Si vous êtes d’accord, nous pourrions commencer avec un peu d’histoire. Pourriez-vous me faire en une demi-page – pas davantage – un résumé de l’histoire récente de la Libye ?
Santiago Alba Rico : En peu de mots. En 1912, l’Italie – qui était restée à l’écart du partage colonial lors de la conférence de Berlin (novembre 1884-février 1885) – a envahi la Libye qui faisait formellement partie de l’Empire ottoman, mais à laquelle le pouvoir ottoman accordait peu d’importance. Le lieutenant Giulio Gavotti a été le premier à lancer des grenades à main (de type Haasen de fabrication danoise) depuis son avion dans les environs de Tripoli, sur l’oasis de Tagara. Il a accompli ce « bombardement » le 1er novembre 1911. En 1922, Mussolini a renforcé la présence italienne, et sous sa dictature coloniale, le gouverneur Italo Balbo [1896-1940] a réuni la Cyrénaïque et la Tripolitaine, en fixant ainsi les frontières du pays actuel. En 1940, il y avait 140’000 colons italiens qui avaient été installés sur les meilleures terres libyennes. Face à ce processus d’accaparement, depuis le début, les tribus et les confréries bédouines ont manifesté une forte opposition ; en particulier les Senoussis, dont le chef, Sidi Mohamed Idriss el-Senoussi, allait devenir roi après l’indépendance du pays en 1951 [il sera renversé en 1969 par Kadhafi et terminera ses jours au Caire, décédé en 1983]. Ce n’est qu’en 1970 que Kadhafi a expulsé les derniers 20’000 colons italiens.
Pour se faire une idée de la férocité coloniale italienne, il faut se rappeler que les déplacements forcés de population ordonnés entre 1928 et 1932 par le maréchal Badoglio [1871-1956] ont entraîné, directement ou indirectement, la mort d’un demi-million de Libyens, selon les chiffres de l’historien états-unien d’origine libyenne, Ali Abdellatif Ahmida. C’est pendant cette période que le héros de la résistance, Omar Al-Mukhtar, dont le nom est revendiqué aussi bien par les partisans que par les opposants à Kadhafi, a été capturé et pendu. Une phrase célèbre du maréchal fasciste Badoglio rappelle les menaces proférées par Kadhafi dans son premier discours contre ses compatriotes rebelles de Benghazi : « Je n’aurai aucune pitié à l’égard de ceux qui ne se soumettront pas, ni à leur égard, ni à celui de leurs familles ou de leurs troupeaux, ni à l’égard de leurs héritiers. »
Le roi Idriss a proclamé l’indépendance de la Libye en décembre 1951. Dix-huit ans plus tard entre en scène celui qui était alors le colonel Mouammar el-Kadhafi. Pouvez-vous à nouveau résumer en une demi-page quel a été le rôle historique de Kadhafi ? A-t-il réellement été un défenseur du panarabisme ?
Kadhafi faisait partie du secteur de gauche de l’armée libyenne et il se déclarait partisan de Gamal Abdel Nasser, le leader panarabiste égyptien qui allait mourir à peine une année plus tard, en 1970. La trajectoire de Kadhafi, très erratique, a effectivement commencé avec cette orientation panarabiste, soit avec une très brève union avec l’Egypte et la Syrie et quelques mesures affirmant clairement la souveraineté libyenne. Il a nationalisé à moitié les banques ; il a fermé les bases militaires de l’Angleterre et des Etats-Unis ; il a nationalisé 51% des compagnies pétrolières étrangères. Mais comme le rapporte le journaliste communiste Farid Adley, qui a fui la Libye vers l’Italie dans les années 1970, cet « élan » s’est très vite arrêté. Voici comment Adley résumait ce processus dans le quotidien Il Manifesto au mois de mars 2011 : « Déjà en 1973, il ne restait rien de la révolution des Officiers libres, à part l’implacable répression contre toute dissidence. Des potences à l’université, l’expulsion des camarades de lutte, la suppression de tout type d’opposition, l’interdiction des syndicats, l’annulation de toute action indépendante de la société civile, l’assassinat à l’étranger des opposants (l’Italie a été la scène préférée pour ce genre d’actions terroristes) et les opérations militaires contre des civils qui protestaient pacifiquement contre la volonté du tyran (au cours des années 1980 et 1990 à Dema et à Benghazi), ainsi que le massacre d’Abou Selim (26 juin 1996), tout cela illustre la domination de cette nouvelle classe dirigeante qui, de fait, s’est réduite à la famille de Kadhafi et à un petit cercle de ses partisans. »
Pour un autre écrivain arabe, libanais, René Naba [voir de cet auteur : Libye : la révolution comme alibi, Ed. du Cygne, 2008, et Kadhafi, portrait total. Entre intervention militaire et insurrection populaire, Ed. Golias, mars 2011], la dérive du régime commence en 1971 : « A partir de cette époque, chaque année a apporté son lot de désolation, le détournement d’un avion de ligne anglais pour livrer au Soudan des dirigeants communistes aussitôt décapités à Khartoum, la mystérieuse disparition du chef du mouvement chiite libanais Moussa Sadr, le soutien résolu au président soudanais Gaafar al-Nimeiry, pourtant l’un des artisans du transfert vers Israël de plusieurs milliers de Juifs éthiopiens dits « falashas ».
Quels ont été, durant ces 42 ans, les rapports de Kadhafi avec les puissances occidentales ? Si je ne me trompe pas, Ronald Reagan a ordonné le bombardement de Tripoli et de Benghazi, les deux principales villes libyennes, en 1986. Ensuite les choses ont un peu changé.
Effectivement. En même temps qu’il livrait le chef charismatique du Parti communiste soudanais, Abdel Khaled Mahjoub, Kadhafi faisait disparaître le leader chiite Moussa Sadr et persécutait implacablement ses propres opposants, aussi bien en Libye qu’à l’étranger. Il soutenait à l’extérieur du pays différents groupes armés que les Etats-Unis considéraient, certains à juste titre et d’autres à tort, comme des « terroristes ». Ces actions ont entraîné la rupture des relations diplomatiques en 1981 avec les Etats-Unis. En 1982, l’administration Reagan interdisait l’importation du pétrole libyen. Pendant qu’il assassinait les auteurs de la tentative de coup de 1984 – par l’intermédiaire des Conseils révolutionnaires de base qui ont légalisé l’assassinat de tous les dissidents – Kadhafi devenait lui-même la cible des colères de son jumeau, Reagan, qui a effectivement bombardé Tripoli en 1986. Une série d’attentats attribués au régime Kadhafi (la destruction de deux avions de ligne au-dessus de l’Ecosse et du Tchad ainsi qu’un attentat contre une discothèque à Berlin, avec des centaines de victimes civiles, en 1988 et 1989) ont entraîné en 1992 le blocus par l’ONU, blocus qui a duré dix ans.
