Le faste des funérailles du défunt roi Bhumibol Adulyadej, dont la crémation s’est déroulée, jeudi 26 octobre, près du palais royal de Bangkok, a démontré l’opulence de l’institution monarchique thaïlandaise ainsi que le succès d’une propagande qui n’a cessé, au cours du long règne du souverain disparu, de faire de ce dernier un demi-dieu.
Le dernier des grands monarques avant lui, le roi Chulalongkorn, mort en 1910 après avoir ouvert et modernisé le Siam (ancien nom de la Thaïlande), avait demandé de maintenir à un niveau raisonnable la pompe associée aux funérailles des souverains. Tel n’a pas été le cas de la crémation de Rama IX, titre officiel de Sa Majesté Bhumibol, mort le 13 octobre 2016 à l’âge de 88 ans après avoir régné sept décennies : la pagode où l’urne funéraire et son cercueil ont été brûlés jeudi après minuit mesurait 17 mètres de plus que celle de son grand-père, et la Couronne aurait dépensé 77 millions d’euros pour des cérémonies qui ont duré cinq jours et ont nécessité des mois de préparation.
Plus de 300 000 Thaïlandais étaient massés, selon les autorités, le long du tracé du convoi funéraire et des dizaines de milliers d’autres se sont rendus à travers le pays dans les temples pour lui rendre un dernier hommage.
Les quelque 300 000 personnes rassemblées au centre de Bangkok pour assister à cette journée historique – l’écrasante majorité des Thaïlandais n’a jamais connu qu’un seul roi – ont illustré l’immense popularité du défunt monarque. Toute la journée, de nombreuses personnes, toutes uniformément vêtues de noir, se sont pressées autour de la pagode funéraire. De nombreuses têtes couronnées d’Orient et d’Occident étaient présentes, notamment le roi et la reine du Bhoutan, le prince héritier du Japon, les reines des Pays-Bas, de Belgique, d’Espagne et de Suède. La France avait envoyé l’ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault. Les Etats-Unis étaient représentés par le secrétaire à la défense, James Mattis.
Dévotion
La dévotion affichée par ce peuple en noir envers le roi défunt – et l’institution monarchique en général – est probablement sans équivalent dans aucun autre royaume de la planète, la Thaïlande étant par ailleurs dirigée par une junte militaire depuis le coup d’Etat de 2014 : au passage du nouveau roi, Vajiralongkorn, fils de Bhumibol, dont la berline vintage couleur sable longe un moment la foule sur le chemin du funérarium, les gens se prosternent sur le goudron, certains de tout leur long, paumes jointes dans le wai respectueux traditionnel… « C’est le dernier adieu. J’aimais tant Sa Majesté Bhumibol, il va terriblement nous manquer », gémit Pimsupak, une femme de 42 ans venue tout exprès de la lointaine province de Nan.
La cérémonie s’est déroulée selon des rites brahmaniques et bouddhistes, la Thaïlande étant culturellement très influencée par l’hindouisme. Le Phra Meru Mas, la pagode funéraire où était exposé le kot, l’urne « symbolique » – contrairement à ses prédécesseurs, le défunt roi avait choisi que son corps soit conservé dans un cercueil placé à côté – symbolise le mont Meru : dans la mythologie hindoue, cette montagne est considérée comme l’axe de l’univers, et, dans l’optique thaïlandaise, la cérémonie de crémation du corps du souverain permet à ce dernier de regagner cet espace où il est « né » avant sa dernière incarnation. Une statue de sa chienne bien-aimée, Tongdaeng, qui avait toujours l’obligeance, selon Bhumibol lui-même, « de s’asseoir plus bas que le roi », a été placée bien en vue près du catafalque.
Comme l’explique l’un des porte-parole du comité d’organisation des funérailles, Tonthong Chandransu, « c’est la première fois que de nombreux Thaïlandais assistent aux funérailles d’un souverain. C’est dire que la beauté, la grandeur et la détermination de chacun ont été requises pour la préparation de ce qui est une expérience sans précédent [de l’histoire contemporaine]. Ainsi, il aura fallu du temps pour représenter un paradis mythologique, basé sur la fusion des croyances issues des traditions brahmaniques et bouddhistes, fondamentales pour la société thaïlandaise ».
Richesse « divine »
Les organisateurs se sont cependant penchés sur les façons d’ajuster des rites datant de l’ancienne dynastie d’Ayutthaya (1351 à 1767) aux contraintes de la modernité : funérarium électrique, retransmission en direct de la cérémonie à la télévision, strictes mesures de sécurité pour canaliser les masses autour de la grande pelouse de Sanam Luang, où se dressait l’ensemble architectural tout exprès bâti pour la crémation – et qui sera démantelé très prochainement. Cependant, alors que l’écrasante majorité de la foule, qui avait tenté toute la journée de s’approcher au plus près du lieu de la crémation, ne pouvait voir de celle-ci que sa retransmission télévisée, cette dernière a été brutalement interrompue avant que la fumée ne s’élève du crématorium. Des dizaines de milliers de personnes auront été ainsi privées, sans explication et de manière inattendue, du moment fatidique, quand le nouveau roi allume le bûcher de son défunt père.
Tout montre que la royauté thaïlandaise, qui a lié depuis des décennies son destin à celui de l’armée, après avoir vu son aura considérablement décroître après le coup d’Etat antimonarchiste de 1932, estime qu’elle peut aujourd’hui tout se permettre. Le roi défunt, qui tenait à donner de lui l’image d’un souverain proche du peuple et vivant humblement selon les principes du Bouddha, aura par exemple réussi à faire de la monarchie thaïlandaise la plus riche de la planète. La fortune de la Couronne est évaluée à une trentaine de milliards de dollars.
Dans une tribune publiée par le New York Times cette semaine, l’historien britannique Matthew Phillips, spécialiste de la Thaïlande contemporaine, remarquait ainsi que le culte dont faisait l’objet le souverain a permis à la « famille royale de Thaïlande de devenir fabuleusement riche en cultivant une apparence de frugalité dont la richesse semblait immatérielle – ou plutôt divine ».
La sévérité des lois punissant le crime de lèse-majesté entoure la famille royale d’un tel filet protecteur que plus personne n’ose émettre la moindre critique envers l’institution monarchique. Même ceux qui revisitent l’histoire de rois anciens ne sont pas épargnés : l’intellectuel bouddhiste Sulak Sivaraksa, 84 ans, a été accusé, début octobre, d’avoir « insulté la monarchie » après avoir mis en doute la véracité d’un duel à dos d’éléphant qui, selon l’historiographie officielle, a été gagné en 1593 par le roi Naresuan contre un prince birman. Il risque jusqu’à quinze ans de prison.
Bruno Philip (Bangkok, correspondant du Monde en Asie du Sud-Est)