épilogue du naufrage judiciaire…
Toutes ces affaires risquent certes de connaître pendant encore longtemps de nombreuses répliques judiciaires. En particulier, il existe encore un autre volet, fiscal celui-là, sur lequel la justice sera amenée à statuer. Cette dernière affaire concerne Éric Woerth, actuel président (LR) de la commission des finances de l’Assemblée nationale, qui est mis en cause par la justice pour des faits du temps où il était ministre du budget sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. En 2013, Mediapart avait en effet révélé un enregistrement de Bernard Tapie faisant apparaître qu’il était allé négocier à l’Élysée le montant des impôts qu’il devait à l’État à la suite de l’arbitrage. Puis, en décembre 2015, nous avions révélé qu’Éric Woerth avait fait un cadeau de 58 millions d’euros à Tapie sur le montant de ces impôts qu’il devait au fisc.
Et c’est cette affaire qui a conduit la Cour de justice de la République à ouvrir une enquête judiciaire pour « concussion » dans ce volet fiscal de l’affaire Tapie, et à mettre Éric Woerth en examen en juillet 2021.
Mais ces répliques ne sauraient masquer le constat principal : infatigable bagarreur, Bernard Tapie a gagné à sa manière son ultime et interminable confrontation avec la justice, en nous quittant avant qu’elle n’ait le dernier mot sur le volet pénal de l’affaire. L’épilogue de cette histoire est même encore plus spectaculaire que cela. Car, pour finir, Bernard Tapie est parti, en emportant avec lui son principal secret, dont il n’a jamais voulu parler. Car pourquoi donc Nicolas Sarkozy a-t-il donc accepté d’interrompre le cours de la justice ordinaire pour confier à une justice privée le différend commercial que son ami Bernard Tapie était en passe de perdre ? Quels liens unissaient les deux hommes ?
Bernard Tapie est parti mais le mystère reste entier.
Laurent Mauduit