Les réserves qui s’expriment au sein des composantes de l’ex-Front de Gauche sur la pertinence d’un soutien à la candidature de JL Mélenchon à la Présidentielle de 2017 visent principalement les positionnements de ce dernier concernant la Syrie, les travailleurs détachés ou les migrants ainsi que sur le caractère jugé par certains plébiscitaire de sa démarche.
Une question, qui nous semble pourtant essentielle si l’on se place dans la perspective de la refondation d’une alternative émancipatrice, est rarement évoquée : celle du rapport que JLM entretient avec le passé de la Gauche française et plus particulièrement avec la figure de F Mitterrand.
Or, le rapprochement, comme souhaitait d’ailleurs le favoriser JLM lors de la création du Parti de Gauche [1] puis de sa campagne de 2012, entre des militants venus de traditions différentes nécessite non seulement une approche conjointe du contexte politique, la définition d’un projet stratégique commun et le partage de pratiques sociales mais également un retour critique sur le capital d’expérience accumulé par la Gauche et le mouvement ouvrier durant le court XXe siècle.
S’il n’est pas question d’écrire une nouvelle version « officielle » de cette histoire, il est néanmoins, pour le devenir de la Gauche critique, essentiel de construire pas à pas, par un débat raisonné fondé sur les travaux des historiens, une vision convergente des grandes tendances de cette Histoire. Il n’est pas, en effet, indifférent pour militer ensemble au quotidien d’avoir des proximités d’analyse sur ce que furent le stalinisme, la social-démocratie, le fascisme ou la contre-révolution libérale.
Nous ne pouvons donc qu’être interpelés par la manière dont JLM traite, dans son récent livre d’entretien publié sous le titre « Le choix de l’insoumission » [2], l’Histoire de la Gauche et singulièrement le rôle éminent qu’y a tenu F Mitterrand. Histoire qu’il décrypte en retraçant son propre parcours militant.
Même si l’évocation complaisante de son « insoumission » juvénile est parfois irritante, on peut concéder à JLM la constance de ses choix politiques. Pas de rupture, peu de déchirements intérieurs ou de regrets, si ce n’est à l’évocation des batailles picrocholines des courants de la gauche socialiste, mais l’affirmation d’une évolution réaliste qui le conduisit du trotskysme lambertiste aux ors de la République sous le gouvernement Jospin et d’une fidélité absolue à celui qui reste sa référence première à savoir François Mitterrand.
Et c’est là que le bât blesse !
L’analyse que l’on peut faire de l’action politique de François Mitterrand depuis les années 40 constitue, en effet, au sein des divers courants de la Gauche critique, un point d’achoppement majeur.
Que ce soit chez les anciens ou actuels membres du PCF pour lesquels F. Mitterrand reste celui qui, dès le lendemain du congrès d’Epinay en 1971, annonça à ses nouveaux amis de l’Internationale socialiste que l’Union de la Gauche avait, outre l’occupation du pouvoir d’Etat, vocation à réduire à la portion congrue leur parti.
Ou pour celles et ceux issus de la tradition trotskyste « pabliste » dont le refus d’appeler à voter Mitterrand au premier tour des élections présidentielles de 1965 fut l’un des évènements fondateurs de leur courant politique.
Enfin, pour celles et ceux ayant milité au sein du PSU ou s’inscrivant dans la tradition alternative et autogestionnaire de ce parti, F. Mitterrand reste celui dont l’adhésion au PSU fut refusée pour cause de soutien à l’Algérie française et qui instrumentalisa la revendication autogestionnaire.
Vieilles histoires, peut on objecter, qui n’intéressent plus guère les jeunes générations !
Voire, car F. Mitterrand fut aussi celui qui contribua tout au long des années quatre-vingt à diffuser en France, au nom du réalisme, la logique néolibérale (dérégulation du secteur bancaire, orthodoxie budgétaire et austérité, promotion de l’entreprise) dont les effets délétères continuent de fracturer la société française. Et puis la « part d’ombre » [3] de « l’homme du 10 mai » – de l’assassinat d’Eloi Machoro, de l’incarcération des Irlandais de Vincennes, de la mise en place d’un système d’écoute téléphonique pour des raisons privées à l’entrée de Bernard Tapie au gouvernement ou aux scandales de la fin du deuxième septennat – a favorisé le rejet de l’action politique dans une large partie de l’opinion et l’essor du Front national. Cette « part d’ombre » a grandement participé à construire les dramatiques équations sociales et politiques auxquelles la jeunesse est confrontée.
