Comme si de rien n’était, ignorant les appels à sa démission, la première ministre britannique, Theresa May, a constitué un nouveau gouvernement, vendredi 9 juin, au lendemain de la perte de sa majorité absolue au Parlement lors de législatives anticipées dont elle avait elle-même pris l’initiative.
Se disant garante de la « sécurité » dont le pays a besoin, Mme May prétend mettre l’exécutif en ordre de bataille pour débuter les négociations sur le Brexit, censées commencer le 19 juin. Mais son alliance forcée avec le Parti unioniste démocratique (DUP), formation extrémiste protestante d’Irlande du Nord, seule à même de lui apporter le complément de sièges pour pouvoir disposer d’une majorité et gouverner, risque de faire de la chef de l’exécutif l’otage de ses positions ultra-conservatrices et europhobes et de ses pratiques financières douteuses. Au risque de déstabiliser non seulement la province irlandaise, mais aussi les négociations sur le Brexit.
Ne disposant plus que de 318 sièges (contre 330 auparavant) aux Communes, la première ministre n’avait qu’une seule issue : passer un accord avec le DUP, seul parti susceptible de la soutenir. Les dix élus de cette formation nationaliste et très hostile à l’Union européenne (UE), vont lui fournir l’appoint.
« Maintenant, au travail »
La mine marquée par l’adversité, Mme May n’a pourtant pas fait la moindre allusion à ses déconvenues lorsque, flanquée de façon inhabituelle de son époux, elle a pris la parole devant ses bureaux du 10 Downing Street, à Londres, en début d’après-midi. Elle venait de passer vingt-cinq minutes au palais de Buckingham avec la reine – qui est chef de l’Etat –, dont elle avait sollicité formellement l’autorisation de former un nouveau gouvernement.
Le fait que les Tories aient obtenu le plus grand nombre de députés leur donne « la légitimité » pour le faire, a-t-elle argué. Sans donner la moindre précision sur la nature de l’arrangement, Mme May a annoncé qu’elle allait désormais travailler ses « amis et alliés » du DUP, avec comme premier chantier le Brexit. « Maintenant, au travail », a-t-elle conclu sèchement. Un peu plus tard, pressée de manifester un peu de compassion, elle a seulement concédé qu’elle « aurai [t] souhaité évidemment un autre résultat » et était « désolée » pour les députés battus.
L’Irlande du Nord, dont on fait bien peu de cas à Londres depuis que les armes s’y sont tues, se trouve ainsi curieusement projetée au centre de la vie politique britannique. Surtout, le DUP se trouve soudain doté de pouvoirs exorbitants : il devient le garant de la pérennité d’un gouvernement engagé dans l’une des négociations les plus complexes et incertaines qui soient, le Brexit.
Motivation claire
La motivation immédiate de ses dirigeants est claire : empêcher à tout prix le chef de file des travaillistes, Jeremy Corbyn, connu pour ses amitiés chez les nationalistes irlandais, d’arriver au pouvoir. « Tant qu’il dirige le Labour, nous ferons en sorte que le premier ministre soit tory, dit un responsable du DUP cité par le Guardian. Pas question de laisser une pom-pom girl de l’IRA entrer au numéro 10 [Downing Street]. »
Mais la liste supposée des contreparties exigées par les unionistes irlandais ne s’arrête pas là. Partisan du Brexit par souci obsessionnel de coller à Londres, alors que les Irlandais du Nord ont voté contre à 56 %, le DUP refuse en même temps tout rétablissement de la frontière entre les deux Irlandes, corollaire malheureux du Brexit.
Le parti s’oppose ainsi fermement à la revendication des nationalistes du Sinn Fein d’un statut spécial destiné à maintenir des liens entre l’Irlande du Nord et l’UE.
Outre sa détestation de l’UE, le DUP craint qu’un tel arrangement ne conduise à la fin de la libre circulation entre Irlande et Grande-Bretagne. Pour lui, le Brexit est un moyen d’arrimer plus fermement l’Irlande du Nord à Londres, tandis que le Sinn Fein tente de l’utiliser pour accélérer la marche vers la réunification irlandaise. Les unionistes rêvent de faire de l’Irlande du Nord un « hub » pour le transit des marchandises vers l’UE. Cette dernière craint que la province ne devienne un sas propice à l’entrée illégale de biens et de personnes dans l’Union.
Redevable de sa majorité à la formation unioniste, Mme May devra probablement défendre les positions de celle-ci dans la négociation avec Bruxelles, au risque de compromettre le fragile équilibre politique de l’Irlande du Nord, qui n’en a pas besoin : la région est en crise, sans gouvernement depuis la démission des élus du Sinn Fein en janvier. Ils protestent contre le scandale « Cash for ash », dont ils accusent l’ex-première ministre, Arlene Foster, chef du DUP, d’être responsable. Il s’agit d’un hallucinant programme de subventions destiné à développer les énergies renouvelables. La cible : l’électorat du DUP, souvent rural.
Déboulonnage en douceur
Comme si cela ne suffisait pas, le DUP n’a jamais été en mesure de préciser l’origine d’un don de 425 000 livres (484 000 euros), destiné au financement de quatre pages de propagande pro-Brexit insérées pendant la campagne du référendum dans le quotidien gratuit Metro, pourtant non distribué en Irlande du Nord.
Le Parti unioniste démocratique a été fondé en 1971 par le pasteur Ian Paisley, fougueux chef de file des protestants fondamentalistes, qui fit longtemps obstacle à la paix en Irlande avant d’en être tardivement un acteur. Autrefois soutien des paramilitaires protestants, il représente aujourd’hui l’aile droite du mouvement unioniste, lié au très sectaire Ordre d’Orange. Les « amis » nord-irlandais de Theresa May sont aussi vigoureusement opposés au mariage homosexuel et à l’avortement, qui reste interdit en Irlande du Nord, sauf pour des raisons médicales.
Au sein même des Tories, certains responsables semblent considérer que pareil attelage ne peut qu’être provisoire. Vendredi, Mme May a tenté d’empêcher l’émergence de challengers en annonçant que plusieurs de ses ministres, notamment celui des affaires étrangères, Boris Johnson, et celui des finances, Philip Hammond, seraient reconduits. Mais selon le Telegraph, certains caciques reprochent à la première ministre de ne pas assumer son échec. Plutôt qu’un psychodrame public, ils imaginent un déboulonnage en douceur pendant l’été
Philippe Bernard (Londres, correspondant)