Mais, en 2003, comme le rappelle René Naba, « il s’est rendu sans conditions à l’ordre états-unien ». Il a livré son programme nucléaire à George W. Bush fils, en dévoilant en même temps tout un secteur de la coopération des pays arabes et musulmans dans le domaine de la technologie nucléaire. Il a reprivatisé partiellement le secteur pétrolier en permettant le retour des grandes compagnies occidentales. Il a accepté de se convertir – lui le champion du panafricanisme – en gardien de prison homicide des émigrants subsahariens qui tentaient d’atteindre l’Europe (une histoire terrible que raconte dans le détail le journaliste Gabriele del Grande). Il a engagé deux entreprises états-uniennes de relations publiques pour faire du lobbying aux Etats-Unis en sa faveur. Comme le révèlent les documents publiés il y a quelques jours par le quotidien britannique The Independent, il a collaboré avec la CIA et le M-16 [services de renseignement de la Grande-Bretagne] pour livrer et torturer de présumés islamistes radicaux. Il a reçu à plusieurs reprises Tony Blair en tant que conseiller de la banque J.P.Morgan et a lancé des réformes de libéralisation économique pour lesquelles Dominique Strauss-Kahn lui-même, alors président du FMI, l’avait félicité en janvier 2011, un mois avant l’éclatement de la rébellion populaire.
Sous la rubrique « Libye » de Wikipédia en espagnol on peut lire : « Actuellement on reconnaît au pays l’espérance de vie la plus élevée d’Afrique continentale, avec 77,65 ans. Il compte également avec le PIB (nominal) par tête d’habitant le plus élevé du continent africain, et il occupe la deuxième place en ce qui concerne le PIB par tête pour le pouvoir d’achat. En outre, la Libye occupe la première place en Afrique pour l’indice de développement humain. En termes de PIB par tête, la Libye peut être comparée avec des pays aussi développés que l’Argentine ou le Mexique. » Ces indicateurs ne sont pas mauvais.
Je ne sais pas si l’Argentine et le Mexique sont des bons indicateurs, mais je me limiterai ici à relativiser ces données avec une citation de notre camarade Tariq Ali, tirée de son livre Protocols of the Elder of Sodom [Verso, 2009], qui comprend un compte rendu de son séjour en Libye en 2006 : « La Libye tire du pétrole 36 milliards de dollars par année. Son budget annuel est de 10 milliards. Sa population voisine les six millions. Bien sûr, personne ne meurt de faim. Les magasins regorgent de nourriture, mais le niveau de l’éducation et des services de santé est primitif. Des milliers de Libyens doivent se rendre en Tunisie pour recevoir un traitement médical. Le contraste avec Cuba, une île qui est toujours à court d’argent, est instructif. L’Université de médecine des Amériques de La Havane forme et éduque des centaines d’étudiants du Nord et du Sud de l’Amérique (principalement des afro-états-uniens et des hispaniques). Le niveau culturel et de l’éducation y est très élevé. Pourquoi n’est-ce pas le cas en Libye ? (…) Un des fils de Kadhafi, Saïf al-Islam, se prépare pour la succession. Comme il est doctorant à la London School of Economics et un amoureux de l’Occident néolibéral, on entend peu de critiques ici [en Grande-Bretagne] concernant cette proposition de transmission de pouvoir. Après tout, Kadhafi n’est plus le dirigeant d’un « Etat voyou », seulement un « grand homme d’Etat » (pour reprendre les mots de Jack Straw [ex-ministre des Affaires étrangères]) et il a reçu Blair dans sa tente. Cela aide à maintenir la fable prétendant qu’il a cédé non pas devant Washington, mais devant Londres. C’est très simple : Saïf veut tout privatiser et transformer la Libye en un petit Etat du Golfe. »
Voilà pour la citation de Tariq Ali. Comme je vis en Tunisie depuis de nombreuses années, je peux confirmer ce qu’il dit sur les Libyens qui se rendent dans les consultations médicales privées auxquelles les Tunisiens ne peuvent pas accéder. De manière plus générale, je peux difficilement accepter ce critère économique comme un principe pour justifier ou non le droit des peuples à la révolte. Si on acceptait ce critère, les Bahreïnis auraient encore moins de motifs de se soulever, puisque leur revenu par tête est beaucoup plus élevé que celui des Libyens. Devrions-nous alors refuser aux Saoudiens le droit de réclamer dans la rue la démocratie contre la brutale théocratie wahhabite et accepter qu’on leur tire dessus s’ils décident de se rebeller ? Il faut noter que c’est précisément ce genre de justification qu’utilise la droite espagnole lorsqu’elle prétend que le mouvement du 15-Mai [en Espagne] n’a pas de fondement étant donné qu’aucune génération de jeunes espagnols n’a joui d’autant de confort et d’avantages que l’actuelle ?
Je me réfère maintenant aux derniers événements : une révolution populaire comme celle qui a eu lieu en Tunisie, en Egypte, au Yémen ou au Bahreïn a-t-elle eu lieu en Libye ? Devrions-nous également inclure la Syrie ?
Sans aucun doute. Oui, il faut bien sûr inclure la Syrie. Il est très triste et douloureux de voir des camarades – par ailleurs dignes de tout notre respect (qui revendiquent pour leurs propres pays des processus populaires de démocratisation comme ceux qui sont en train de se produire dans les pays arabes) – tomber dans les mêmes travers qu’ils condamnent chez l’impérialisme, en faisant une distinction entre bonnes et mauvaises dictatures et entre peuples avec ou sans droits. J’ai souvent insisté sur le fait que cette position applique des automatismes de bloc [une approche géopolitique : un camp contre un autre camp qui met entre parenthèses les processus de luttes démocratiques et sociales] entièrement dépassés par l’histoire. Cette position projette sur le monde arabe des clichés eurocentristes (un eurocentrisme latino-américain aussi !) assimilables en quelque sorte à ceux de la propagande islamophobe occidentale si souvent dénoncée : les Arabes peuvent se soulever pour du pain ou pour Dieu, mais pas pour la démocratie ; les révolutions qui commencent à Paris ou à Caracas peuvent avoir des conséquences ailleurs en Europe ou en Amérique latine, mais non celles qui commencent en Tunisie (malgré tout ce qui unit ce pays au reste du monde arabe).
Si, comme le rappelle Carlos Varela, il n’y a aucun régime progressiste dans cette région du monde, si tous les régimes sont en outre autoritaires, autocratiques, dictatoriaux ou tyranniques, n’est-il pas naturel que leurs peuples se soulèvent ? Ne devrions-nous pas nous réjouir au lieu d’afficher des soupçons et des réserves ? Je répète ce que j’ai souvent dit : nier le caractère spontané et légitime des révoltes libyenne et syrienne revient à commettre une double injustice ; tout d’abord, défendre deux tyrans qui tirent sur leur peuple et, ensuite, dénigrer les peuples qui tentent de les renverser. Il m’est très difficile de concilier cette double injustice avec les principes de la gauche.