Les femmes et les hommes, de F. Hollande à Manuel Valls, qui accentuent aujourd’hui la politique social-libérale, ont d’ailleurs pour la plupart débuté leur cursus honorum dans les pas du « prince de l’ambiguïté » et c’est en se mettant dans ses pas qu’ils ont appris à maîtriser le cynisme et l’art du reniement.
Mitterrand n’est donc pas qu’affaire de passé, qu’un objet d’historien.
Le mitterrandisme nous semble tout au contraire un point central de clivage à Gauche et l’absence dans le livre de JLM de tout regard critique voire de prise de distance avec F. Mitterrand et son bilan politique ne peuvent qu’inquiéter.
Les positionnements pour le moins ambigües de Mitterrand pendant la période vichyste, son rôle dans la politique répressive du colonialisme français contre le peuple algérien, son endossement, jusqu’à la caricature, des attributs de la fonction présidentielle dont il se servît pour mener dès 1983 une politique qui ouvrait la porte au néolibéralisme, tout cela, pour JLM, est justifié par la contingence et magnifié par le courage personnel et le charisme du « grand homme » [4].
Par sa constance, la référence de JLM au mitterrandisme n’apparait donc pas comme l’expression d’une simple nostalgie pour les temps révolus de sa jeunesse de cadre du Parti socialiste ou comme la reconnaissance d’une dette vis-à-vis de son mentor, mais plutôt comme la traduction de l’adhésion de JLM à la vision de l’action politique, à la conception de l’articulation entre les logiques institutionnelles et le mouvement autonome des masses populaires portées par F. Mitterrand [5].
Plus encore, n’y aurait-il pas dans la défense obstinée du mitterrandisme par JLM, le reflet d’une proximité de point de vue sur le leadership et sur le rapport entre le leader et les structures partisanes ? Comme F. Mitterrand pouvait dire que le PS n’était que le prolongement de lui-même, on peut redouter que JLM n’ait perçu les appareils qu’il a créés dans puis hors du PS (République sociale, Parti de Gauche, Mouvement pour la 6e République) que comme les ombres portées de sa personne. La mise en orbite de la « France Insoumise » sans plus de concertation avec les partenaires de l’ex Front de Gauche ni même de réelle consultation des adhérents du Parti de Gauche n’est-elle pas une illustration de ce rapport instrumental que JLM, comme hier F. Mitterrand, entretient avec le « peuple » militant ? [6]
En affirmant sa préemption sur l’héritage entier du mitterrandisme, JLM est trop fin connaisseur de l’histoire de la gauche pour ne pas envisager que celle-ci suscitera chez ses partenaires de l’ex-Front de gauche interrogation, incompréhension voire colère.
Alors pourquoi cette démonstration appuyée d’une telle filiation ? [7]
Il nous semble que la réponse se trouve dans l’analyse que JLM fait de la période actuelle et de sa perception de l’élection de 2017 comme une fenêtre d’opportunité. « Cette fois-ci c’est la bonne ! » confiait-il récemment au magazine les Inrocks. La paralysie du PCF, l’impuissance d’Ensemble, l’isolement du NPA, l’éclatement des écologistes composent un contexte politique lui permettant de s’exonérer de toute concession mémorielle et historique. Désormais JLM entend imposer, à celles et ceux dont il estime qu’ils n’auront d’autre choix que de se soumettre, sa vision de l’Histoire de la Gauche des cinquante dernières années comme substrat essentiel de son projet politique. Projet politique dans lequel le peuple se substitue à la classe, la Nation à l’internationalisme et la Révolution par les urnes à la mobilisation des masses populaires, c’est-à-dire, et cela en rupture avec l’essentiel de l’imaginaire de la Gauche critique, en parfaite concordance avec les fondamentaux du mitterrandisme.
Aussi, à l’heure où une partie importante du peuple de gauche prend la pleine mesure des effets de la politique du PS, les diverses composantes de la gauche critique devraient donc s’interroger sur le sens de leur appui à un responsable politique puisant ses racines dans ce qui fut depuis 1983 l’une des matrices du social libéralisme.
Certes, une séquence électorale ne ferme jamais totalement un horizon politique mais l’expérience du mitterrandisme nous a néanmoins apporté la démonstration que la logique des institutions de la Ve République étaient implacables y compris pour ses plus farouches opposants et que la « légitimité du suffrage » « installait » pour longtemps dans le paysage politique celles ou ceux qui en bénéficiaient.
Eric Melchior