Luis Vitale nous a quitté le 27 juin 2010 et avec lui c’est un pan entier de l’histoire du mouvement ouvrier chilien (et latino-américain) qui semble s’en aller aux côtés de figures telles que Clotario Blest. La présence militante lors de ses funérailles à Santiago, tout comme au moment de la cérémonie autour de ses cendres dans la ville minière de Lota (dans le sud du pays), montre qu’il est resté fidèle à ses engagements et à une pensée marxiste exigeante tout au long sa vie.
Carte partielle du Chili
Les siens, jusqu’à son dernier souffle, auront toujours été celles et ceux « d’en bas », les travailleurs, les opprimés, le peuple mobilisé contre toutes les formes d’exploitation ou de domination. « Lucho » comme nous l’appelions avec sympathie a été un homme assurément hors du commun par son parcours biographique, par ses engagements multiples : syndicaliste, militant révolutionnaire, historien marxiste prolifique, mais aussi du fait d’une personnalité chaleureuse et haute en couleur.
Né en Argentine, il aura très tôt lié sa destinée au peuple chilien et à ses combats. Son parcours s’inscrit dans la lignée de l’histoire du mouvement trotskyste de ce pays, aux côtés de Manuel Hidalgo, Luis et Pablo López Cáceres, Héctor Velásquez, Joaquín Guzmán ou encore Humberto Valenzuela [1]. C’est d’ailleurs ce dernier, important leader ouvrier et fondateur du trotskysme chilien dans les années 1930, qui le recrute en 1955 comme militant du Parti ouvrier révolutionnaire (POR) [2]. En 2002, lors d’un entretien que « Lucho » nous a accordé sur sa vie militante, il rappelait : « Ces activités que j’ai vécues ne l’ont pas été seulement en tant que membre de la section de la IVe Internationale en Argentine et au Chili, mais aussi comme leader syndical. Je suis né en Argentine, cependant une fois arrivé au Chili, j’ai fondé le premier syndicat des travailleurs de laboratoire, de là suis devenu dirigeant de la Fédération de la Chimie et de la Pharmacie ; en 1958, aux côtés de Clotario Blest, je suis parvenu au niveau de la CUT (Centrale unique des travailleurs). J’ai été dirigeant national entre 1958 et 1969. Cela m’a permis de connaître tout au long du pays, le mouvement syndical chilien. Le connaître, et tomber amoureux, a également signifié que je passerai le reste de ma vie au Chili. A cette époque existait au Chili, le POR (Parti ouvrier révolutionnaire) qui constituait une section de la IVe Internationale. Il représentait, si je me souviens bien, la seconde section que possédait le trotskysme en Amérique latine » [3]. Le militantisme de Luis Vitale est ainsi marqué par le courant international dirigé par Pablo (Michel Raptis) et Ernest Mandel. Il sera néanmoins de ceux qui refusent la stratégie d’entrisme total au sein du Parti socialiste chilien, en 1955, suivant la minorité conduite par Valenzuela et devenant l’un des dirigeants du POR à ses côtés.
Observateur attentif des convulsions de l’Amérique latine, il sera un défenseur passionné de la révolution cubaine. C’est notamment dans le sillage de cette nouvelle période qui s’ouvre, que le POR participe à la création du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) en 1965, aux côtés d’autres organisations, le MIR dont Lucho sera le rédacteur de la déclaration de principe. Alors que certains militants ont vu dans cette fusion-création une « liquidation » du POR, Vitale a toujours revendiqué la fondation du MIR, qui jouera d’ailleurs un rôle important durant le processus prérévolutionnaire de l’Unité populaire (1970-1973) : « De notre point de vue, il ne s’agissait pas d’une opération liquidationniste mais plutôt, étant donné ce que signifiait la révolution cubaine au niveau latino-américain, tenter une pratique politique qui permettrait d’avancer » [4]. Quatre années plus tard, c’est la vieille garde ouvrière et trotskyste qui quitte le MIR (dont Vitale), poussée dehors par une nouvelle génération (dont Miguel Enríquez), qui appelle à boycotter Allende et les élections présidentielles de 1969. Les militants de la IVe Internationale forment alors le Front Révolutionnaire, devenu Parti socialiste révolutionnaire (PSR) en 1971, organisation qui essayera — très modestement — de radicaliser les luttes des Cordons industriels durant le gouvernement Allende. Le coup d’Etat de 1973 signifiera pour « Lucho », comme pour des centaines de milliers de personnes, la torture, les camps de concentration (il en connaîtra pas moins de 9) puis l’exil à partir de 1975 [5]. Il continue à militer en Europe puis au Venezuela (El Topo Obrero 1980-1985), essayant à son retour au Chili, au début des années 1990, de soutenir un nouveau mouvement révolutionnaire. Cependant, la rupture de 1973 (personnelle et collective) marque aussi la fin de son parcours comme dirigeant politique, mais pas de sa fonction d’intellectuel engagé.
Car c’est grâce à son travail théorique et comme historien que Vitale a pu avoir un impact considérable, et ce à une échelle internationale. Après avoir été syndicaliste, il est en effet devenu universitaire (1968), fruit d’un travail d’investigation reconnu par son sérieux et son originalité. Dès les années 1960 débute la rédaction de son œuvre majeure : Interprétation marxiste de l’histoire du Chili (8 tomes, réédités en 2000 par Lom édition). Il s’affirme ainsi comme l’un des historiens marxistes les plus lus au Chili et en Amérique latine, en offrant une lecture matérialiste de l’histoire du continent [6] où l’accent est mis sur les luttes des classes, sur le rôle du mouvement ouvrier, sur l’impérialisme et la place de l’Amérique latine dans un développement capitaliste mondial inégal et combiné. Parallèlement, il débattra âprement au sein de ce courant historiographique avec chercheurs et idéologues liés au stalinisme et aux Partis communistes, rejetant leurs théories de la « révolution par étape » ou leur analyse du féodalisme latino-américain. À chaque instant, il a eu à cœur de combiner ses nombreux écrits — 67 livres et plus de 200 article [7] — avec une réflexion politique et stratégique anticapitaliste assumée.
À l’écoute des pulsations de la société, il est aussi resté joyeux et festif. Amoureux du tango, du bon vin et des longues soirées à refaire le monde, il recevait dans son humble appartement, étudiants, militants, voisins, avec toujours quelques bonnes histoires et beaucoup d’humour. Il sut ainsi lutter contre tout ouvriérisme ou dogmatisme, ouvrant ses recherches à l’histoire des femmes et du féminisme (La moitié invisible de l’histoire. Le protagonisme social de la femme latino-américaine, 1988), à la problématique indigène, à la musique populaire, s’attardant sur la question écologique ou l’histoire anarchiste (Contribution à l’histoire de l’anarchisme en Amérique latine, 2002) : ceci parfois des décennies avant que ces thèmes ne soient devenus incontournables. Peu avant son décès, il écrivait : « Mon engagement aux côtés des peuples de Notre Amérique s’exprime dans mes publications. […] Je suis actuellement un marxiste libertaire qui contribue à la lutte des mouvements sociaux pour une société alternative au capitalisme « néolibéral », capitalisme qui est davantage conservateur que libéral ».
Cette grande ouverture d’esprit au service d’un marxisme critique vivant et sa collaboration multiforme avec de nombreux collectifs expliquent la diversité des hommages qui lui sont rendus aujourd’hui : organisations libertaires, trotskystes ou anticapitalistes, comités de quartiers, syndicats, collectifs étudiants ou indigènes mapuches, tous affirment ensemble : « ¡Lucho Vitale presente ! ».
Franck Gaudichaud