Pourquoi pensez-vous que l’OTAN est intervenue en faveur des rebelles ? Une telle intervention n’a pas eu lieu dans le cas de la Tunisie ou celui de l’Egypte, par exemple. S’agit-il à nouveau d’une tentative de liquider quelque chose qui évoque, même de très loin, le « socialisme », comme dans le cas de la Yougoslavie ?
Non, pas du tout. Je pense qu’il est clair quel genre de socialisme il y avait en Libye ! Il n’y avait même plus un « souverainisme » limité qui, objectivement, comme en Irak, aurait pu faire obstacle à la cooptation par l’impérialisme. Il est évident qu’il existe des intérêts économiques, mais ceux-ci étaient en réalité déjà assurés. De tels intérêts peuvent justifier une intervention, mais non la permettre ; on peut dire qu’on intervient quand on peut, non quand on veut. Pour comprendre l’intervention de l’OTAN, il faut l’inscrire dans le contexte régional – une région secouée par un séisme inespéré [le « printemps arabe »] – et la voir en même temps comme une grande improvisation. Et il faut impérativement tenir compte de deux facteurs supplémentaires sans lesquels l’intervention militaire de l’OTAN aurait été impossible. Et de deux intérêts directement politiques – et non économiques – sans lesquels l’intervention n’aurait peut-être pas eu lieu, du moins pas de la même manière.
Le premier de ces facteurs est le suivant. Il s’agissait effectivement d’une cause juste. Il ne faut pas confondre propagande et mensonge. Comme l’écrivait Sartre dans les années 1970 : « le pouvoir utilise la vérité quand il n’y a pas de mensonge meilleur ». Dans ce cas, contrairement à celui de l’Irak, il n’y avait pas de mensonge meilleur que la vérité : il y avait une « dictature féroce » qui était réellement une dictature féroce, et des « rebelles libyens » qui, au moins au début, étaient réellement des rebelles libyens.
Le deuxième facteur : le régime de Kadhafi jouait un rôle marginal dans la géostratégie de la région ; à part quelques dictateurs africains et certaines puissances impérialistes, il n’avait pas d’amis. Et lorsque les impérialistes lui ont retiré leur appui, il est devenu totalement vulnérable. La Libye de Kadhafi pouvait être attaquée sans que personne n’oppose une résistance, et c’est ce qui s’est passé. Même la Russie et la Chine n’ont pas voulu utiliser leur droit de veto pour empêcher la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU.
En ce qui concerne les deux « intérêts » directement politiques, l’un d’entre eux est sans doute celui de la brutale théocratie saoudienne, depuis longtemps en conflit avec le dictateur libyen. Telle une grande puissance, elle a exercé des pressions sur les Etats-Unis, très hésitants et très affaiblis, et dont les intérêts énergétiques se trouvent dans le golfe Persique et non en Afrique du Nord, ce depuis 1945, date du pacte du Quincy [pacte scellé en février 1945 sur le croiseur Quincy entre le roi Abdel Aziz Ibn Saoud, fondateur du royaume d’Arabie saoudite, et le président Franklin Roosevelt qui se rendait à la conférence de Yalta]. L’autre « intérêt » directement politique concerne la France de Sarkozy, cette fois clairement hors jeu dans son traditionnel « pré carré » (qui, dans ce cas, est bien le Nord de l’Afrique) suite à son soutien aux dictatures de Ben Ali et de Moubarak et les scandales de deux de ses ministres, bénéficiaires de traitements de faveur et de cadeaux de la part des régimes renversés. C’était l’occasion – un vrai cadeau – pour récupérer le terrain perdu et revenir en force dans une région très méfiante et en pleine agitation et regagner, en même temps, du prestige aux yeux des « Arabes révolutionnaires » et, peut-être, les électeurs français.
Quelques intellectuels de gauche ont argumenté à l’époque que l’intervention de l’OTAN était un moindre mal, une manière d’éviter le massacre annoncé par Kadhafi – qui déclarait : « Nous entrerons à Benghazi comme Franco est entré à Madrid. » Quelle est la valeur de cette position qui, comme vous le savez, n’a pas cessé de susciter des divergences dans la majorité des groupes de gauche ?
Pepe Escobar [auteur de Globalistan. How the Globalized World is Dissolving into Liquid War, Nimbel Books, 2007 ; ses articles publiés dans Asia Times Online sont souvent traduits sur le site Rebelion] a raison sur un point : nous ne pouvons pas savoir s’il y aurait eu ou non massacre. Le problème est que la seule manière de le savoir aurait été de permettre le massacre en question. Vu ce que nous savons de Kadhafi, de ses actions et de ses propres déclarations, je ne sais pas si nous pouvons, du point de vue éthique, considérer que le prétexte humanitaire n’était qu’un « prétexte ». Je répète ce que je disais sur la propagande et la vérité. Pour l’OTAN, cela a été un prétexte, bien sûr. Mais il est vrai aussi qu’objectivement son intervention, qui a de même fait des victimes civiles pour lesquelles il faudra lui demander des comptes, a sauvé beaucoup de vies à Benghazi la nuit du 18 mars. Trente chars et vingt lance-missiles ont été arrêtés par les bombardements aux portes de la ville, où ils avaient déjà provoqué en quelques heures 94 morts, selon ce que rapporte le journaliste Gabriele del Grande. Si l’artillerie de Kadhafi était entrée dans la ville comme elle l’a fait à Misrata, le nombre de morts aurait été très élevé. Quant à ce qui se serait passé si Kadhafi avait réussi à étouffer dans le sang et dans le feu la rébellion, il faudrait également l’évaluer en termes régionaux, dans le contexte du Printemps arabe. Ce dernier aurait subi un recul sinon un effondrement presque immédiat. Pour la Tunisie, cela aurait été un grand malheur. Kadhafi a continué à soutenir Ben Ali et les Trabelsi [belle-famille de Ben Ali] après leur renversement, il a menacé les Tunisiens – qu’il a accusés de droguer le café de braves jeunes Libyens – et, selon certaines sources, il préparait un plan de déstabilisation par l’intermédiaire de mercenaires pour rétablir le dictateur au pouvoir.
On peut donc dire que les rebelles libyens ont sauvé la révolution tunisienne, ce qui peut paraître peu important si nous continuons à considérer que les révolutions arabes ne sont pas de véritables révolutions puisqu’elles ne sont pas « marxistes » ! Mais en ce qui me concerne, je suis très soulagé.
On a également mis en avant l’argument suivant : Saddam Hussein était aussi un tyran, un gouverneur autoritaire, y compris criminel, mais toute la gauche a pris position contre l’invasion de l’Irak. Elle aurait donc dû faire de même pour la Libye. Qu’en pensez-vous ?
