Nous vivons tous avec l’image d’une agriculture de basse-cour, forgée depuis notre tendre enfance par les livres de jeunesse. La fraude sur la viande bovine avec des lasagnes au cheval nous fait basculer vertigineusement dans un autre monde : un monde de mobilité, de suppression des frontières, d’inégalités spatiales, de concurrence entre les lieux.
L’agriculture telle que nous l’idéalisons n’est plus. Elle n’a plus grand chose de naturel : les espèces animales sont sélectionnées et transformées pour produire. Il n’est que de songer aux vaches de race Hosltein, aux corps décharnés et aux mamelles exubérantes, pour s’en convaincre. Ces animaux statiques, qui n’ont presque plus besoin de se mouvoir puisque traits dans un carrousel automatisé, et alimentés de façon artificielle, ont été sélectionnés pour être des usines à lait.
L’agriculteur est intégré à une puissante filière. La nourriture des animaux, composée de tourteaux de soja OGM importés de l’autre bout de la planète, lui est livrée par un industriel qui la fait transiter par les ports, véritables centres névralgiques des régions d’agriculture intensive. Le lait est transformé en fromage par l’industrie agro-alimentaire avec qui il est en contrat. Au bout de quelques années, les vaches seront « réformées » pour finir dans nos assiettes... sous la forme de viande pour lasagnes surgelées. L’agriculteur n’est plus qu’un maillon dans une chaîne qui le dépasse. Le pouvoir de pilotage du secteur n’est plus dans ses mains, mais dans celles des industriels qui encadrent le secteur. Et encore, c’est sans doute davantage la grande distribution qui tient les leviers.
Changeons d’échelle à présent. A côté de ce bassin laitier hyper-spécialisé se trouve une région dont la finalité est de produire des céréales, et uniquement des céréales. Il faut bien faire la pâte de nos lasagnes. Comme elle est en concurrence frontale avec d’autres grandes régions céréalières du monde entier, elle est très largement subventionnée par la PAC. Les tomates proviendront d’une autre région, plus ensoleillée, à la main d’œuvre faiblement rémunérée, d’origine immigrée, plutôt féminine, et travaillant dans des conditions difficiles. Ces tomates seront produites toute l’année, quitte à chauffer les serres pour vaincre l’arrogance des saisons. Au pire, il sera toujours possible de les importer de l’hémisphère sud pour en disposer à sa guise. Et d’ailleurs, des investissements y seraient de bon aloi ; les salaires y sont moins chers, la législation sociale peu contraignante, et les préoccupations environnementales presque inexistantes. Cette agriculture n’est plus enracinée dans un espace ; elle est libre de se déplacer sur la planète ; elle est devenue a-géographique, dé- territorialisée.
Afin que l’on puisse manger des lasagnes surgelées élaborées à partir de produits originaires de plusieurs régions d’Europe ou du monde, interchangeables au gré du marché et des spéculations des traders, il est nécessaire que l’espace soit le plus fluide possible. Les barrières douanières sont démantelées, les camions frigorifiques permettent de faire fi des distances, la technologie supprime les saisons. Tout ceci fonctionne parce que le consommateur ne paie pas le prix réel de ce qu’il mange. Il ne paie pas la pollution engendrée par les déjections animales, dont le coût du traitement est estimé à 54 milliard d’euros, à charge pour les collectivités territoriales de se préoccuper de la qualité de l’eau ou de la destruction des algues vertes. Ses impôts locaux finiront bien par augmenter, mais il ne fait pas la liaison entre ce qu’il mange et son cadre de vie. D’autant plus que ce consommateur peut être situé à des centaines ou des milliers de kilomètres du lieu de production.
Mais il paie encore moins la pollution engendrée par les camions qui sillonnent l’Europe pour échanger toutes ces denrées agricoles. Nous laissons les générations futures s’en occuper, en leur laissant juste quelques degrés Celsius en plus.
Voulons-nous recréer des basses-cours ? Alors, il faut permettre aux agriculteurs de vivre de leurs productions par une juste rétribution, si possible valorisée par un signe de qualité. Il leur permettra d’accroître la valeur ajoutée de leur produit, et ainsi de maintenir une agriculture viable. Elle aura comme bénéfice majeur de maintenir des campagnes vivantes, de permettre un aménagement de l’espace et de contribuer au maintien de paysages ruraux de qualité. Alors aussi, il faut songer à ce qu’apparaissent sur les produits agricoles leur empreinte écologique, depuis leur lieu de fabrication et de transformation jusqu’à l’assiette du consommateur. Celui-ci prendra sans doute conscience de l’absurdité de manger des oignons de Nouvelle-Zélande, des cerises en hiver, ou des tomates rondes rouges et brillantes mais sans goût aucun.
Alors encore, il faut diversifier les régions de production pour recréer des équilibres entre les volumes de déjections animales d’une part et les besoins en engrais d’autre part. Cela permettra l’essor de circuits courts autour de nos métropoles dont les bassins agricoles ne peuvent plus fournir les denrées nécessaires à l’alimentation quotidienne tant ils sont spécialisés. Alors enfin, il faut sensibiliser le consommateur à agir de façon responsable, tout en contribuant à éviter de perdre le tiers des productions agricoles de la planète comme c’est le cas aujourd’hui.
Ceci nécessite une volonté politique forte. C’est tout notre modèle agricole et rural qui est à repenser, surtout dans sa relation aux villes.
Raphael Schirmer, géographe, maître de conférences, université Bordeaux-III - ADES