Le débat en France autour de l’interdiction du port du voile comporte une dimension essentielle qui est celle du rapport de la société française avec l’islam, la deuxième religion pratiquée par des Français.
C’est malheureusement une banalité de dire qu’aujourd’hui, dans l’image véhiculée par les médias et beaucoup d’intellectuels ou de courants politiques, l’islam en tant que tel est un « problème ».
Ce « problème » renvoie à deux éléments essentiels :
– le contexte international où les USA et les gouvernements occidentaux sont lancés dans une offensive impérialiste de longue haleine, qui est sous-tendue idéologiquement par la « guerre contre le terrorisme islamiste », thème illustré essentiellement par l’équipe chrétienne intégriste qui entoure G.W. Bush ; Samuel Huntington le synthétise dans son idée du « Choc des civilisations ».
Il est inutile de développer ici que cet habillage idéologique vise à déplacer l’antagonisme. Les guerres contre l’Afghanistan, l’Irak, les occupations militaires de nombreux points du globe par les USA et leurs alliés servent évidemment d’opérations de maintien de l’ordre alors que les inégalités sociales, les situations dramatiques que vivent des populations entières ne peuvent être maintenus qu’au prix d’une pression militaire croissante. Mais dans la grille de lecture officielle, la menace communiste qui mettait en péril les démocraties dans la deuxième moitié du XXe siècle est remplacée aujourd’hui par le terrorisme musulman de la pieuvre Al Qaeda.
La différence notable est que l’ennemi d’hier était identifié par l’URSS, Cuba, la Chine,…et d’autres Etats de la sphère d’influence du Kremlin, auxquels s’ajoutaient les cinquièmes colonnes des Partis communistes des pays occidentaux. L’ennemi d’aujourd’hui concerne évidemment quelques Etats voyous, catégorie mouvante (La Lybie vient de sortir du club, l’Irak y était entré après avoir été l’allié fidèle des occidentaux…) qui exclut bizarrement le phare du fondamentalisme wahhabite, l’Arabie saoudite. Mais la nouveauté est évidemment que c’est l’ensemble des populations de tradition musulmane qui sont désormais suspectes a priori de servir de milieu de recrutement, de base arrière à des groupes terroristes. Et le lien naturel qui crée cette complicité potentielle est évidemment la religion commune, l’islam.
– l’autre élément est bien sûr la situation sociale que vit dans les pays d’Europe de l’ouest et notamment en France, la partie de la classe ouvrière ou des couches populaires issue des pays du Maghreb ou d’Afrique occidentale. Couches sociales qui subissent non seulement avec dureté le chômage et la pauvreté, mais pour qui la ségrégation sociale se double souvent de la ségrégation géographique dans des quartiers ou des cités où les conditions de vie sont lamentables. Depuis les années 90, en France par exemple, la guerre civile algérienne, puis les suites du 11 septembre 2001, sont venus alimenter le soupçon visant toute une partie de la population, ajoutant au racisme traditionnel, la crainte du développement d’un intégrisme islamiste, à partir des associations caritatives musulmanes qui parsèment les banlieues.
Ces éléments se potentialisent l’un, l’autre pour arriver à une réelle islamophobie qui prend une dimension spécifique, mais grandissante en France, et sans laquelle on ne peut pas comprendre totalement l’exacerbation que prend la question du voile.
Il ne faut pas croire que l’islamophobie serait une invention propagandiste des mollahs iraniens. Il existe bien réellement dans notre société, et les réactions épidermiques et violentes qu’entraînent par exemple tout projet de construction de mosquée, l’existence de carrés musulmans dans les cimetières en témoignent. La réalité religieuse musulmane est globalement traitée dans le cadre qui lui a été donnée par l’histoire coloniale française, jamais comme un fait de la société française, et stigmatisée comme élément d’une offensive rétrograde, réactionnaire et intégriste.
A travers les attaques portées à l’islam, il y a évidemment une attaque sociale, une idéologie et une phraséologie néo-coloniale qui a fait florès en France depuis plus d’un siècle. Les populations africaines, maghrébines, ou du Moyen-Orient sont jugées a priori comme « en retard » par rapport aux traditions démocratiques, aux valeurs des droits humains, de l’émancipation des femmes, que connaîtraient les pays occidentaux.