Il s’agit d’un parallélisme absurde. J’ai déjà signalé certaines des différences. Chomsky en a signalé d’autres. Mais le plus important me semble être ceci : l’intervention contre l’Irak, en marge de l’ONU et en s’appuyant sur des mensonges, ne s’est pas produit au milieu d’une grande révolte populaire locale et régionale contre les dictatures arabes. Lorsque les peuples parlent, les forces de gauche savent bien qui elles doivent soutenir. Les gauches arabes, qui ont célébré la chute de Kadhafi sans pour autant cesser de mettre en garde contre les dangers de l’intervention, nous ont montré la voie.
Y a-t-il eu ou non une intervention sur le terrain de troupes ou de services occidentaux ?
Il semble qu’il y ait eu quelques groupes de soutien logistique. Il est possible qu’il y ait eu quelques soldats qataris et saoudiens camouflés parmi les milices rebelles : les journaux russes l’ont dénoncé, sans confirmation. Ce qui a par contre été confirmé (voir par exemple l’article de Piovesana, le journaliste de Peace Reporter sur le site Rebelion [1]) est le retour en Libye, pour se joindre aux combattants, de membres du Groupe Combattant Islamique libyen, formés en Afghanistan. Bien entendu, contrairement à ce qui s’est passé à Bagdad, personne n’a vu des blindés états-uniens – ou français, ou anglais – sur les places de Tripoli. Et ce qui a été décisif dans la bataille finale, plus que la participation de troupes étrangères, a été la bataille du djebel Nefoussa [massif montagneux situé dans le nord-ouest de la Libye, fortement peuplé de berbérophones]. Je cite Angelo del Boca, historien du colonialisme italien et biographe de Kadhafi : « Elle a réellement été décisive. Comme je l’ai déjà mentionné à plusieurs reprises, il y a dans le djebel Nefoussa des Arabes et des Berbères, qui historiquement s’affrontaient, mais qui cette fois se sont unis. Il ne faut pas oublier que les Berbères en Libye ont toujours été du côté du pouvoir. Lors de la présence italienne, ils étaient avec les Italiens contre les résistants. Ce fait a été un élément décisif. Cela est confirmé par l’information que je reçois directement du dissident Anwar Fekini, qui a participé à la résistance dans le djebel et qui depuis des jours insistait que la situation avait beaucoup changé du point de vue militaire. Malgré le manque d’armes lourdes, les rebelles du djebel étaient arrivés à 50 ou 60 km de Tripoli. Ensuite, au cours des derniers jours, ils ont réussi à capturer des chars, des armes lourdes pour pouvoir approcher et entrer dans la capitale libyenne. Les rébellions ont toujours commencé dans le djebel, aussi pendant la présence italienne. Lorsque les Italiens ont débarqué à Tripoli en octobre 1911, ce ne sont pas les Turcs qui leur ont opposé une résistance, mais les montagnards du djebel qui sont descendus à cheval depuis les monts et sont arrivés à Tripoli, où ils ont tué 550 soldats italiens à Sciara Sciat. Les jeunes rebelles d’aujourd’hui appartiennent aux mêmes familles des rebelles d’il y a cent ans. De ce point de vue, les insurgés de Benghazi, qui connaissent encore une profonde division interne, n’ont pas grand-chose à voir avec l’opération finale de la chute de Tripoli. » Sur les rapports entre les Arabes et les Berbères et la réhabilitation par les rebelles de la langue berbère, interdite pendant 42 ans, je vous invite à lire également les articles du journaliste basque Karlos Zurutuza [2].
Quel rôle a joué la Turquie qui, ne l’oublions pas, est membre de l’OTAN, dans tout ce processus ?
La Turquie est membre de l’OTAN, mais elle joue également son propre jeu en tant que sous-puissance régionale. Ces jours, nous pouvons constater que Recep Tayyip Erdogan se rend en Libye dans le sillage de Sarkozy et de Cameron, mais pas en même temps, et seulement après avoir visité l’Egypte et la Tunisie. Il est vrai que nous devons rester prudents […]. Quoi qu’il en soit, le nouveau rôle de la Turquie – qu’il soit simulé ou sincère – démontre qu’après le Printemps arabe rien ne peut être géré comme avant, y compris Israël.
Le gouvernement du Venezuela, qui a tenté quelques médiations, est resté très critique à l’égard de l’intervention de l’OTAN et à l’égard des rebelles. Il a fait plus d’une déclaration favorable à Kadhafi. Quel est votre avis à ce propos ?
C’est une erreur catastrophique. Le président Chavez n’a pas compris que les révolutions arabes sont faites par ce même peuple qu’il a défendu au Venezuela après le « caracazo » de 1989. D’abord, il a gardé le silence sur la Tunisie et l’Egypte. Ensuite il a non pas dénoncé l’intervention de l’OTAN, ce qui aurait été correct, mais déclaré son amitié et soutien à Kadhafi, selon lui grand héros anti-impérialiste qui infligeait aux mercenaires yanquis ce qu’ils méritaient. Chavez était une idole dans le monde arabe depuis que le Venezuela a coupé ses relations avec Israël en 2007. Les manifestants palestiniens affichaient sa photo lors des manifestations. Les jeunes Tunisiens, lors du seul rassemblement autorisé par Ben Ali, en janvier 2008 (justement en soutien à la Palestine), criaient « Chavez président ».
Tout cela a été perdu. Aujourd’hui Chavez est « l’ami de Kadhafi ». Il a gaspillé une chance historique de mettre en contact les deux régions les plus anti-impérialistes (et les plus menacées par l’impérialisme) de la planète. Pire : le soutien à Kadhafi a permis une identification fallacieuse entre le régime libyen et la démocratie vénézuélienne, ce qui ne bénéficie qu’à ceux qui veulent saboter les processus émancipateurs d’Amérique latine.
Pourquoi l’a-t-il fait ? Les intérêts communs en tant que membres de l’OPEC ne sont pas suffisants pour expliquer l’attitude du gouvernement vénézuélien. Je préfère chercher une explication plus honorable. Les seules que je trouve – après avoir cherché longuement et douloureusement – sont, d’une part, l’ignorance de ce qui se passe dans cette région, si éloignée d’Amérique latine, et, d’autre part, la vertu – parfois destructrice lorsqu’on agit en politique – de la « loyauté personnelle ». Chavez a agi comme Aznar et Berlusconi, en donnant raison aux critiques qui lui reprochent le « personnalisme » et le « caudillisme », en affaiblissant par là même le processus révolutionnaire qu’il a mis en marche et qui continue à être indispensable pour le monde civilisé.
