« L’Afrique veut inscrire son nom dans la lutte pour plus de justice ; elle a l’occasion de le faire dans un pays paradoxal : l’un des plus pauvres du monde, qui est pourtant producteur d’or, de coton, d’eau et qui connaît un processus démocratique. » Pour Mamadou KoÏté, membre du comité organisateur du Forum social mondial (Fsm), Bamako marque une étape : « jusqu’à présent, il n’y avait jamais eu plus de cent africains dans un Fsm. Le fait d’en tenir un au Mali, un autre à Caracas (Venezuela) et un troisième au Pakistan permet d’élargir le processus de mobilisation ; la tenue d’un Fsm grand format l’an prochain à Nairobi (Kenya) confirmera l’intégration pleine et entière des mobilisations Africaines dans le mouvement qui parcourt la planète. C’est pour cela que nous, les Maliens, avons accepté de prendre le lion par la queue... »
Le lion, en l’occurrence, la préparation de l’événement ne s’est pas laissé faire et la cuvée Bamakoise des Forums mondiaux aura eu sa part de désorganisation et de rendez-vous manqués. Mais ces petites misères organisationnelles mises à part, le pari a été tenu : « Nous nous sommes mis en situation de mesurer nos forces, notre cohésion, notre capacité à engager les débats qui nous concernent » estime Tawfik Ben Abdallah, du secrétariat du Fsm Africain. Tous les pays de l’Afrique de l’Ouest étaient présents, ainsi que des délégations sud-africaines et du Kenya et la présence de participants venus du monde entier aura permis de confirmer, ainsi que l’explique Gus Massiah, du Crid, « qu’une orientation commune se dégage pour organiser les sociétés autour de l’accès aux droits pour tous et non dans des ajustements aux besoins du marché ».
De fait, les centaines d’ateliers, séminaires et rencontres qui ont animé les grands sites de la capitale Malienne - de l’Université au Musée national en passant par le Centre international de congrès - ont largement illustré cette volonté partagée ; qu’il s’agisse d’analyser les conséquences du sommet de l’Omc à Hong Kong, de faire le point sur l’état de la dette, toujours aussi structurante de la misère Africaine, de s’opposer à des politiques de privatisation des services publics, de redéfinir les termes de l’échange marchand ou de stigmatiser les politiques migratoires des pays du Nord... Toutes ces rencontres ont largement tourné autour du fameux « paradoxe de l’abondance » selon lequel les pays producteurs de richesses stratégiques telles que le pétrole, les diamants, l’or, l’uranium, les bois rares, s’appauvrissent et souffrent tour à tour de l’instabilité économique, d’une mauvaise gouvernance, de la corruption et de la violence, voire de la guerre civile.
Ce paradoxe destructeur de droits n’est ni mystérieux ni fatal. Plus de trois cents organisations ont d’ailleurs lancé une campagne internationale en direction des gouvernements et entreprises multinationales sur le thème : « publiez ce que vous payez ». L’impact a été réel et l’idée à fait son chemin, reprise ; le gouvernement Canadien a intégré à sa loi nationale une obligation de transparence sur ces opérations par des gouvernements, d’autres ont suivi sous des formes plus ou moins édulcorées ; le Fmi et la Banque mondiale ont réaffirmé le caractère indispensable de la transparence ; l’Ocde enfin, lui a consacré quelques principes directeurs.
Mais sur le terrain Africain, la captation de richesses continue largement à alimenter un cycle de pauvreté et de violence, que décrit Brice Makosso, de Justice et paix, du Congo Brazzaville. « 70% de notre population est en dessous du seuil de pauvreté ; nous supportons une dette immense, il n’y a pas de route entre Brazzaville et Pointe-noire, la santé, l’éducation sont en déconfiture. La corruption est généralisée et la guerre civile est endémique pour contrôler les revenus de l’extraction pétrolière ».
Au Congo Brazzaville comme dans d’autres pays de la région, les campagnes mondiales contre la dette, les plans d’ajustement successifs, ont eu comme effet induit de créer les conditions d’un débat public sur la gestion et la répartition de la manne pétrolière. Les institutions religieuses ont joué un rôle important dans ces processus de prise de conscience, suscitant des relais dans une société de plus en plus tentée par une démocratie effective. « Nous avons obtenu, poursuit Brice, la centralisation des recettes pétrolières et leur inscription directe au Trésor et non plus sur des comptes à numéros, en Suisse ou au Libéria... Mais des scandales de corruption continuent d’éclater et le népotisme reste total dans la famille présidentielle, qui contrôle littéralement toute la filière pétrolière. L’Etat chez nous, subventionne massivement les entreprises privées qui ne payent pas d’impôts et la société à peu à dire sur ses choix. Récemment, le Parlement a voté une loi de finances que le gouvernement s’est empressé de modifier à sa guise. Dans ces conditions, il est difficile d’organiser un débat public pérenne ».
