Le jeune trader de la Société générale aura bien mérité de l’économie critique. En poussant
jusqu’au bout la logique démente de l’économie-casino, il aura fait perdre 4,9 milliards d’euros à sa
banque mais il aura en même temps contribué de manière spectaculaire à une prise de conscience
encore plus large des ressorts de ce pur capitalisme qui régit le monde et nos destins.
Toutes les caisses ne sont pas vides
Lors d’une récente conférence de presse, Nicolas Sarkozy avait répondu à une question sur le
pouvoir d’achat en affirmant que les caisses de l’Etat étaient vides. Pendant ce temps, en un mois,
Jérôme Kerviel allégeait celles de la Société générale de près de cinq milliards d’euros. C’est donc
qu’elles n’étaient pas vides, et elles ne le sont d’ailleurs toujours pas après cette magistrale
ponction. Ce constat a permis, au moins en France, une accélération de la prise de conscience
autour de ce grand écart : alors que le monde capitaliste baigne dans les profits - comme l’écrivait
The Economist du 10 Février 2005 - il n’a plus un sou vaillant pour augmenter le pouvoir d’achat
des salariés.
Une première manière d’interpréter cette situation est de dire que le capitalisme ne fonctionne pas
correctement, empêché qu’il en est par une finance prédatrice. Suivent immédiatement de grandes
envolées lyriques, plus ou moins pénibles ou risibles, sur la gouvernance, la transparence, la
déontologie, la régulation, etc. Les puissants de ce monde le proclament la main sur le cœur :
« Nous ne sommes pas des spéculateurs », comme l’affirme sans rire Daniel Bouton, le PDG de la
Société générale, à la une du Monde daté du 13 Février 2008. Il n’est peut-être pas inutile à ce
propos de rappeler que le patron de Jérôme Kerviel a signé en 2002 un rapport intitulé Pour un
meilleur gouvernement des entreprises cotées, où l’on peut trouver cette recommandation qui
prend tout son sel aujourd’hui : « chaque société cotée doit disposer en son sein de procédures
fiables d’identification et d’évaluation de ses engagements et risques, et assurer aux actionnaires et
investisseurs une information pertinente ». Le rapport insistait particulièrement sur le risque que
le hors-bilan devienne une « zone de non-droit soustraite aux règles d’évaluation et
d’information ». Or, c’est exactement sur ce type de pratique que la Société générale, sous l’égide
du même Bouton, avait construit sa réussite.
Rappelons les faits : au départ, il y a eu une véritable escroquerie consistant à faire miroiter la
possibilité d’emprunts aux plus pauvres des ménages américains. Mais l’arnaque n’était possible
que dans la mesure où ces créances douteuses et à taux révisable (les subprimes) étaient ensuite
mélangées avec d’autres dans ces pochettes surprises dont on découvre aujourd’hui le contenu. Ce
procédé de titrisation permettait en outre de tourner la législation bancaire, puisque les titres ainsi
confectionnés étaient justement hors bilan. On connaît la suite : la crise immobilière aux Etats-
Unis a rendu insolvables une partie des emprunteurs et déclenché une réaction en chaîne qui s’est
propagée à l’ensemble des banques. Bouton a pu traiter son trader de « terroriste » mais la crise
des subprimes a permis de constater à quel point les pratiques bancaires les plus ingénieuses
s’apparentent à une forme de délinquance planétaire.
C’est pourquoi il n’est décidément pas possible de faire confiance aux pyromanes pour édicter des
règles anti-incendie efficaces. Ils ont sous leurs ordres de larges troupes bien rémunérées qui, sous
prétexte de modélisation mathématique sophistiquée, sont employées à renouveler constamment
les innovations financières permettant de continuer à miser des sommes toujours plus
considérables, jusqu’à faire périodiquement sauter la banque. La structure commune de la plupart
des critiques du capitalisme financier est alors la suivante : un tableau très sévère de ses dérives est
suivi de recommandations lénifiantes, sans commune mesure avec la gravité du diagnostic.
