Certains chiffres sont effarants : 87 % des électeurs qui s’apprêtent à voter pour Mitt Romney en novembre prochain seront blancs. Quant aux Noirs, ils seront sans doute moins de 2 %, c’est-à-dire à peine la marge d’erreur que s’accordent les sondeurs. Si l’on parle beaucoup du déterminant racial dans la géographie électorale de novembre prochain, c’est donc en général pour placer les Hispaniques en position d’arbitres du scrutin ou bien pour s’interroger sur la capacité du président démocrate à séduire un électorat que l’on s’imagine captif du Parti républicain : le travailleur blanc, col bleu et yeux rougis après une demi-décennie de crise économique qui a vu s’évaporer son niveau de vie et son espoir de voir ses enfants réussir mieux que lui.
Or, les lieux communs sont tenaces : on croit, depuis la parution en 2004 de l’ouvrage de Thomas Frank What’s the Matter With Kansas (Pourquoi les pauvres votent à droite ?, Agone, 2008), que ces Blancs déclassés et inquiets voteront une fois encore aveuglément, comme un seul homme et à l’encontre de leur intérêt de classe, pour un Parti républicain moraliste qui défend les valeurs traditionnelles et chrétiennes. L’analyse séduisante de Thomas Frank, qui déplore l’ancrage à droite des classes populaires blanches, était déjà discutable en 2004 : sur l’ensemble des huit élections présidentielles de 1976 à 2004, 51 % des Blancs situés dans le tiers inférieur des tranches de revenu ont en réalité voté démocrate. Mais, après 2008, il ne fait plus aucun doute que, s’il existe un petit Blanc accroché à sa Bible et à son fusil qui, par amertume vis-à-vis des Noirs et hostilité à l’encontre des immigrés latinos, a signé un pacte faustien avec les républicains, il n’existe qu’au Sud et dans un certain Sud.
Cette illusion d’optique qui prend la partie pour le tout est le fruit d’une stratégie politique rouée qui vit, dans les années 1970, le Parti républicain attirer dans son giron les électeurs blancs du vieux Sud, celui-là même qui, après plusieurs siècles d’assujettissement des Noirs, ne pardonna pas à Lyndon Johnson d’accorder à ces derniers le droit de vote et la pleine reconnaissance de la nation en 1964. Un an plus tard entrait en vigueur la réforme de la politique migratoire qui, mettant fin aux quotas et ouvrant résolument le pays à l’immigration non européenne, aiguisa l’anxiété et l’amertume des « caucasiens ».
Johnson fut ainsi le dernier démocrate à être élu à la Maison Blanche avec la majorité des voix blanches. Les républicains Nixon et Reagan s’assurèrent ensuite que les plus inquiets dans les classes moyennes et populaires blanches dirigent leur ressentiment vers les progressistes, jugés complices d’un « racisme anti-Blancs » institutionnalisé qui favoriserait des minorités assistées par les aides fédérales – à l’image de la célèbre « Welfare Queen » de Reagan, cette femme à la peau sombre touchant les allocations que l’on aurait vue au volant d’une Cadillac – au détriment de la majorité silencieuse travailleuse et méritante.
La nomenclature de l’aide sociale à l’américaine est alors le bréviaire de l’euphémisation raciale, les noms de codes visant à suggérer sur un ton entendu qu’elle s’adresse aux mauvais pauvres par excellence : les minorités de couleur. On ne dit pas « afro-américain » ou « immigré », mais « welfare », « Medicaid », « food stamp », ou « entitled ».
Indéniablement, l’héritage culturel des Etats du vieux Sud, réarticulé à des fins électorales, fut couronné de succès : encore aujourd’hui, les Blancs du Sud votent deux fois plus pour le Parti républicain que les autres, et les classes populaires blanches du Sud sont aujourd’hui massivement favorables à Mitt Romney. La rhétorique nativiste du parti conservateur y trouva, comme dans les Etats voisins, des oreilles convaincues : l’anxiété de ces Blancs appauvris ne réside plus comme hier dans leur perte de pouvoir face aux Noirs émancipés, mais bien dans leur minoration démographique à venir face à l’immigration hispanique. Par la voix de ces hommes blancs là, dans les urnes ou dans les rassemblements du Tea Party, le Sud exprime la crainte partagée par certains aux Nord que les valeurs blanches du Sud, chrétiennes et antiétatistes, ne soient plus la norme.
Car la majorité des Blancs du pays (197 des 300 millions d’Américains et 71 % des électeurs) ne vit pas dans ce Sud, et, parmi ces derniers, les catégories populaires (environ 40 % de la population totale) ne sont pas, une fois le Sud retranché, plus républicains en 2012 qu’en 1954. La Californie, qui compte la population de Blancs la plus élevée du pays, a par ailleurs majoritairement voté pour Obama en 2008, les Blancs compris. Il y a autant de travailleurs blancs sympathisants du parti de l’âne que du parti de l’éléphant et ils sont, dès que l’on quitte le Sud, plutôt moins favorables au terrorisme des valeurs incarné par le Tea Party que les éduqués. Les travailleurs blancs précaires du Midwest ou du bassin industriel du Nord-Est sont même, d’après une étude récente, partagés à égalité sur les questions de l’avortement, du mariage gay ou de la régularisation des sans-papiers. Surtout, moins de 3 % d’entre eux considèrent que ces questions entreront en ligne de compte dans leur vote.