Le constat vaut pour l’or Malien, dont l’extraction s’accompagne de pollution à base d’arsenic ou pour l’extraction d’uranium, qui pollue les nappes phréatiques au Niger ou pour les forêts gabonaises. Face à des nuisances effroyables, déséquilibrant profondément les équilibres sociaux et environnementaux, les protestations des populations concernées se heurtent à des obstacles multiples au premier rang desquels on trouve l’opacité des actes et des décisions. Un élu de la commune aurifère de Sadiola (Mali), indique ainsi que lui et ses collègues ont du demander audience à un ministre pour connaître la teneur du contrat commercial autorisant l’extraction : « On a fini par réussir à voir le ministre, soupire-t-il ; mais pas le contrat ».
A l’opacité s’ajoute la faiblesse des moyens et les difficultés, au vu des coûts, de disposer d’une expertise fiable et indépendante ; enfin, le poids des pressions. En Bambara, on dit : « le bec du poulet est trop petit pour jouer de la flûte » ; autrement dit, ne joue pas qui veut dans la cour des grands. Ceux qui s’y essayent en paient le prix. Pepe, un mécanicien employé par la compagnie minière Somadex, entreprise française, est l’un de ces mineurs d’or en grève depuis sept mois pour cause de conditions de travail et de salaires indécents. Bégayant d’émotion, il témoigne : « Nous ne disposons d’aucune infrastructure de soins, nos salaires ne sont pas payés, nous subissons un harcèlement continuel. Avec le syndicat, nous avons finalement déclenché une grève et j’ai été licencié. Pour avoir réclamé mes droits j’ai fait un mois et cinq jours de prison. Nous sommes fatigués de souffrir, de voir nos enfants souffrir, de vivre la catastrophe. »
Dire le droit ne suffit pas toujours à maîtriser le paradoxe. La preuve par le pétrole Tchadien en est rapportée par Mabassa Itildaye, Président de la Ligue des droits de l’homme locale. « Pour mobiliser des ressources pour la lutte contre la pauvreté, nous avons demandé à notre gouvernement de créer les conditions d’une exploitation du pétrole Tchadien, avec l’aide de la Banque mondiale. Et fait voter une loi régissant la rente pétrolière ». La loi 01, votée en 1999 désigne les secteurs prioritaires qui doivent en profiter : l’enseignement, la santé, les affaires sociales, l’eau et crée un fond d’épargne alimenté annuellement, destiné aux générations futures. Mais deux ans et demi après, elle est profondément remaniée ; les secteurs prioritaires sont élargis a des ministères ayant peu à voir avec la réduction de la misère (police, équipement...), alors que fonctionnaires et salariés voient s’accumuler leurs retards de paiements. « Le pétrole n’a pas apporté le bonheur », soupire Mabassa Itildaye.