Tous les attentats terroristes sont qualifiés de « barbares », qualificatifs que l’on ne verra jamais accolés aux massacres perpétrés par l’armée russe en Tchétchénie, l’armée israélienne en Palestine, l’armée US en Irak. Mais ce qualificatif prend une valeur particulière lorsqu’il concerne des groupes se réclamant de l’islam.
Car, de fait, l’islam est jugé comme véhiculant des valeurs incompatibles avec les droits humains, porteuses de châtiments corporels, d’oppression de la femme, à la différence d’autres religions, comme le christianisme et le judaïsme. Certains (mais pas tous !) diront que ces religions pouvaient porter « avant » les mêmes tares que l’islam mais qu’elles auraient su, elles, évoluer au rythme des civilisations occidentales, et des combats émancipateurs. La datation de « l’avant » serait évidemment intéressante…
Dès lors est montré de l’islam, les visages menaçants d’imams appelant à la guerre sainte, de talibans fanatisés, des hommes en prière (filmés le plus souvent agenouillés de dos), des foules hostiles,…et des femmes voilées…et muettes !
Et dans cette stigmatisation de l’islam, on en vient à considérer les musulmans comme une catégorie globale, cohérente, encline forcément à partager les positions les plus rétrogrades et les plus réactionnaires et devant sans cesse donner la preuve de son humanité. On ne demande pas en préalable à tout catholique de se démarquer des massacres de l’Inquisition, de la complicité de Pie XII avec le nazisme, des croisades de Jean-Paul II contre la contraception…ou des attentats de l’IRA – et le PT brésilien n’a pas pris position sur l’avortement ou l’homosexualité ! Par contre, tout intellectuel ou militant se réclamant de l’islam[est assimilé à un défenseur de la lapidation, à un antisémitisme, comme ce fut le cas avec Tariq Ramadan en France, toute position progressiste par rapport aux courants rétrogrades de l’islam étant considérée comme un « double langage ». De même, derrière toute Française voilée d’un hidjab, beaucoup de féministes ne verront que l’image d’une burqa afghane. Bref, les musulmans sont pris comme « un tout » tant qu’ils ne rompent pas avec l’islam – lui-même étant « essentialisé » : Il n’y a là (contrairement à tous les autres croyants et confessions) pas de place pour des différenciations et des courants progressistes. Certes, la vision opposée d’un islam et d’un monde musulman globalement « progressiste » parce qu’anti-impérialiste n’est pas plus satisfaisante. Et il va de soi que notre position sur le voile impose non pas la relativisation, mais une absolue solidarité avec les femmes auxquelles on impose le voile (toutes les plate-formes que nous avons signées le permettent, et font donc aussi clivage au sein des musulmans) …
Depuis quelques années en France, des responsables politiques ont travaillé la question de la reconnaissance d’une communauté religieuse musulmane.
Ils l’ont fait par contre avec les méthodes traditionnelles. Au lieu de discuter directement avec les Français musulmans, ils ont continué à traiter ceux-ci comme des « étrangers de l’intérieur » et dans un réflexe néo-colonial typique ont discuté avec les ambassades tunisiennes, algérienne, marocaine, notamment, des meilleurs moyens d’officialiser une structure du culte musulman, négociant directement la représentativité de telle ou telle structure, pour ne léser personne, mais traitant les Français musulmans de mineurs politiques.
