Ce fut la pire offensive contre la protection des terres fédérales de l’histoire des États-Unis. Quand, en 2017, le président Donald Trump a signé un décret amputant de près de 8 000 kilomètres carrés la surface du monument national de Bears Ears [institué en 2016 par Barack Obama] et de Grand-Staircase-Escalante [créé en 1996 par Bill Clinton], il assurait être soutenu dans cette démarche par l’État de l’Utah et le comté de San Juan, dans lesquels se trouvent ces zones protégées. Or, sur le terrain, les sons de cloche étaient tout autres.
Le comté de San Juan, dans le sud-est de l’Utah, est majoritairement peuplé d’Amérindiens et abrite une partie des réserves de la nation navajo et de la tribu des Utes des Montagnes – deux peuples qui défendent officiellement le statut protégé de Bears Ears.
Découpage électoral à visée raciale
Par la magie du redécoupage des circonscriptions électorales, la commission du comté était essentiellement composée d’élus blancs, dont les voix pesaient plus que celles des Amérindiens, qui représentaient pourtant la majorité de la population.
Mais l’année dernière, les choses ont changé. La nation navajo a porté plainte contre le comté de San Juan, l’accusant d’avoir procédé à un découpage électoral à visée raciale. La justice lui a donné raison. Le comté a été contraint de redessiner ses cartes électorales et, à l’automne 2018, a élu pour la première fois de son histoire une commission majoritairement amérindienne, qui s’est officiellement prononcée pour la sanctuarisation de Bears Ears.
5,6 milliards de dollars pour les programmes tribaux
La nation navajo continue aujourd’hui de se battre pour bénéficier d’une représentation politique équitable, avec un autre outil : le recensement de la population américaine, qui se tient cette année [le 1er avril 2020 est Census Day, mais l’opération ne sera pas terminée avant fin juillet, deux semaines plus tard que prévu en raison de la pandémie de Covid-19].
Sans les données démographiques prouvant que les cartes électorales du comté restreignaient l’accès au vote de la population amérindienne, le peuple navajo n’aurait pas pu remporter son procès. Aujourd’hui, les résultats du recensement déterminent la représentation des tribus au Congrès des États-Unis, ainsi que dans les instances étatiques et locales, et même au conseil tribal de leur propre nation.
La Constitution américaine impose un recensement décennal de toutes les personnes résidant sur le territoire américain. Du décompte final de la population dépendent le nombre d’élus au Congrès, la délimitation des circonscriptions électorales étatiques et locales, et l’attribution de fonds fédéraux sur un budget de plus de 900 milliards de dollars [819 milliards d’euros] pour les dix années à venir, dont 5,6 milliards de dollars [5,12 milliards d’euros] sont affectés aux programmes tribaux.
Une population sous-dénombrée
Mais s’il est vrai que le taux de couverture du recensement américain a augmenté, la population amérindienne a toujours été sous-dénombrée. Pour Charlaine Tso, qui représente le district 9 – partie de la réserve située sur le comté de San Juan – au Conseil tribal de la nation navajo, “cela a une incidence dans tous les domaines” :
“Le recensement a un effet domino : il se répercute sur l’éducation, les routes et l’entretien, les services aux personnes âgées – tous les financements de notre réserve.”
En sa qualité de conseillère tribale, Charlaine Tso siège à la Commission de surveillance du décompte complet de la nation navajo pour le recensement de 2020. Bien que les Navajos constituent la plus grande communauté amérindienne, les membres de la commission sont convaincus que ses effectifs ont été largement sous-évalués lors du recensement de 2010, ce qui s’est traduit par une baisse des fonds fédéraux alloués à la tribu.
Un Amérindien sur sept oublié en 2010
Les Navajos ne sont pas les seuls à être confrontés à ce problème. De l’aveu même du Census Bureau [l’équivalent américain de l’Insee], un Amérindien sur sept vivant en territoire tribal n’aurait pas été pris en compte lors du dernier recensement. De ce fait, les Amérindiens – qui représentent 2 % de la population des États-Unis – constituent le groupe le plus susceptible d’être occulté.
Selon certaines estimations, un Amérindien sur trois résiderait dans ce que le Census Bureau considère comme des secteurs de recensement ruraux “difficiles à dénombrer”, mais qui couvrent 80 % de l’ensemble des territoires tribaux. Ainsi, dans beaucoup d’États comptant une forte population amérindienne – dont le Nouveau-Mexique, l’Arizona, l’Alaska et le Dakota du Sud –, plus de la moitié des habitants amérindiens vivent dans ces zones “difficiles à dénombrer”.