Pour Sidiki Kaba, avocat Sénégalais et Président de la Fédération internationale des droits de l’hommes, le bonheur ne sortira ni de la mine ni des Pipe-lines : « Cette captation de richesses nourrit un triple déficit - démocratique, d’information et de gouvernance. Il s’agit de lecombattre en lui opposant le droit et le respect du droit, en organisant des fonctionnements démocratiques assorties de leurs garanties : les libertés d’expression et d’organisation, l’indépendance de la justice, des élections, la transparence des décisions et le contrôle des richesses. Il ne s’agit pas d’adopter une posture morale mais d’exercer le judiciaire. Pourquoi d’ailleurs ne pas imaginer un pendant de la Cour pénale internationale pour juger les crimes économiques ? »
De fait, la question se retrouve partout, sous des formes différentes. Et elle en appelle d’autres. Pourquoi par exemple, ne pas imaginer des sociétés de plus en plus structurées par la justice et de la démocratie ? Autrement dit, peut-on sortir de l’Afro pessimisme et y a-t-il, sur le continent, émergence de sociétés civiles en capacité de se faire entendre, de renouveler la donne ? Pour Sidibe Issoufou, responsable syndical du Niger, la réponse est à la fois positive et compliquée ; à l’image de l’énorme conflit qu’il a vécu et animé au sein d’une immense coalition dite : « Equité et qualité contre la vie chère ». Au printemps dernier, le gouvernement promulgue sans crier gare et sous pression du Fmi un train d’augmentation des produits de base, de ceux qui frappent prioritairement les familles : eau, lait, sucre, huiles, électricité. Saisis du projet, les commerçants l’anticipent en l’appliquant à leurs stocks, et font flamber du même coup et les prix et les tensions. Le débat public va bon train, relayé par les radios et télévision privées ; associations et syndicats multiplient les expressions, en prenant soin de le faire dans les langues vernaculaires, majoritaires et minoritaires. Puis fixent la date d’une journée de mobilisation : « nous avons choisi le 15 mars, journée internationale des consommateurs et cent soixante mille manifestants ont défilé dans les rues de Niamey, la capitale. C’était sans précédent. Mais en fin de journée, quelques violences aussi suspectes qu’opportunes permettent au gouvernement de rafler plus de quarante personnes, dont le Président de la coalition. »
Un bras de fer s’engage alors, ponctué d’autres mobilisations et d’autres arrestations ; des opérations « pays mort » menées avec notamment le concours des quatre centrales syndicales ont finalement amené le gouvernement à ouvrir le dialogue. « En préalable, il a du libérer ceux qu’il détenait sous motif de « d’atteinte à la sûreté de l’état et complot ». Le 5 avril, le chef de l’Etat convoque une table ronde élargie avec la participation de la chefferie traditionnelle, des catégories socio professionnelles, des officiers supérieurs de l’armée, de la Chambre de commerce. Le Chef du gouvernement se déclare prêt à revenir sur le train d’augmentations, pourvu qu’on lui indique des propositions alternatives, assurant un niveau égal de rentrées. Que faire ? « Nous avons accepté d’y réfléchir. Notre propos n’était pas de renverser le gouvernement, quoi qu’on pense de lui. Nous voulions éviter des misères supplémentaires et de renforcer durablement la justice sociale. Avec l’aide du syndicat des impôts, nous avons proposé une augmentation des recouvrements de l’impôt foncier, théoriquement assumé par les gros bonnets, les hauts revenus, mais jamais perçu. Pour ce faire nous avons demandé la création d’une brigade spéciale, bénéficiant de l’appoint de représentants de la société civile et des quatre centrales syndicales. Et l’élaboration d’une loi contre la vie chère, visant à freiner l’inflation et d’un impôt sur les grosses fortunes. Résultat : le rappel de l’impôt foncier, à lui seul, à rapporté au bout de sept mois près de 600 millions de francs Cfa en cash ! »
Ainsi, en trois semaines, un mouvement social Nigérian, syndicats compris, a défini un espace d’intervention autonome vis-à-vis des pouvoirs politiques ; il est intervenu de façon structurante dans les mécanismes de justice fiscale et sociale ; il a renforcé la légitimité d’un contrôle démocratique, déjà mis en avant lors de distributions de vivres envoyées par la solidarité internationale. Bref, il s’est posé en contre pouvoir citoyen : « la prise de conscience qui a suivi a été énorme : le citoyen a vérifié qu’i lui était possible de remettre en cause une loi et pas n’importe laquelle ! Le gouvernement a pris la mesure de l’événement ; il sait qu’il ne peut plus concocter n’importe quoi ; les députés, de même, savent qu’il leur faut compter avec l’opinion publique. Enfin, le mouvement à contribué à apaiser les relations entre organisations syndicales, même si des problèmes demeurent ».
Expérience exceptionnelle sur le continent, certes. Mais indicative de ce qui bouge ; ainsi, dans des sociétés profondément marqué par la tradition, les chefferies et les clans, et placé sous le contrôle des multinationales, la notion même d’intérêt public ne va pas de soi. Pas plus que sa défense. Pourtant les protestations soulevées par la privatisation du rail Malien montrent que cela peut changer vite. Engagé depuis plusieurs années dans un contexte de transparence minimale, la restructuration du rail s’est opérée sous houlette du Fmi et à aboutit à une privatisation autour d’une idée simple : prioriser le transport marchandise sur le transport voyageurs. Un projet que Tiecoura Traoré, ingénieur exploitation de chemin de fer et actuellement licencié pour s’y être opposé, stigmatise avec énergie. « Cette idée, c’est assurer Dakar-Bamako direct. Quitte à fermer deux gares sur trois et à laisser les populations aux transports routiers ! Le rail existe ici depuis 102 ans. Comme un fleuve, il a structuré le territoire ; il a amené l’eau, cristallisé des villages, valorisé l’agriculture, le commerce. Son fonctionnement est vital. Au début, personne ne l’a réellement mesuré ; les syndicats de cheminots ont considéré la perte de leur statut, les chefs de village n’y croyaient pas. Moi, je considérais qu’il fallait rendre le chemin de fer au peuple Malien. Il n’appartient pas aux seuls cheminots, c’est un outil dont ils font partie ; et puis, pour le défendre, il fallait rassembler large, sur la base des intérêts en jeu, très divers ».
