La crise politique qui s’intensifie en Birmanie place la Thaïlande voisine face à de nombreux enjeux. Terre natale de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est ou Asean [qui devrait tenir une réunion le 24 avril à Jakarta], dont elle est la cofondatrice, elle se retrouve obligée d’endosser un rôle humanitaire et diplomatique de plus en plus pressant. En tant que voisin immédiat, le pays va avoir bien du mal à échapper aux retombées.
Le nombre de morts augmente chaque jour [le 15 avril, on en comptait plus de 800 depuis le coup d’État], l’économie birmane s’effondre, et la confrontation se durcit entre l’opposition civile et la Tatmadaw, l’armée birmane, dans le sillage du coup d’État du 1er février orchestré par le général Min Aung Hlaing. À moins d’adopter une attitude plus déterminée, Bangkok risque de saper les efforts de l’Asean pour mettre fin aux troubles en Birmanie.
La Thaïlande est un havre de paix historique
Pour des raisons en partie géographiques et historiques, la Thaïlande a longtemps été en première ligne lors des crises régionales – des guerres civiles au Vietnam et au Laos [entre les années 1960 et 1975] au génocide commis par les Khmers rouges au Cambodge [1975-1979], à la répression sanglante par l’armée des manifestations estudiantines en Birmanie en 1988. Tout au long des années 1980 et 1990, la Thaïlande a été le principal refuge des demandeurs d’asile, des personnes déplacées et des réfugiés venus de ses voisins de l’Est comme de l’Ouest.
Ce statut de havre de paix au beau milieu des conflits internes meurtriers qui faisaient rage dans les États limitrophes était reconnu et salué dans le monde entier. Et aujourd’hui, la Thaïlande se retrouve de nouveau en première ligne. Le putsch militaire du général Min Aung Hlaing a entraîné une cascade de conséquences tant dans son pays qu’à l’étranger.
Il menace ainsi non seulement l’espoir d’un avenir meilleur pour le peuple birman, mais aussi l’image de l’Asie du Sud-Est en tant que région dynamique à la croissance économique vigoureuse, tout en compromettant le rôle clé de l’Asean pour la paix et la stabilité régionales.
Le fait que la prise de pouvoir par la Tatmadaw se soit heurtée à une vive résistance de la part d’une partie importante de la population des grandes villes et que celle-ci se poursuive dans tout le pays est sans précédent. Peut-être est-ce même une surprise pour la junte, dont le nom officiel est “Conseil d’administration de l’État”.
La Tatmadaw, dotée d’une puissance de feu supérieure, maîtrise la situation, mais l’alliance antimilitaires – composée de dissidents civils, de parlementaires et de diverses organisations ethniques armées comme l’Armée de libération nationale karen et l’Armée pour l’indépendance kachin – s’est défendue avec assez d’énergie pour transformer la situation en bras de fer amené à se prolonger pendant encore plusieurs mois.
Si jamais l’emprise du général Min Aung Hlaing se relâche sous la pression nationale et internationale, la Tatmadaw n’en restera pas moins une force incontournable. Que le haut commandement militaire actuel l’emporte ou qu’il échoue, les intérêts de l’Asean et le rôle de la Thaïlande seront cruciaux pour la suite.
“Taillé dans le même bois” militaire que la junte birmane
Bangkok n’a pas encore donné toute la mesure de ses compétences diplomatiques pour deux raisons. Premier facteur important, le Premier ministre thaïlandais, Prayut Chan-o-cha, est taillé dans le même bois militaire que le général Min Aung Hlaing. En mai 2014, alors qu’il occupait les fonctions de commandant en chef des forces armées, il a pris la tête du dernier coup d’État en date qu’ait connu la Thaïlande.
Depuis, le pays a peut-être renoué avec le pouvoir civil et organisé des élections en 2019, mais cela s’est fait conformément à la Constitution de 2017. Un texte préparé par les militaires donnant une légitimité démocratique de façade. Pas étonnant que le général Min Aung Hlain se soit rendu à Bangkok moins de deux mois après le putsch en Thaïlande, et qu’il ait écrit à Prayut pour lui demander son soutien quelques jours seulement après son propre coup d’État.
Nombre de gens ignorent que le chef de la junte birmane se considère comme l’héritier du général Prem Tinsulanonda, ancien Premier ministre thaïlandais et président du Conseil suprême d’État. En 2012, alors qu’il venait d’être nommé chef des armées, Min Aung Hlaing – qui avait perdu son père dix ans auparavant – a cherché la protection du général Prem, alors nonagénaire, et noué avec lui une relation presque filiale. Il rendait régulièrement visite au général Prem et a même fait le déplacement pour une journée du souvenir à l’occasion de ses funérailles, en mai 2019.
Cette proximité devrait permettre à l’état-major thaïlandais d’avoir l’oreille de Naypyidaw. Sous l’égide du Premier ministre Prayut, le gouvernement thaïlandais s’est jusqu’à présent abstenu de toute prise de position ferme à l’égard des violences perpétrées par la Tatmadaw contre des manifestants non armés.
Répression des libertés et dépendance énergétique
Il faut dire que le gouvernement thaïlandais n’est guère en position de lancer des accusations : lui-même soutenu par les militaires, il a fait enfermer des jeunes manifestants prodémocratie pour des motifs contestables et a réduit les libertés civiles. [Plusieurs meneurs des récentes manifestations étudiantes ont été arrêtés et accusés de crimes de lèse-majesté.]
La seule différence entre les deux pays est que la répression de la société civile en Thaïlande est moins ouvertement brutale et reste masquée par un semblant de légitimité constitutionnelle et des arrangements politiques plus ou moins valides dont les militaires birmans voudraient s’inspirer.
Autre facteur incitant à la prudence, la Thaïlande dépend en bonne partie du gaz naturel birman : près de 30 % de son électricité est produite grâce aux importations de gaz. Au-delà des liens étroits qui unissent les militaires des deux pays, les dirigeants thaïlandais ne peuvent pas se permettre de se fâcher avec la junte birmane car leur approvisionnement en énergie en dépend.
Résultat, non seulement la Tatmadaw est en position de ne pas céder un pouce sur le plan intérieur, mais elle jouit également d’une influence considérable chez ses voisins immédiats, ce qui lui permet d’encaisser sanctions et autres pressions étrangères.
Sachant cela, que peut faire la Thaïlande ? Pour commencer, le gouvernement pourrait défendre une politique étrangère plus ferme en autorisant les réfugiés birmans à passer la frontière pour raison humanitaire au lieu de les refouler. Prayut pourrait également utiliser ses bonnes relations avec l’état-major birman et son expérience de coup d’État pour aider la Birmanie à sortir d’une voie qui ne peut déboucher que sur davantage de violence.
Thitinan Pongsudhirak
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