Quelles sont les forces qui composent le Conseil national de transition (CNT) ? Que pensez-vous de ce Conseil ? Il n’a sauf erreur pas été reconnu par l’Union africaine. Un des porte-parole de ce Conseil, en parlant des villes qui continuent à être loyales à Kadhafi, a déclaré : « Parfois, pour épargner le versement de sang, il faut verser du sang, et plus vite on le fait, mois de sang sera répandu. »
Sur les rebelles on a tellement écrit – sur le site en langue espagnole Rebelion, nous avons publié beaucoup d’articles détaillés – que je me bornerai ici à énumérer une fois de plus la filiation très diverse de la base constitutive du CNT : des jeunes accablés par la « misère de la vie » (comme en Tunisie et en Egypte les premiers à se manifester pacifiquement) ; des militaires déserteurs de la première heure à Benghazi ; des opportunistes du régime kadhafiste ; des libéraux éduqués aux Etats-Unis, quelques proches de la CIA, tous pro-occidentaux ; ainsi que des islamistes liés au Groupe islamique combattant libyen, qui ont rejoint plus tard la révolte, mais qui jouent un rôle important dans sa préparation et sa discipline. A ma connaissance, seuls les opportunistes, les libéraux et les islamistes font partie du CNT, ce qui démontre déjà leur intention de laisser à l’écart les chabab [les jeunes combattants] qui ont sacrifié leur vie pour renverser la dictature (comme cela s’est déjà passé en Tunisie et en Egypte).
Mais je dois dire sincèrement que je ne vois pas beaucoup de différences entre ce gouvernement provisoire et celui de la Tunisie ou de l’Egypte, où ce sont pour le moment les opportunistes de l’ancien régime, les militaires et les libéraux qui gèrent la vie politique.
Bien sûr, personne n’espérait que les Libyens rebelles soient des socialistes ; et en tout cas il me semble significatif de noter que les premières divisions et divergences entre islamistes et pro-occidentaux au sein du CNT mettent en évidence deux détails « inespérés » pour ceux qui ont cru, depuis le début, à une « conspiration néocoloniale » à l’origine de la rébellion libyenne. Le premier est la résistance, ferme et majoritaire, à une intervention terrestre de l’OTAN et même à toute tentative de tutelle néocoloniale. Lorsque Ismail Salabi, commandant de Benghazi, déclare qu’ils ne vont pas permettre qu’une « minorité dirige le nouveau destin de la Libye » ou lorsque Abdelhakim Belhaj, commandant de Tripoli et également islamiste, dénonce la CIA comme responsable de son emprisonnement et torture sous la dictature de Kadhafi, ce n’est pas que du bavardage [3]. Ils savent que la majorité du peuple libyen, islamistes ou non, est de leur côté. En même temps, lorsque ces mêmes leaders parlent d’un « Etat civil » et de « démocratie », ils le font pour rassurer non pas l’OTAN, mais les chabab qui ont participé à la rébellion, conscients que dans le monde arabe l’heure d’Al-Qaida et de ses émules est terminé. Ils savent que si l’islamisme veut gouverner la Libye, il devra changer son discours (comme en Tunisie ou en Egypte) et accepter les nouvelles règles du jeu. On ne peut évidemment pas écarter la possibilité qu’il y ait des affrontements, y compris armés, et que tout se termine dans un grand chaos. Mais cela démontrerait une fois de plus que les rebelles n’ont jamais été les marionnettes des puissances occidentales.
On parle aussi de nettoyage ethnique, d’un nettoyage ethnique ininterrompu perpétré par les « rebelles » (il semble que les gens de Cyrénaïque aient des préjugés historiques enracinés à l’égard des Africains subsahariens).
Nous avons déjà évoqué le traitement qu’infligeait Kadhafi aux Subsahariens dans les prisons du désert. Le racisme fait malheureusement partie de la culture de la dictature. Il s’est donc manifesté dans les deux camps. Mais j’aimerais ajouter quelques citations de Gabriele del Grande, prises dans les chroniques qu’il a écrites après le 23 août depuis Tripoli. Elles démontrent – si nous croyons son témoignage – qu’il ne s’agit pas du tout d’un « nettoyage ethnique ininterrompu » et qu’en outre la « chasse au mercenaire » (et non celle du Noir) commence à être sous contrôle. Del Grande, qui a également dénoncé des abus, des agressions et des lynchages de Noirs par les rebelles, me semble être un témoin fiable. C’est ainsi que commence sa longue chronique, qui peut être lue en italien [4] : « A fin août les journaux de quasi le monde entier ont donné l’alerte sur la « chasse au Noir » à Tripoli, les abus et les coups de filet. La réalité est cependant différente, plus complexe, et en même temps contradictoire. Il y a eu des excès, des arrestations de trop étaient inévitables avec une armée populaire de milliers de jeunes et d’enfants, encore sous le choc du sang versé dans la bataille qui a libéré Tripoli au prix de centaines de morts. Ces violences et ces excès, il faut les condamner. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire. »
Au cours de son séjour à Tripoli, Del Grande a visité des centres de détention provisoires et des hôpitaux où l’on soignait les partisans de Kadhafi blessés, blancs et noirs, libyens et étrangers (surtout des Tchadiens et des Nigériens). Del Grande a recueilli d’innombrables témoignages et confessions qu’il vaut la peine de lire, mais sa conclusion est plus ou moins celle qui se reflète dans les lignes suivantes : « De nombreuses personnes avec lesquelles je me suis entretenu, miliciens du régime et présumés mercenaires, ont été blessées au front et se trouvent dans les hôpitaux de Tripoli, où j’ai pu vérifier qu’elles recevaient le même traitement médical que celui réservé aux partisans libyens. A cette différence près qu’après leur traitement ils iront en prison en attendant leur jugement. Ceux qui prouveront leur innocence seront libérés, comme cela s’est déjà passé pour beaucoup de prisonniers – libyens et africains – injustement arrêtés et qui ont trouvé des témoins disposés à les innocenter. Ceux qui seront reconnus coupables d’avoir tué peuvent être condamnés à mort. Et c’est cela qui doit beaucoup nous préoccuper. Car dans ces moments de chaos, le risque d’erreurs judiciaires et de sentences sommaires avec des preuves insuffisantes est très élevé. »
J’aimerais vous poser quelques questions sur des opinions exprimées par quelques auteurs et quelques forces politiques. Par exemple, Gilbert Achcar a écrit récemment : « Nous avons vu, en outre, combien les forces bien armées, bien entraînées et bien rémunérées de Kadhafi ont pu mener offensive après offensive, en dépit de plusieurs mois de frappes de l’OTAN, et combien difficile et coûteux en vies humaines il a été pour la rébellion, d’abord de sécuriser Misrata, qui est bien plus petite que Benghazi, puis de sortir de l’enlisement sur le front occidental avant de finalement pouvoir entrer à Tripoli. Quiconque conteste de loin le fait que Benghazi aurait été écrasée manque tout simplement de décence, à mon avis. Dire à une population assiégée, à partir du confort d’une ville occidentale, qu’ils sont des lâches – car c’est à cela en somme que revient le fait de dire qu’ils ne risquaient pas de massacre – est tout simplement indécent. » [5] Est-ce que vous trouvez également cela indécent ?
