Essoufflé le mouvement altermondialiste ? Cette affirmation, qui semble être devenue depuis quelques temps la nouvelle ritournelle d’une certaine presse, en rappelle une autre, proférée au lendemain des manifestations de Seattle contre les excès de l’OMC (décembre 1999) par les commentateurs étasuniens les plus autorisés : cette « rébellion » était selon eux un feu de paille… Moins de dix ans plus tard, le refrain est réemprunté. Mais qu’en est-il au juste ?
Il est d’abord paradoxal de taxer d’essoufflement un mouvement qui continue de posséder un véritable pouvoir de mobilisation : près de 60.000 personnes se sont par exemple rassemblées à Nairobi, pour le premier Forum social mondial organisé en Afrique, alors que le premier Forum social de Porto Alegre avait attiré moins de 15.000 personnes en 2001. Mais la force de l’altermondialisme ne se mesure pas à l’unique aune de sa seule capacité à drainer les foules, elle dépend avant tout de sa capacité à peser sur l’opinion publique mondiale, et en particulier sur le cours des décisions politico-économiques à visée internationale. Evidemment, cette portée politique n’est pas simple à évaluer. D’abord parce que le mouvement altermondialiste, très diversifié, est un « mouvement de mouvements » par définition hétérogène et dont l’évaluation de l’impact « politique » dépend du point de vue emprunté – réformiste ou radical. Ensuite parce qu’il dépend de l’endroit dont on parle : la vigueur, la composition et l’impact des mobilisations altermondialistes est hautement dépendante des contextes politiques nationaux. Enfin parce que l’influence de cette société civile planétaire est diffuse, indirecte et difficile à isoler des autres facteurs qui agissent à l’échelle internationale.
Pour autant, force est de reconnaître que la perception de la globalisation et les relations internationales qui en découlent ont nettement évolué ces dernières années, et que le mouvement « alter » n’y est pas étranger. Alors que les années 1990 consacraient les bienfaits du « consensus de Washington » et du « laisser-faire » financier, cette « pensée unique » semble désormais moins populaire. Citons en quelques illustrations : une coalition de pays en développement, emmenée par le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud, pèse de tout son poids depuis 2003 pour infléchir les rapports de force au sein de l’OMC ; de nombreux pays – Thaïlande, Argentine, Brésil, Indonésie, Philippines, Uruguay, etc. – ont utilisé leurs réserves de changes pour rembourser de manière anticipative leurs dettes au FMI et ainsi s’affranchir de ses « conditionnalités » d’ajustement structurel, plongeant les institutions financières internationales dans une crise d’identité ; les pays asiatiques, victimes d’une redoutable crise financière en 1997-98, ont mis sur pied en 2005 un fonds de réserve régional – l’initiative de Chiang-Mai – pour anticiper d’éventuelles nouvelles attaques spéculatives ; près de 80 gouvernements ont adopté en 2005, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies, une déclaration en faveur de taxes globales et de sources novatrices de financement du développement ; la menace des changements climatiques sur les équilibres économiques et sociaux fait de plus en plus consensus et plusieurs Etats des Etats-Unis ont entrepris de réduire leurs émissions de CO2, malgré l’autisme de l’administration Bush en la matière ; l’échec de l’option militaire unilatérale est, moins de quatre ans après la guerre préventive en Irak, devenu patent ; plusieurs gouvernements du Sud, en particulier en Amérique latine, s’emploient à promouvoir des modèles alternatifs et certains de ces gouvernements émanent directement des mouvements paysans indigènes (Bolivie) ou de la coalition Jubilé Sud en faveur de l’annulation de la dette du tiers-monde (Equateur).
Le mouvement altermondialiste ne doit cependant pas pour autant crier victoire. Le grippage des institutions globales les plus iniques n’indique pas pour autant l’émergence de mécanismes de régulation mondiale plus démocratiques. Au contraire, les forces néo-conservatrices restent puissantes et le processus de reconfiguration actuel fait la part belle aux relations bilatérales directes entre nations, au sein desquelles les rapports de force jouent à plein. La soumission des sociétés aux impératifs d’une compétition économique internationale sauvage reste à l’agenda, malgré le fait de moins en moins contesté qu’elle est synonyme de déclassement et de précarisation pour des groupes sociaux entiers, au Nord comme au Sud.
Certes, malgré son hétérogénéité, le mouvement « alter » a réussi à définir des revendications communes dont l’application impliquerait une reprise en main démocratique de la sphère économique et financière, comme l’annulation de la dette du tiers-monde, la taxation des transactions financières internationales, la réduction des émissions de CO2, l’élimination des paradis fiscaux, la promotion de la souveraineté alimentaire ou le financement international de biens publics mondiaux. Mais la difficulté pour ce mouvement est d’aboutir à des débouchés politiques mondiaux, qui impliquent par définition de mettre d’accord des dizaines de gouvernements de par le monde – ils sont 150 à l’OMC et plus de 180 au FMI. Comme l’a par exemple démontré le vote par le parlement belge de la loi sur la taxe sur les transactions financières, les débouchés politiques au niveau national ne sont pas adaptés à l’exigence de nouvelles régulations et institutions internationales. Là se trouve le principal défi du mouvement « alter » qui, loin de s’essouffler, entame une seconde vie. C’est pourquoi l’altermondialisation n’est pas un sprint, mais une course de fond !