Sans appareil, sans structures, sans bureaux ni permanences, sans responsables locaux identifiés ni élus, sans même faire campagne, le Rassemblement national (RN) est parvenu en tête des résultats aux élections européennes en Corse, dimanche 26 mai, avec près de 28 % des suffrages exprimés. Véritable parti fantôme dans l’île, le RN y réalise un petit chelem : premier dans les urnes dans les deux principales villes, Bastia et Ajaccio ; premier dans la plupart des principales communes insulaires, L’Ile-Rousse, Porto-Vecchio, Sartène. Il parvient même à se hisser au-dessus des 40 % à Aleria, gros bourg de la plaine orientale de l’île où résident de nombreuses familles immigrées majoritairement employées dans les plantations agricoles alentour.
Seule Corte, ville étudiante et bastion du nationalisme corse, échappe aux raz-de-marée frontiste : la liste écologiste conduite par Yannick Jadot y arrive en tête. Car c’est l’autre surprise de ce scrutin européen, qui n’a mobilisé que 38,2 % des électeurs en Corse. La liste Europe Ecologie-Les Verts, portée par le soutien de la majorité territoriale nationaliste et la présence en neuvième place de François Alfonsi, figure autonomiste et ancien député européen de 2009 à 2014, y arrive en deuxième position avec 22 % des suffrages. Le président de la Collectivité de Corse, Gilles Simeoni, qui s’était engagé de tout son poids en faveur de cette liste, s’est félicité d’« une belle et grande victoire au plan politique car la Corse a un député européen ».
Cette percée des Verts n’éclipse pas pour autant les questions sur la percée du vote en faveur du parti d’extrême droite en Corse. « Nous éprouvons des difficultés à développer un véritable maillage territorial dans l’île, admet Nicolas Bay, membre du bureau national du RN, mais à chaque élection nationale, la très forte confiance des Corses dans Marine Le Pen se confirme. » Lors du scrutin présidentiel de 2017, la candidate frontiste avait devancé Emmanuel Macron aux deux tours.
Tabou local brisé
A l’issue de ce scrutin, une réflexion émerge qui brise un tabou local : la porosité entre vote nationaliste aux élections locales et frontiste pour les scrutins nationaux. « Il faut se rendre à l’évidence, se désole une militante nationaliste. Le temps où nous représentions la seule force politique capable d’interdire Le Pen de meeting est révolu et le vote d’extrême droite ne peut plus s’expliquer simplement en pointant les continentaux récemment installés ici et les gendarmes ! »
« Alors qu’au total il y a eu trente-cinq mille suffrages exprimés de moins qu’au premier tour des élections territoriales de 2017, le RN fait six fois plus de voix. Ces voix viennent bien de quelque part », s’interroge Jean-Martin Mondoloni, chef de file de la droite régionaliste à l’Assemblée de Corse. A Bastia, première ville insulaire d’importance conquise par les nationalistes en 2014 où le candidat FN n’avait remporté que 505 voix lors des élections territoriales de décembre 2017, la liste menée par Jordan Bardella a multiplié ce score par quatre.
Les scores enregistrés par le RN dans l’île donnent un écho local au rejet de la politique gouvernementale constatée au plan national. Ils témoignent également de la difficulté éprouvée par La République en marche (LRM) à s’implanter durablement dans une île où le débat politique de ces derniers mois s’est polarisé autour du sourd affrontement entre la majorité territoriale nationaliste et le président de la République que, jour après jour, les responsables de l’exécutif local ne cessent d’accuser de « fermeture » face à ses revendications. « Nous renforçons nos positions en Corse, veut croire François Alfonsi, qui retrouve son siège de député européen. C’est le message adressé par les électeurs corses à Emmanuel Macron, dont la politique est néfaste. L’Etat jacobin façon XIXe siècle, c’est terminé. L’Europe nous permettra de faire passer ce message. »
Seul élu d’envergure à assumer encore son soutien à Emmanuel Macron, le maire de Bonifacio – où la liste RN a quand même recueilli 31,1 % des suffrages –, Jean-Charles Orsucci, par ailleurs conseiller à l’Assemblée de Corse, voit sa ligne en faveur d’un « autonomisme de gauche » de plus en plus contestée en interne au profit d’une vision, selon un militant LRM, « plus conforme à l’esprit républicain d’Emmanuel Macron ». Laquelle ne semble pas convaincre les électeurs insulaires : en troisième position à la sortir des urnes, dimanche, la liste menée par Nathalie Loiseau n’a obtenu en Corse que 15 % des suffrages, 7,5 points de moins qu’au niveau national.
Antoine Albertini (Bastia, correspondant)