Oui, c’est indécent. Nous ne parlons pas ici des révolutionnaires de la Sierra Maestra [Cuba], entraînés pour vaincre ou mourir, mais de jeunes sans entraînement militaire – et d’enfants, de vieillards et de familles entières – qui se défendaient comme ils le pouvaient face à une agression féroce, et qui ont demandé de l’aide aux Nations Unies, et non à l’OTAN, tout en déclarant en même temps leur refus explicite de toute intervention terrestre. N’est-il pas indécent de mépriser ces gens ?
En suivant la séquence des faits, quelles positions aurait dû adopter la gauche, à votre avis ? Par exemple, même si on accepte les considérations d’Achcar, la résolution de l’ONU ne mérite-t-elle pas des critiques ?
Cette résolution mérite toutes les critiques et ce depuis le début. Sa rédaction viole la Charte constitutive des Nations Unies en permettant l’intervention de l’OTAN et en l’autorisant à aller beaucoup plus loin que la « zone d’exclusion aérienne » demandée. Son application viole y compris la résolution elle-même, qui était déjà assez permissive. Quant à ce qu’aurait dû être la position de la gauche, j’imagine que vous faites référence à la gauche européenne et latino-américaine. La gauche arabe a accepté depuis le début la nécessité d’affirmer en même temps le soutien aux rebelles et la dénonciation de l’intervention de l’OTAN. Ce n’était pas une situation de ni-ni, comme le prétendent quelques anti-impérialistes très éloignés du terrain, mais un OUI aux rebelles. Un OUI aux rebelles qui impliquait une position évidente (NON à Kadhafi) et une autre contradictoire (NON à l’OTAN). Il faut espérer qu’à partir de maintenant le OUI aux rebelles coïncidera entièrement avec le NON à l’OTAN.
Achcar a également écrit : « (…) j’ai lancé une campagne avec deux revendications inséparables : « Arrêt des bombardements ! Envoyez des armes aux insurgés ! » Des armes pour les insurgés ? Qui sont ces insurgés ? Pouvez-vous nous donner quelques informations élémentaires ? Il ne semble pas que leurs derniers actes soient très raisonnables ni très justes.
Qui sont ces insurgés ? Ce sont les insurgés réellement existants, que nous avons déjà décrits auparavant, soutenus par une majorité du peuple libyen. En ce qui concerne leurs derniers actes, j’imagine que vous faites référence aux lynchages de mercenaires. Nous avons également déjà évoqué cette question. Même si ces abus restent très peu importants si on les compare aux crimes de Kadhafi – dont on découvre encore certains ces jours-ci – nous ne devons pas les tolérer et nous devons réclamer que tous les responsables de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité, quelle que soit leur allégeance, soient jugés. On peut penser que cette position est naïve, mais si toutes les paroles incapables d’introduire des effets réels dans le monde sont naïves, alors la plupart des dénonciations anti-impérialistes le sont aussi. La mission de la gauche doit être de dénoncer tous les crimes, et s’ils ne sont pas traités de la même manière, alors il faut dénoncer une fois de plus les hypocrisies et les deux poids deux mesures ainsi que les manipulations des gouvernements comme des institutions internationales.
Voici une citation approximative de Pepe Escobar : « Appelez-la la guerre FOL [Friends of Libya], la guerre R2P (comme « responsabilité de protéger » le pillage occidental), la guerre d’Air France, la guerre de TOTAL. Dans tous les cas, les FOL se sont bien amusés en se vantant de leur victoire. Le Grand Libérateur des Arabes, le président néo-napoléonien Nicolas Sarkozy, jubilait : « Nous nous sommes alignés avec ce peuple arabe dans son aspiration à la liberté. » Les Bahreïnis, les Saoudiens, les Yéménites, sans parler des Tunisiens et des Egyptiens, ont toutes les raisons d’être déconcertés. Sarko a ajouté : « Des douzaines de milliers de vies ont été épargnées grâce à cette intervention. » Même les « rebelles » prétendent qu’il y a eu au moins 50’000 morts. Et l’OTAN poursuit ses sauvages et meurtriers bombardements. L’émir du Qatar a au moins admis que Mouammar Kadhafi, en fuite, n’aurait pas pu être renversé sans l’OTAN. Mais il a ajouté que la Ligue arabe aurait pu faire plus – en réalité elle l’a fait, en apportant son vote frauduleux qui a ouvert la voie à la Résolution 1973 de l’ONU, rédigée par les Anglais, les Français et les Etats-uniens. » Sa position semble beaucoup plus critique, malgré le fait qu’au début Escobar paraissait centrer ses critiques sur Kadhafi et son gouvernement.
Je respecte et j’admire beaucoup Pepe Escobar, un des analystes les plus brillants au monde. Je comprends parfaitement ses critiques à l’OTAN et sa vigilance à l’égard des rebelles. Néanmoins je ne peux pas manquer d’exprimer ma perplexité devant son changement d’opinion. Par exemple, le 24 février 2011 il écrivait : « Ce que fera Kadhafi est d’aller à Benghazi pour chercher à se venger. C’est donc le moment que les manifestants y saisissent des armes lourdes et préparent une stratégie pour une résistance organisée. Il est possible qu’ils doivent résister durant un certain temps, la seule solution possible pour éviter un bain de sang est que les Nations Unies affrontent la situation et déclarent une zone d’exclusion aérienne, qui pourrait faire échouer la décision du régime d’envoyer des mercenaires et même d’avorter une possible offensive contre Benghazi. » [6]. A vrai dire cela rappelle assez les positions d’Achcar. Je n’arrive pas à comprendre ce qui est arrivé d’inattendu ensuite pour qu’il modifie si radicalement son opinion sur Kadhafi et sur la légitimité de la révolte libyenne.
Guillermo Almeyra [d’origine argentine, Almeyra enseigne au Mexique et publie ses aricles dans le quotidien mexicain La Jornada], pour sa part, s’est montré très critique à l’égard des « égarés de toujours d’une gauche ma non troppo, habitués à adorer les gouvernements qu’ils baptisent de progressistes (…). La principale force de ce colonialisme européen-états-unien est l’hétérogénéité du Conseil national de transition et la dépolitisation et le manque de direction, ainsi que des projets révolutionnaires démocratiques dans son secteur le plus avancé, de même que l’absence totale d’institutions étatiques médiatrices due à la concentration du pouvoir entre les mains de Kadhafi et de ses fils et présumés héritiers. C’est ainsi que la chute du gouvernant – vu l’impossibilité actuelle pour les colonialistes d’envoyer des troupes et de mettre leurs propres gouverneurs – entraînera une guerre de bandes entre les agents des différentes puissances, les différents groupes présents dans le CNT et les tribus (qui contrôlent différentes unités militaires). Les vengeances vont s’entrecroiser et il sera très difficile de former un gouvernement qui convoque des élections parlementaires étant donné l’absence de partis et de vie démocratique. En outre, en ce qui concerne l’OTAN, le CNT est une chose, mais la volonté de ses partisans dans l’opposition à Kadhafi en est une autre, très différente. » Cette position vous semble-t-elle raisonnable ? Les prévisions de Almeyra pourraient-elles se réaliser ?
