Dans les annales du « printemps arabe », aux côtés du Caire, de Benghazi, de Deraa et de Sidi Bouzid, il faudra trouver une petite place pour Sourif, un bourg de Cisjordanie, à l’ouest d’Hébron. Révulsés par l’assassinat d’une jeune fille à la réputation exemplaire, Ayah Baradeya, noyée par son oncle qui désapprouvait son projet de mariage, les 15 000 habitants se sont soulevés à la manière des révolutionnaires arabes. Deux semaines de manifestations et de mobilisations sur Internet ont forcé l’Autorité palestinienne à amender la législation qui accorde une quasi-impunité aux auteurs de ce genre d’actes, abusivement qualifiés de « crimes d’honneur ».
Habituées à se heurter à la loi du silence dans ce type d’affaire, les associations de défense des droits des femmes ont applaudi à la révolte de Sourif, qui a ému toute la Cisjordanie. « Mohamed Bouazizi [le vendeur ambulant dont l’immolation a déclenché la révolution tunisienne] a fait tomber deux régimes arabes, explique Rami Baradeya, le frère aîné de la défunte. Ayah, à sa manière, a fait tomber une loi obscurantiste. C’est une petite révolution pour la Palestine. »
Agé de 29 ans, chargé de compte dans une banque d’Hébron, le regard vif et le ton posé, Rami fut le cerveau du soulèvement. C’est le 24 avril qu’il apprend par un coup de téléphone qu’un cadavre a été découvert par des paysans, au fond d’un puits abandonné, en lisière du village. Le bracelet et le porte-monnaie récupérés avec les ossements achèvent de convaincre la famille Baradeya : il s’agit bien du corps d’Ayah, disparue un an plus tôt, sur le chemin de l’université d’Hébron, où elle étudiait la littérature anglaise.
Quelques jours plus tard, un oncle paternel craque sous la pression de la police. Agé de 37 ans, chauffeur de taxi, il avoue avoir kidnappé et drogué la jeune femme avec deux complices, puis avoir jeté son corps dans le puits. Lors de l’interrogatoire, il évoque des relations impropres entre la jeune femme et un camarade de faculté qui l’avait demandée en mariage. Une allégation rejetée par la famille qui parle de « jalousie ».
« La dernière victime »
Au lieu de se recroqueviller sur leur douleur et de ployer sous le stigmate du pseudo-déshonneur, Rami et ses frères décident de parler. Ils convoquent les médias, ouvrent des pages Facebook en l’honneur d’Ayah et tapissent l’entrée de leur maison de banderoles indignées. Est-ce le résultat de l’éducation supérieure que le père, un modeste charpentier, s’est battu pour leur donner ? Ou bien des conseils que les associations féministes, accourues sur place, leur ont prodigués ? « Je me suis dit qu’il n’était pas possible que ce genre de meurtre ne soit puni que de quelques mois de prison, dit le fils aîné. Ayah doit être la dernière victime de crimes d’honneur. »
Sur sa lancée modernisatrice, l’impeccable Rami convainc les siens de renoncer à exiger que la famille de l’assassin soit expulsée du village, comme le veut pourtant l’usage. « C’est une punition collective, semblable à ce que font les Israéliens, dit-il. Nous voulons juste que le meurtrier de notre soeur soit jugé comme n’importe quel criminel. » Très vite, la population de Sourif fait cause commune. Une foule immense assiste à l’enterrement. Des manifestations ont lieu à Hébron et Ramallah pour exiger un amendement du code pénal. Soucieux de coller à l’humeur populaire alors que des élections sont annoncées dans les dix prochains mois, les députés de la région d’Hébron défilent sur le perron familial, Hamas et Fatah mélangés. Rami reçoit même un appel de Mahmoud Zahar, un haut responsable du mouvement islamiste, basé à Gaza. « Il m’a dit que le meurtre d’Ayah n’avait rien à voir avec la religion et qu’il fallait changer la loi », assure-t-il.
En direct à la télévision
Jusque-là, le président palestinien, Mahmoud Abbas, avait résisté au lobbying des mouvements de femmes, alors même que le nombre de crimes d’honneur semblait en hausse ces dernières années (une dizaine de cas recensés en 2010.). Un projet de réforme du code pénal, soumis au Parlement en 2002, s’était heurté au vieux fond patriarcal de bon nombre de députés. La peur de se voir accuser d’importer en Palestine « des idées occidentales », récrimination rituelle des conservateurs de tout poil, faisait reculer le régime de Ramallah, accaparé par sa rivalité avec le Hamas, le maître de la bande de Gaza. « Toutes ces craintes ont cédé devant la pression de l’opinion publique, et l’accord de réconciliation entre le Fatah et le Hamas a facilité le revirement d’Abbas », explique Rose Shomali, une militante du droit des femmes.
Vendredi, alors que des milliers d’habitants de Sourif étaient rassemblés sur la grand-place, pour participer à une émission de télévision consacrée à Ayah, le secrétaire général de la présidence palestinienne a appelé le présentateur et a annoncé en direct la fin de l’indulgence pour les crimes d’honneur. La foule a aussitôt explosé de joie et s’est précipitée au domicile des Baradeya, qui n’a pas désempli jusqu’à minuit. Deux jours plus tard, un article du code pénal jordanien, en vigueur en Cisjordanie, a été abrogé, ainsi qu’un autre article, dans le code pénal utilisé dans la bande de Gaza. « Il faudra qu’un troisième article soit annulé pour en finir véritablement avec l’impunité, commente Maha Abou Dayeh, directrice d’une association d’aide aux femmes. Il faudra aussi beaucoup travailler sur les mentalités. Mais c’est un bon début. » A Sourif, comme au Caire ou à Tunis, la lutte ne fait que commencer.
Benjamin Barthe, Sourif (Cisjordanie), envoyé spécial