Le Parti républicain continue pourtant de croire à la chimère du petit Blanc américain individualiste, self made man réactionnaire qui maudit Washington et l’aide sociale. Les Blancs les plus pauvres ont certes été convaincus, par des décennies de propagande républicaine, que l’Etat-providence était à honnir et que quelque chose de leur identité se jouait dans cette conviction indéfectible. Mais si ce catéchisme du Blanc conservateur est toujours récité aujourd’hui, une tectonique de fond est à l’œuvre. Ainsi, lorsqu’on prend la peine de les interroger, ces sous-qualifiés sont 70 % à condamner un système qui favorise les très riches sans suffisamment les imposer, et parmi les plus pauvres le soutien à Obama est aujourd’hui majoritaire.
Lorsque le colistier de Mitt Romney, Paul Ryan, parla avec désolation de ces « 30 % d’Américains défaillants » (Romney monta à 47 %) qui voudraient un système d’assistance publique, il feignit d’ignorer que du retraité au monteur de chez General Motors, de la mère de famille célibataire à l’étudiant endetté, ceux qui selon lui « ne se prennent pas en main » ne sont plus une poignée de marginaux des ghettos ou des fermes délabrées : 70 % des programmes d’aides sociales sont destinés à la population blanche et 31 des 46 millions de pauvres du pays sont blancs. On le voit, le travailleur blanc tel que le parti conservateur se le figure n’est pas plus réel que le personnage fictif de « Joe le plombier » inventé en 2008.
On trouve un bel échantillon de cet électorat malmené, qui constitue le cœur de l’Amérique blanche, dans l’Ohio, Etat du Nord-Est peuplé de 11,5 millions d’habitants, blancs à 80 %, et dont le niveau de vie est sensiblement inférieur à la moyenne nationale. On dit qu’il est « le plus indécis des Etats indécis » (« the swingiest of swing states »), et Barack Obama ne s’y est pas trompé, lui qui s’y est rendu plus de dix fois en quatre ans, davantage que dans nul autre Etat. Il l’avait emporté à l’arraché en 2008, mais, après deux ans de crise industrielle et de chômage – l’Ohio a perdu 400 000 emplois industriels –, les élections parlementaires de 2010 sanctionnèrent durement les élus démocrates de l’Etat.
Mais, au fil des mois, la situation économique s’est améliorée, en grande partie grâce au sauvetage de l’industrie automobile, qui compte le plus grand nombre d’emplois dans l’Ohio juste derrière le Michigan, et au développement collatéral de la sidérurgie. Dans le même temps, l’administration républicaine du cru, dirigée par l’ancien banquier de Lehman Brothers, John Kasich, a tenté d’appliquer la nouvelle feuille de route républicaine : une réduction drastique des dépenses alliée à la suppression des droits syndicaux et des négociations collectives pour les employés publics, policiers et pompiers inclus. La population s’est alors élevée contre cette « Senate Bill 5 », dont elle a obtenu le retrait. Lorsque Obama s’est exprimé en faveur du mariage pour les homosexuels, une partie de la presse a pensé qu’il s’agissait là d’un « moment Johnson », qui verrait le président perdre toute chance dans l’Ohio comme les démocrates s’aliénèrent le Sud en 1964. Il n’en fut rien. Ce que les cols bleus à peau blanche reprochent à Obama, c’est l’état économique du pays et ses régulations sur les industries fossiles, pourvoyeuses de nombreux emplois dans la région. Mais il est notable que le syndicat des policiers de l’Ohio, repaire de petits Blancs du peuple, et qui soutient traditionnellement les candidats républicains, a déclaré que, en 2012, c’est à Barack Obama qu’il apportait son soutien.
Bien sûr, l’Ohio et ses 18 grands électeurs (sur les 270 nécessaires pour gagner) sont loin à eux seuls de pouvoir décider du sort de l’élection. Mais si, avec d’autres, il choisissait Obama, cela serait le signe d’une crise sans précédent pour les conservateurs : non seulement sont-ils condamnés à devenir un parti au peuple introuvable s’ils ne s’adressent pas rapidement à l’électorat latino, mais ils courent aussi le risque de s’aliéner les Blancs modestes du Midwest et du Nord-Est, qui ne se retrouvent plus dans une rhétorique conservatrice façon Tea Party, antiredistributrice et favorable aux plus riches alors que nul ne croit plus à la ritournelle sur le rêve américain offert à chacun. Alors oui, certainement, les classes populaires blanches du Sud voteront pour Romney. Mais ailleurs ? Aucun président républicain n’a été élu sans avoir remporté l’Ohio, et si Obama peut bien se passer des Blancs et du Sud, Mitt Romney ne peut pour sa part, et en aucun cas, perdre cet Etat.
Sylvie Laurent, enseignante à Sciences Po
Repères
Démographie : Les Etats-Unis comptent 308,7 millions d’habitants, selon le recensement réalisé en 2010 : Blancs non hispaniques, 196,8 millions (63,7 %) ; Hispaniques, 50,4 millions (16,4 %) ; Noirs, 38,9 millions (12,6 %) ; autres, 22 millions (7,3 %). D’après le US Census Bureau, les minorités raciales et ethniques ont constitué 25 % de l’électorat en 2008, deux fois plus qu’en 1988. Dès 2020, plus d’un électeur sur trois sera noir, latino ou asiatique. A l’horizon 2050, les électeurs issus des « minorités » seront majoritaires.
Scrutin : L’élection présidentielle aura lieu le 6 novembre. Il faut 270 voix au collège électoral, sur 538 grands électeurs, pour être élu. Le même jour, les électeurs vont renouveler la Chambre des représentants (435 sièges), le tiers du Sénat (environ 30 sièges sur 100) et réélire leurs gouverneurs dans une dizaine d’Etats.