J’ai déjà évoqué cette possibilité plus haut. Je suis bien sûr d’accord avec Almeyra pour ce qui a trait à l’OTAN. Quant à la position du sommet du CNT, elle est tout autre chose que celle de ceux qui ont participé à la libération de la Libye, qu’ils soient ou non islamistes. Alberto Padilla soutient une position analogue en ce qui concerne la possibilité d’un chaos dans un article que je peux vous recommander : [7]. Pour ma part, je suis un peu plus optimiste. Le pétrole, source de discorde, peut également avoir un effet « civilisateur ». Contrairement à ce qui se passe en Tunisie ou en Egypte, où il y avait un appareil d’Etat et des organisations civiles, la Libye est une gélatine au-dessus de laquelle flottait, comme l’esprit de Dieu dans la Genèse, la volonté schmittienne [Carl Schmitt] de Kadhafi. En Libye il faut commencer à zéro. Dans un article intéressant, dans lequel il est vrai qu’on relativise depuis le terrain le rôle des tribus dans le pays, Mohammed Bamyeh conclut sur cette note encourageante : « On passe donc d’une situation dans laquelle les institutions de l’Etat étaient développées de manière minime au surgissement du modèle de révolution plus développée du point de vue institutionnel du monde arabe. L’apparente exception libyenne ne tient pas seulement à la violence et au sang versé. L’exemple de ce grand peuple qui s’organise, qui se met debout au sein de la résistance spontanée et sans crainte de la violence étatique, dément les regrets occidentaux concernant la supposée « absence d’Etat civil » en Libye. Aussi bien des diplomates occidentaux que des commentateurs ont eu de la peine à déterminer le caractère exact de ce mouvement, et ont négligé son élément le plus important et éclairant, à savoir qu’il représente non pas tellement une idéologie concrète que la renaissance de traditions civiles dans la Libye moderne, traditions qui ont été longtemps réprimées. C’est donc en partant des circonstances les plus désespérées que la révolte libyenne a effectué le saut en avant le plus important de toutes les révoltes arabes en date. » [8]
Atilio A. Boron [économiste de gauche argentin] a pour sa part écrit début septembre dans « Libia : socios del horror » : « Il y a quelques jours, le correspondant du journal londonien The Independent en poste à Tripoli a fait connaître une série de documents qu’il a lui-même trouvés dans un bureau gouvernemental abandonné en toute hâte par ses occupants. Ce matériel jette une lumière aveuglante pour ceux qui croient que pour s’opposer et condamner l’attaque aérienne criminelle de l’OTAN sur la Libye il est nécessaire d’exalter le personnage de Kadhafi et cacher ses crimes au point de le transformer en un socialiste exemplaire et ardent ennemi de l’impérialisme. Le bureau en question était celui de Moussa Koussa, ex-ministre des Affaires étrangères de Kadhafi, l’homme en qui ce dernier avait une grande confiance, et précédemment chef de l’appareil de sécurité du leader libyen. Rappelons que dès que la révolte a éclaté à Benghazi, Koussa a fait défection et s’est rendu par surprise à Londres. Malgré les nombreuses plaintes contre lui à cause des tortures et la disparition de milliers de victimes, cet homme n’a pas été ennuyé par les autorités britanniques, toujours si alertes, et il est disparu peu après. On suspecte maintenant qu’il vit sous la protection de certaines des féroces autocraties du golfe Persique. La documentation découverte par le correspondant de Independent contribue à comprendre pourquoi. » Ce commentaire vous paraît-il juste ?
Oui, très juste. Et j’aimerais remercier depuis ici Atilio Boron, que j’admire pour le courage de sa position. C’est une des voix les plus accréditées d’Amérique latine et c’est un grand soulagement pour moi de partager des lignes d’analyse qui ont été si mal comprises, voire durement rejetées, dans certains secteurs de la gauche bolivarienne [se référant à Chavez] et latino-américaine.
Pouvez-vous me donner votre avis concernant la déclaration récente du secrétariat de politique internationale du PCE [Partido comunista de Espana] dont le titre est : « Libye : une guerre coloniale pour la domination économique et militaire ».
Ce communiqué est extrêmement maladroit et s’ajuste parfaitement au cadre d’analyse que j’ai justement essayé de dénoncer comme incorrect, eurocentrique et mécanique. Je me borne à citer un passage d’un article que j’ai publié dans le Gara [journal de la région basque] : « L’autre erreur dans laquelle sont tombés certains secteurs de la gauche tient justement à son caractère schématique, ou plutôt à son monisme [réduction à un élément]. Les peuples et les gauches arabes qui jouent leurs vies sur le terrain ont tout de suite compris l’impossibilité d’échapper à l’inconfort analytique s’ils voulaient renverser leurs dictateurs. Ils savaient qu’il fallait affirmer beaucoup de faits en même temps, certains contradictoires entre eux. Dans le cas de la Libye ces cinq ou six faits sont les suivants : Kadhafi était un dictateur ; la révolte libyenne est populaire, légitime et spontanée ; la révolte est ensuite infiltrée par des opportunistes, des libéraux pro-occidentaux et islamistes ; l’intervention de l’OTAN n’a jamais eu de vocation humanitaire ; l’intervention de l’OTAN a sauvé des vies ; l’intervention de l’OTAN a entraîné des morts de civils ; l’intervention de l’OTAN menace de transformer la Libye en un protectorat occidental.