Parallèlement, le concept de « l’Islam de France » vise à considérer évidemment que celui-ci n’a de place en France que s’il reste dans la sphère privée, que si, comme avant, les populations de culture différente ne pouvaient devenir françaises qu’en laissant leur identité religieuse et culturelle au vestiaire. L’apparition du PMF (Parti des Musulmans de France), parti réactionnaire dont des leaders étaient liées à l’UMP et à la droite radicale a déclenché beaucoup d’émoi. Assimilé (à tort, par ailleurs…) à un parti intégriste, il représentait la preuve de l’offensive islamiste. Ce parti est un parti réactionnaire et il ne mérite aucune sympathie, mais il n’est pas réactionnaire parce qu’il est musulman…Personne ne s’émeut qu’en France, comme en Italie ou en Allemagne, tout un courant de la droite se qualifie de social-chrétienne, ou de démocrate chrétien. De même existent traditionnellement en France plusieurs courants syndicalistes chrétiens, des organisations de jeunesse qui ont pris chacun à leur manière leur place dans divers combats sociaux. La frontière entre la politique et le religieux existe de manière radicale pour certains, beaucoup moins pour d’autres, puisque la caractéristique commune des religions et des courants politiques est d’intervenir sur l’ensemble des questions de la société. Pour des marxistes, le combat contre l’obscurantisme, la soumission aux systèmes de domination a toujours été synonyme du combat contre les religions, opium du peuple. Il n’empêche que les marxistes ont toujours dû se confronter à des courants politiques, et plus largement des populations qui se réclamaient de la religion, dans le combat social et politique : le clivage essentiel pour savoir qui allait se retrouver en face d’eux ou à leurs côtés (dans des fronts unis voire dans les mêmes organisations) étant l’autonomie face aux hiérarchies religieuses et aux pouvoirs d’Etat et le positionnement concret dans les luttes sociales et pour les droits. Et la réalité ne se limite évidemment pas au courant de la théologie de la libération en Amérique latine à partir des années 70. Chacun sait qu’au Brésil, mais aussi en Afrique, des courants chrétiens sont partie intégrante des combats sociaux et du mouvement altermondialiste. En France des courants comme l’Action catholique ouvrière, très présente dans les années 60 et 70 dans la CGT, la JEC/JOC ont fait partie du paysage. Aujourd’hui en Grande Bretagne, l’Association des musulmans de Grande Bretagne est partie prenante de la coalition anti-guerre, de l’alliance anticapitaliste RESPECT et Selma Yacoob, une femme voilée, en est une des porte-parole.
La plupart des courants de la gauche radicale, sociale et politique combattent évidemment l’assimilation arabe/musulman/intégriste/terroriste. Et les fronts réalisés lors des mobilisations contre la guerre en Irak ont permis, en France comme ailleurs, de voir se côtoyer des organisations laïques avec des organisations musulmanes.
Néanmoins, un soupçon permanent demeure, voyant en toute organisation se réclamant de l’islam et voulant agir sur le terrain politique une porte d’entrée du fondamentalisme ou d’un intégrisme réactionnaire. L’histoire a fait que les courants chrétiens sont connus, repérés avec leurs différenciations qui dessinent un arc de cercle de la réaction la plus extrême à des courants progressistes, alliés de tous les combats sociaux.
La réalité fait que désormais, en France une partie des jeunes et des moins jeunes, arabes, se réclament de l’islam et en font un des vecteurs de leur identité et de leur action sociale ou politique. C’est le témoignage le plus net qu’ils/elles ne sont plus des « enfants d’immigrés », mais des citoyens à part entière qui veulent exister et agir sans avoir honte de leur(s) identité(s). Il faut donc admettre qu’il peut en être de même avec des courants musulmans qu’avec des courants chrétiens ou israélites, ce qui ne doit amener à aucun angélisme (!), mais à aucun a priori,…sauf à penser que l’islam en tant que tel est incompatible avec le combat social et à se comporter différemment vis à vis d’eux. C’est la pratique et les critères évoqués plus haut (indépendance vis-à-vis du pouvoir et des hiérarchies religieuses, engagement concret dans les luttes) qui permettent de découvrir et tester les différenciations et rapprochements en cours. Le Collectif Une Ecole pour toutes-tous qui vient de tenir sa première réunion nationale le 13 mars, illustre la possibilité de créer un cadre commun de lutte pour des droits sociaux avec des associations et personnes musulmanes à partir de la mobilisation contre les exclusions des femmes voilée. Le centre de gravité de ce regroupement est la lutte pour le droit à l’école publique et gratuite pour toutes-tous, et au-delà à des droits sociaux universels, contre les exclusions. Pour la première fois un cadre mixte (hommes, femmes, voilées et non voilées, musulman(e)s ou pas) permet de sortir des musulman(e)s des ghettos communautaristes et de mener ensemble, dans un cadre démocratique commun, la lutte pour l’égalité des droits, contre les exclusions sociales et racistes touchant massivement les populations issues de l’immigration maghrébine et plus largement africaine. Il serait tout à l’honneur de la LCR d’en être pleinement partie prenante. C’est un grand enrichissement que d’en faire partie.
Léon Crémieux