New Delhi, correspondant
« Balkanisation », « boîte de Pandore » : les formules alarmistes fleurissent depuis qu’une agitation régionaliste dans une portion de l’Etat de l’Andhra Pradesh, dans le sud-est du pays, a enclenché des réactions en chaîne susceptibles de redessiner à terme la carte politique de la fédération.
L’Union indienne, qui comprend vingt-huit Etats fédérés (et sept territoires directement administrés par le gouvernement central) va-t-elle devoir se subdiviser davantage sous la pression de mouvements locaux ? Cette question du démembrement de l’architecture fédérale indienne autour de « petits Etats » domine les titres de la presse nationale depuis deux semaines et secoue rudement le parti du Congrès - au pouvoir à New Delhi - en proie à de vives tensions internes sur le sujet.
Tout a commencé par une grève de la faim dans la pure tradition gandhienne. Quand il a commencé à jeûner, fin novembre, K. Chandrasekhara Rao - « KCR » comme on l’appelle usuellement - n’imaginait probablement pas que son action finirait par plonger l’Inde dans un nouveau psychodrame national.
Chef du parti local Telangana Rashtra Samithi (TRS), un mouvement militant pour l’édification de la microrégion du Telangana - aujourd’hui rattachée à l’Andhra Pradesh - en Etat fédéré distinct, « KCR » avait recouru à cette option extrême après avoir essuyé une cuisante défaite aux élections législatives du printemps. Son crédit était au plus bas. Mais l’émotion suscitée par la dégradation de son état de santé au fil des jours a radicalement changé la donne. Le spectacle de « KCR » alité dans une chambre d’hôpital de Hyderabad, la capitale de l’Etat de l’Andhra Pradesh, a jeté les foules dans la rue. Grèves et violentes manifestations de solidarité se sont multipliées, paralysant partiellement la cité, l’une des grandes métropoles économiques de l’Inde du Sud.
De vieux clivages ont brutalement ressurgi. Depuis des décennies, la population de la région du Telangana, occupant dix des vingt-trois districts de l’Andhra Pradesh, se plaint d’être marginalisée au profit des habitants des autres régions de l’Etat, notamment ceux de la frange côtière, dont le dynamisme entrepreneurial a permis de dominer l’économie de Hyderabad.
En 1956, l’Etat de l’Andhra Pradesh avait été créé sur une base purement linguistique. Il rassemblait les districts de ce sud-est de l’Inde parlant la langue télougou. Mais la césure entre le Telangana, pétrie de culture féodale après une longe sujétion à l’Etat princier de Hyderabad, et le reste des régions télougouphones économiquement plus actives n’a jamais été abolie. Face à son état d’arriération socio-économique persistante, la population du Telangana a alors réclamé sa séparation de l’Andhra Pradesh et sa reconnaissance comme Etat fédéré à part. C’est ce malaise lancinant que la grève de la faim de « KCR » a porté à incandescence.
Devant le chaos qui menaçait Hyderabad, le gouvernement central de New Delhi a cédé, mais dans la confusion. Le 9 décembre, le ministre de l’intérieur, Palaniappan Chidambaram, déclarait à New Delhi que « le processus de la formation de l’Etat de Telangana » allait être « engagé ».
Dans le camp des « telanganistes », c’est la joie et la liesse. « KCR » cesse sa grève de la faim. Il est acclamé en héros de la rue de Hyderabad. Mais les partisans de l’unité de l’Andhra Pradesh sont atterrés et basculent à leur tour dans la fronde. Manifestations, grèves de la faim, démission des élus locaux du Congrès : le gouvernement doit faire face à une fracture béante au cœur de l’Andhra Pradesh menaçant de dégénérer en conflit fratricide.
Le ministre de l’intérieur n’a-t-il pas péché par précipitation ? N’a-t-il pas sous-estimé l’onde de choc que provoquerait la victoire des « telanganistes » ? En tout cas, le premier ministre, Manmohan Singh, tente d’apaiser les passions deux jours plus tard en affirmant que rien ne se ferait dans « la hâte ». L’affaire est en effet d’une immense complexité. La principale difficulté à trancher tient dans le sort de Hyderabad, métropole de près de 4 millions d’habitants, foyer high-tech de l’Inde méridionale aux côtés de Bangalore. Les « telanganistes » veulent en faire leur future capitale. Les partisans de l’unité de l’Andhra Pradesh s’y opposent. Mais quelle serait la viabilité économique d’un futur Telangana privé du poumon de Hyderabad ?
Une autre raison explique la prudence retrouvée de New Delhi : la contagion de revendications similaires à d’autres régions d’Inde, la fameuse « boîte de Pandore » qui menace de mettre sous pression l’actuelle carte fédérale de l’Inde. A l’instar du Telangana, de nombreuses régions, s’estimant marginalisées, réclament le statut d’Etat fédéré distinct. Ce sont notamment les cas de Vidarabha (Etat du Maharashtra), de Harit et Poorvanchal (Etat de l’Uttar Pradesh) ou de Gorkhaland (Bengale occidental).
Si la question ethnique est au cœur de la revendication des Gorkhas (ou Gurkhas), les autres cas illustrent une frustration de nature socio-économique sans rapport avec des identités ethno-linguistiques. Mais leur credo est identique : l’avenir est aux « petits Etats ». De nombreux analystes partagent leur point de vue. « Si l’autre grande démocratie [les Etats-Unis] peut s’offrir 50 Etats et être une superpuissance, interroge l’hebdomadaire India Today, pourquoi l’Inde ne pourrait-elle pas en compter quelques-uns de plus ? »
Frédéric Bobin