Près de trente-cinq ans plus tard, cette nouvelle édition cherche à s’inscrire dans le contexte des mouvements sociaux contemporains, tels que Occupy et les Indignés, pour n’en nommer que quelques-uns. Les illustrations en page couverture et les exemples qui ponctuent le récit témoignent d’ailleurs de cette volonté d’actualisation. Il s’agit donc de partager à une autre génération d’activistes l’histoire de la gauche en Grande-Bretagne, d’un point de vue féministe et socialiste. Ainsi, si la seconde partie du livre consiste essentiellement en une republication de l’ouvrage original, la première comporte trois nouveaux essais. C’est sur ces derniers que porte principalement cette recension. Rowbotham, Wainwright et Segal y abordent des thématiques analogues à celles traitées dans la première édition, tout autant pertinentes à notre époque, méritant des réflexions étendues et adaptées à la modulation du contexte sociopolitique.
Les auteures s’y montrent tout aussi friandes d’actions directes et décentralisées (s’inspirant d’exemples issus du mouvement de libération des femmes et de ses modes organisationnels), de pratiques antiautoritaires, horizontales, allant « du bas vers le haut », le tout en appelant à des coalitions élargies de la gauche à même de lutter contre le néolibéralisme ambiant. La critique originelle des structures léninistes, palpable dans la version de 1979, se transforme ici en réflexion plus étendue sur les moyens d’action et d’organisation de la gauche anticapitaliste. Le livre réussit (peut-être mieux que l’édition originale) à présenter une vision non idéalisée des coalitions réalisées et souhaitables, en se fondant sur des expériences de terrain concrètes dans lesquelles les aspects positifs et négatifs s’entremêlent. L’ambivalence face aux partis politiques dits de gauche est d’ailleurs à souligner, certaines auteures défendant le choix qu’elles ont fait de se joindre au Parti travailliste dans les années 1980, alors qu’il leur semblait le seul rempart contre le thatchérisme.
L’attrait de l’ouvrage réside notamment dans l’accent mis sur différents types de combats anticapitalistes et, plus largement, anti-oppressions (incluant par exemple les luttes des gais et lesbiennes). Dans le même ordre d’idées, les auteures puisent leurs exemples non seulement en Grande-Bretagne (quoique la conjoncture britannique soit prédominante, j’y reviendrai), mais aussi dans d’autres espaces (des zapatistes à Syriza en Grèce, en passant par le printemps arabe). Les trois essayistes relatent également leurs propres parcours militants, dans un récit fascinant qui aide à situer les réflexions qu’elles développent, considérant, comme l’affirme Segal, que le contexte tient un rôle décisif dans l’orientation des choix organisationnels (p. 95).
L’analyse anticapitaliste prend parfois plus de place que l’analyse du patriarcat dans l’ouvrage, une critique qui avait déjà été adressée à la parution originale. L’espace accordé aux luttes à proprement parler féministes dans la réflexion des auteures est d’ailleurs inégal en fonction des essais. On aurait aussi apprécié davantage de réflexions, dans la nouvelle partie du livre, sur des questions telles que la non-mixité des groupes féministes versus la mixité des groupes anticapitalistes et socialistes. Il convient toutefois de saluer le récit généralement nuancé que les auteures font des évènements, de leurs propres parcours militants et plus largement des choix possibles dans une conjoncture qu’elles décrivent avec brio.
À ce propos, notons que des lecteurs et des lectrices ayant une connaissance moins approfondie du contexte politique britannique s’y retrouveront parfois difficilement. Néanmoins, certaines critiques « classiques » du militantisme anticapitaliste (dogmatisme, manque de considération pour les paroles et actions des femmes, travail invisible, harcèlement, etc.) et de ses écueils sauront certainement rejoindre plusieurs féministes québécoises qui ont été actives au cœur du printemps érable.
Beyond the Fragments et c’est là son attrait majeur est également le reflet d’une époque et témoigne de la richesse des réflexions de militantes, dont l’action se déploie depuis plus d’une trentaine d’années, sur les modulations politiques, sociales et économiques qui ont traversé leur parcours. Même si les auteures ne sombrent pas dans les écueils de la nostalgie, on ne peut s’empêcher d’être émue en lisant qu’« il était évident à la fin des années 1970 que le changement social radical, incluant le féminisme, allait s’avérer plus lent que ce que nous avions envisagé alors que les premiers groupes s’étaient formés en 1969. Mais nous n’avions pas envisagé qu’il serait aussi lent à implanter » (p. 13) [2]. Par ailleurs, leur enthousiasme face aux mouvements sociaux émergents est palpable. Les auteures relèvent donc le défi de faire connaître à un lectorat contemporain l’esprit d’une époque au cours de laquelle elles se sont ouvertes à la militance féministe et anticapitaliste, tout en actualisant leurs réflexions à la lumière du contexte dans lequel se déploie maintenant la gauche contemporaine.
Eve-Marie Lampron
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