Tiecoura crée alors une association le Codicirail qui vise à regrouper élus locaux, cheminots, usagers, commerçants, en un mot : citoyens... Le programme de réunions publiques, les débats, les interventions dans la presse pèsent leur poids. « Au-delà du dossier strict du rail, l’association nous a permis d’engager des réflexions sur le développement intégré que nous voulons, les enjeux de l’eau, de l’électricité ; de développer expertise et qualifications des intervenants. Les femmes de cheminots licenciés se sont organisées pour réclamer leur réintégration. Bien qu’organisé légalement, Codicirail à du affronter des pressions très lourdes, surtout les cheminots et nous en faisons une affaire de respect de la démocratie. On ne se leurre pas, c’est un bataille difficile à gagner. Mais nous allons tenir le coup et le Fsm nous y aide. Car rester dans son coin, c’est se condamner à perdre. »
Ailleurs, c’est autour de la dette et des mobilisations qu’elle cristallise, des programmes de lutte contre la pauvreté qu’on constate de semblables processus de démocratisation sociale et politique, parfois avec le concours des sociétés civiles du Nord, comme au Cameroun avec le Projet concerté pluri acteurs (Pcpa). Une expérience que Pi, Burundais vivant au Cameroun et militant de Caritas qualifie de « plan stratégique visant à constituer un contre pouvoir citoyen ». Ce projet vise à ouvrir et garantir des espaces d’information, de suivi et d’intervention aux acteurs de la société civile en situation d’y collaborer. Sorte de contrat de désendettement et de développement. Construit sur la base de textes élaborés par les militants Camerounais, il institue, sous leur pression, conjuguée à celle de la plate forme Dette et développement française, des conditionnalités positives : que les fonds aillent au social, sous contrôle de la société civile durant quatre années. Une expérience porteuse de limites, d’échecs parfois, mais qui fait dire à Bile Cisseke, militante d’une association contre la violence faite aux femmes : « nous existons depuis vingt ans ; ce n’est pourtant qu’avec le Pcpa que nous avons enfin pu nous exprimer dans des conditions décentes, être entendues. Cela redynamise l’esprit militant et cela a fait de moi une Camerounaise à part entière. »
L’émergence et la structuration d’une société civile apparaît donc bien comme un enjeu essentiel ; personne d’ailleurs ne s’y trompe. Cet intérêt prend parfois des formes d’instrumentalisation dictatoriales, comme en Tunisie ou, à part quatre ou cinq exceptions, les associations sont toutes à la solde du gouvernement. Il en existe d’autres, telles celles de l’Union européenne, par exemple, qui travaille à des structurations « par le haut », ainsi que s’en plaint Batmé, de la Guinée Conakry. Dans ce contexte, on comprend que les organisations syndicales africaines, profondément marquées par ce qu’elles appellent leurs « taches traditionnelles », expérimentent des collaborations avec les acteurs hors entreprise, avec tout à la fois espoir et vigilance. La tenue du Fsm, les thèmes abordés, liés à ceux qui les préoccupent au quotidien, la qualité concrète des échanges ont eu un impact pédagogique fort.
Un atelier organisé par la Cgt France et réunissant les organisations syndicales du Mali, du Togo, de la Mauritanie, du Bénin, du Niger, du Sénégal, du Maroc, de la Tunisie, à permis d’en prendre la mesure. « Interdépendance des problèmes, dynamique d’échanges et de diffusion des alternatives, extension des domaines d’intervention syndicale » sont quelques unes des expressions qui en ont marqué la discussion et accompagné l’expression de besoins de coopération intersyndicales.
Le Forum de Bamako se fixait comme objectif la préparation du succès du Forum social mondial, non décentralisé, au Kenya en 2007. De par son ouverture, sa qualité d’accueil, il a parfaitement atteint cet objectif ; les syndicats africains devraient largement s’inscrire dans sa préparation. Il faut donc souhaiter que l’état d’esprit de Bamako, à la fois offensif, concret et ouvert, donne le ton de la préparation de Nairobi.