D’autres facteurs défavorisent également de façon disproportionnée les Amérindiens, à commencer par la pauvreté, l’habitat précaire, le niveau d’éducation et même l’âge (42 % des Amérindiens ont moins de 24 ans).
Selon Desi Rodrigues-Lonebear, membre de la tribu des Cheyennes du Nord et démographe qui a siégé au comité consultatif du Bureau du recensement de 2013 à 2019, la défiance constitue un autre facteur déterminant :
“La partie n’est pas gagnée. On doit convaincre des gens, parfois dans notre propre famille, qui n’ont jamais voulu avoir affaire à l’État fédéral. Et, d’un seul coup, on doit leur expliquer qu’ils doivent absolument remplir ce formulaire, que l’on a vraiment besoin qu’ils soient comptés.”
Une démarche à effectuer en ligne
Beaucoup de chefs tribaux et de défenseurs des minorités craignent que les nations premières soient encore plus sous-évaluées en 2020. Pour la première fois, le recensement se fait essentiellement en ligne, ce qui pose un problème de taille dans les territoires indiens, car plus d’un tiers des Amérindiens vivant sur des terres tribales n’ont pas accès au haut débit, le “pays indien” étant le moins connecté des États-Unis.
Natalie Landreth, membre de la nation chicacha et avocate de la Fondation pour la défense des droits des Amérindiens (NARF), prévient :
“Il y a de très fortes chances pour que, lors de ce recensement, le sous-dénombrement des Amérindiens atteigne des proportions historiques.”
Pour ne rien arranger, cette année le Census Bureau a rogné le budget des services de traduction : jusqu’à présent, il subventionnait les traductions dans plusieurs langues autochtones, mais selon le NARF, il ne financera plus en 2020 que le navajo. “Or, s’alarme Mme Landreth, il y a en Alaska des secteurs de recensement où 75 % des ménages ne parlent pas anglais à la maison.”
Le NARF a organisé des collectes privées pour payer des traducteurs dans sept États, mais Mme Landreth craint que ce ne soit pas suffisant. “Nous devons combler les lacunes, mais c’est un exercice risqué, convient-elle. Nous ne parviendrons à colmater les brèches que dans certaines localités.”
Une question de reconnaissance
Selon Jessica Imotichev, membre de la tribu chicacha et coordinatrice du Census Bureau pour la région de Los Angeles, l’agence fédérale fait tout son possible pour que les Amérindiens soient précisément dénombrés en 2020. “Le grand enjeu du recensement tient à la représentation politique, mais c’est aussi une question de visibilité, souligne-t-elle. Il s’agit de reconnaître les Amérindiens et les autochtones d’Alaska, d’affirmer que nous sommes toujours là, et que nous existons toujours.”
Dans le lointain État d’Alaska, où le recensement a commencé trois mois plus tôt, en janvier,, les agents recenseurs se rendent en personne dans les villages pour compter eux-mêmes les habitants. Ce “dénombrement individuel” [suspendu en raison de la pandémie de Covid-19] ne concerne que 0,02 % de la population américaine, mais une grande majorité d’autochtones.
L’argent fédéral en jeu
En 2010, le Nouveau-Mexique a été, avec l’Alaska, l’État dans lequel le sous-dénombrement a été le plus flagrant, certains comtés n’ayant renvoyé que 50 % des formulaires. Selon le collectif NM Counts 2020, l’omission d’à peine 1 % de la population en 2020 ferait perdre au Nouveau-Mexique 750 millions de dollars [682 millions d’euros] de subventions fédérales. Pour parer à cette éventualité, l’État consacrera 3,5 millions de dollars [3 millions d’euros] à ses campagnes d’information.
La Commission de surveillance du décompte complet de la nation navajo – qui couvre un territoire plus grand que la Virginie-Occidentale –, dans laquelle siège Charlaine Tso, est l’une des nombreuses instances régionales intervenant au Nouveau-Mexique. Elle a déjà rencontré plusieurs sénateurs américains et représentants du Census Bureau pour les alerter sur les difficultés propres au dénombrement des Amérindiens.
Selon elle, le gouvernement tribal envisageait de mettre sur pied une importante équipe de sensibilisation, en veillant à recruter surtout des agents parlant couramment le navajo :
“Nous devons faire tout ce qui est en notre possible pour compter chaque Navajo.”
Rebecca Nagle
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