Que faire de tout cela ? Nous pouvons laisser de côté la realpolitik, faire appel au réalisme et essayer d’analyser le nouveau rapport de forces dans le contexte d’un monde arabe en plein processus de transformation. Ou alors nous pouvons affirmer Un Seul Fait – monisme – et soumettre tous les autres faits à ses coups nationalistes. Ainsi nous n’affirmons que l’intervention de l’OTAN, avec ses crimes et ses menaces, et ensuite, sur une pente logique qui nous éloigne de plus en plus de la réalité, nous en arrivons à nier le caractère dictatorial de Kadhafi et à souligner encore davantage son potentiel émancipateur et anti-impérialiste ; à nier la légitimité et la spontanéité de la révolte libyenne et à insister encore davantage sur sa dépendance mercenaire d’une conspiration occidentale. Ce qui cloche avec cet exercice de monisme c’est qu’il exclut précisément les faits qui sont les plus importants pour les peuples arabes et pour les gauches arabes et qui devraient être les plus importants pour les anti-impérialistes du monde entier : l’injustice d’un tyran et la revendication de justice du peuple libyen. »
Ce monisme induit des illusions d’optique très incorrectes et pousse à présenter les choses autrement que ce qu’elles sont. Ces deux approches conduisent finalement à la manipulation des données. Une de celles-ci, mineure – mais qui a attiré mon attention depuis le début –, est la présumée filiation monarchique des rebelles (ensuite ils se seraient tous tournés vers Al-Qaida). Pour délégitimer la révolte populaire, les monistes ont de manière répétée fait référence à l’utilisation de la part des rebelles du « drapeau monarchique ». C’est une absurdité. On pouvait opposer aux régimes de Moubarak et de Ben Ali un drapeau national parce que ce dernier n’était pas lié à ces dictateurs. Le drapeau de la « jamahiriya » [le « pouvoir du peuple »] était celui de la dictature. Les rebelles ont arboré contre lui celui de l’indépendance coloniale, autrement dit le drapeau national. « La question du drapeau hissé dans les zones libérées, celui de l’indépendance, n’est pas un signe de retour au passé », explique le journaliste communiste libyen Farid Adley. Il ajoute : « Ce drapeau n’est pas la propriété de l’ex-roi Idriss ou de la confrérie sanoussi. Personnellement, j’aurais utilisé le drapeau rouge, mais ni moi ni ceux de ma génération n’y sommes pour grand-chose dans cette révolution. Le courant monarchique dans l’opposition est absolument minoritaire, et hisser le drapeau tricolore avec l’étoile et la demi-lune en blanc n’est pas un signe d’attachement au passé mais de clair refus du régime. » Cette question, qui a été clarifiée il y a six mois déjà, n’a pas empêché les monistes de continuer à manipuler la réalité, non seulement dans ce cas, mais aussi sur des questions plus sérieuses.
L’éditrice britannique du site Axis of Logic, Lizzie Phelan, est, je crois, un des rares journalistes indépendants à avoir soutenu avec succès la tempête des bombardements des Etats-Unis/OTAN sur Tripoli et l’invasion de la ville par des mercenaires. Elle a fait des reportages depuis l’intérieur de l’Hôtel Rixos et ensuite elle a déménagé à l’Hôtel Corinthe proche, toujours au milieu des furieuses batailles entre forces gouvernementales et les mercenaires de l’OTAN. Elle a fui la Libye dans un bateau de pêche qui l’a amenée avec d’autres à Malte au début de cette semaine. Dans son premier reportage depuis son départ de la Libye, voici ce qu’elle écrivait : « Ce bain de sang ne correspond pas à la narration d’une « Libye libre » dans laquelle les civils sont « protégés » . Mais, dans une atmosphère si raréfiée par la volonté de contrôler le pays à tout prix, il est presque impossible que ceux qui se trouvent sur le terrain puissent faire preuve d’honnêteté par rapport aux images qui défilent devant leurs yeux, du moins tant qu’ils seront sur le territoire contrôlé par les rebelles. Un jeune rebelle armé qui arborait le drapeau français sur son uniforme de campagne m’avait demandé d’où je venais. « De Londres », lui ai-je répondu. « Ah, Cameron. Nous aimons Cameron », m’a-t-il dit avec un large sourire. Je me suis efforcée d’esquisser un sourire moi aussi. La moindre critique envers mon propre premier ministre pouvait être perçue comme un signe de désaffection envers les nouveaux gouvernants de la Libye. » Quelle est votre impression sur la situation décrite par Phelan ?
Tout d’abord j’aimerais vous corriger lorsque vous parlez de combats « entre forces du gouvernement et mercenaires de l’OTAN ». J’ai cru avoir été clair sur le fait qu’il s’agit d’une révolte spontanée et légitime, et que s’il faut parler de mercenaires au-delà de ceux enrôlés dans l’armée de Kadhafi, nous devrions alors inverser les termes et parler des « avions mercenaires » de l’OTAN au service des rebelles. Je le dis comme provocation, même si c’est conforme à la réalité : cette expression est un peu plus correcte que celle que vous utilisez.
Merci pour cette correction.
En ce qui concerne la phrase du jeune rebelle, il faut la déplorer. Je suis sûr que si des Cubains les avaient aidés – si cela avait été possible, ce qui n’a pas été le cas – les jeunes rebelles seraient en train d’adorer Fidel ! N’avons-nous pas toujours été compréhensifs à l’égard de ces Palestiniens qui, après la révolte de 1936, ont pensé un moment jouer la partie de Hitler contre les Anglais qui étaient leurs oppresseurs ? Et avec les indépendantistes indiens qui, au cours de la deuxième guerre mondiale, ont vu les fascistes japonais comme des « libérateurs » ? Pour ne pas parler de Lawrence d’Arabie, pion de l’impérialisme britannique, aimé par les Arabes qui luttaient contre l’Empire ottoman. Ou de nos propres républicains espagnols, durant la guerre civile, qui ont imploré l’intervention de l’Angleterre et de la France, puissances capitalistes qui étaient déjà responsables d’innombrables crimes coloniaux. En tout cas, comme je l’ai dit auparavant en ce qui concerne la phrase de ce jeune, qui paraît la phrase typique du natif de Medina qui veut faire plaisir au touriste, je ne tirerais pas de conclusions hâtives et générales.
Je conclus avec une question politico-culturelle : comment la gauche européenne devrait-elle appuyer l’avancement démocratique et socialiste en Libye ?
Nous disposons de peu de moyens pour les soutenir par rapport à leurs besoins réels : le financement de locaux, de chaînes radiophoniques, etc. Comme nous ne pouvons leur envoyer que des paroles, faisons en sorte que celles-ci soient au moins raisonnables et que d’une certaine manière elles impliquent que nous avons auparavant écouté les leurs. Dans ce sens, il serait bon (en Tunisie et en Egypte cela a commencé à se faire) d’établir des cadres de dialogue entre les gauches méditerranéennes, pour aborder des problèmes qui, comme le montre la révolte du 15 mai en Espagne, sont communs aux deux rives (comme le sont aussi les problèmes concernant une certaine tradition d’organisation en partis qui est remise en question par les révolutions elles-mêmes).
En même temps, nous devrions examiner jusqu’où nous sommes arrivés et quel chemin il nous reste à parcourir avant de prétendre leur donner des leçons. Il y a quelques jours j’ai été en Argentine pour participer à une rencontre sur les révolutions arabes. J’aimerais conclure ici avec les mêmes paroles utilisées dans mon intervention à Buenos Aires : « La tâche est immense et incertaine, mais personne ne peut dédaigner ce qui a été gagné. Pour la première fois dans l’histoire, des peuples arabes – habitués à assister passivement à des changements de gouvernement décidés dans des conflits de palais et sans leur intervention – se sont montrés capables de se soulever, de prendre conscience de leur pouvoir et de renverser leurs dictateurs, qui étaient en outre des complices des puissances néocoloniales. Laissons-leur du temps. Nous, les Européens, avons mis des centaines d’années pour arriver où nous sommes. Et ce n’est pas très loin. Et chaque fois, nous sommes plus éloignés des valeurs universelles que nous disons défendre. Accordons au monde arabe au moins deux décennies pour qu’il décide à sa manière le chemin vers la liberté et la démocratie. »