Il faut donc aller à la racine des choses, comme le recommandait Marx, et commencer par se poser
la bonne question : d’où viennent ces sommes démentes qui circulent à travers le monde, à la
recherche permanente du jackpot ? Poser cette question permet de faire le lien avec ce que l’on a
coutume d’appeler l’économie réelle. On rencontre alors assez vite les deux grandes tendances à
l’œuvre dans le capitalisme contemporain, la première étant la baisse tendancielle de la part du
revenu qui revient aux salariés. Encore une fois, comme on a eu l’occasion de le montrer en détail,
il s’agit là d’une tendance universelle qui ne souffre que de rares exceptions. La seconde tendance
est un relatif plafonnement de l’accumulation, qui est un phénomène inédit dans l’histoire du
capitalisme. Normalement, l’augmentation du taux de profit devrait tirer vers le haut le taux
d’accumulation, mais les deux dernières décennies font exception à ce principe.
La résultante de ces deux tendances est alors la croissance exponentielle du profit non investi.
Cette plus-value qui ne s’accumule pas doit être recyclée, et c’est la fonction de la finance, qui
fonctionne à deux niveaux. Il y a d’abord le recyclage direct : les entreprises versent une part
croissante de leurs profits sous forme de distribution de dividendes et d’intérêts. Dans la mesure où
une partie de ces revenus financiers sont finalement consommés, ils participent à la reproduction
du système, mais à une reproduction toujours plus inégalitaire, puisque ces revenus du capital
progressent beaucoup plus vite que ceux du travail, et qu’ils sont en outre de moins en moins
imposés.
Mais une partie importante de ces revenus est épargnée et réinjectée dans la sphère financière. On
assiste alors à une croissance très rapide des liquidités et des capitaux circulant à la recherche de la
meilleure rentabilité. Ce développement est d’autant plus vertigineux qu’il se nourrit des
déséquilibres de l’économie mondiale. La valeur absolue des déficits à financer, et notamment celui
des Etats-Unis, augmente à mesure que se creusent ces déséquilibres. La sphère financière
mondiale se gonfle à proportion des mouvements de capitaux nécessaires au financement de ces
déficits.
Deux phénomènes se développent alors. Le premier est la montée de l’endettement, que ce soit
celui des entreprises ou des ménages. De ce point de vue, on retrouve le rôle central des Etats-Unis
dont la croissance récente s’est appuyée sur la capacité de la puissance dominante à vivre à crédit
sur le reste du monde. Le second phénomène est l’inflation boursière qui se traduit par une montée
des cours de Bourse totalement déconnectée des fondamentaux du capitalisme, autrement dit de sa
capacité à extraire de la plus-value qui admet, malgré tout, des limites objectives. Cette
« exubérance irrationnelle », pour reprendre le titre du livre de Robert Shiller, entretient l’illusion
classique qui consiste à croire qu’elle ne connaît pas de limites. En réalité, la capitalisation
boursière, de même que les transactions qui s’effectuent chaque jour sur les marchés financiers, ne
représentent que des sommes virtuelles, multipliées encore par leur vitesse de rotation. Une partie
des pertes enregistrées sont tout aussi virtuelles, ou compensées par des gains à d’autres endroits
du système. La véritable sanction se produit quand ces titres financiers, qui ne sont que des droits
de tirage sur la plus-value, cherchent à faire le grand saut périlleux et à se reconvertir dans la
sphère réelle. C’est alors le moment du rappel à la réalité.
Il est nécessaire de décrypter ces phénomènes financiers, mais il est l’est encore plus de
comprendre leurs racines réelles. Au lieu d’en conclure à une dérive financière du capitalisme, il
faut donc renverser le point de vue. C’est au contraire parce que le capitalisme fonctionne « trop
bien », en ayant réussi à imposer un blocage salarial universel, qu’il a besoin de la financiarisation
pour assurer sa reproduction. Ce phénomène n’est donc pas une excroissance malsaine sur un
corps sain mais un élément constitutif du capitalisme contemporain.
2008, l’année du grand basculement
Deux questions se posent après l’éclatement de la crise bancaire et immobilière aux Etats-Unis :
quelle sera l’ampleur du ralentissement de l’économie américaine, et dans quelle mesure va-t-il se
propager au reste du monde ? Il s’agit en réalité d’une seule et même question. La récession aux
Etats-Unis ne pourra être évitée que dans la mesure où les effets de cette crise seront reportés sur
le reste du monde ou compensés par ce qui s’y passe.
Le scénario d’atterrissage en douceur suppose que le déficit des Etats-Unis se résorbe, ce qu’il a
d’ailleurs commencé à faire timidement. Le recul de la demande intérieure serait ainsi compensé
par une plus grande contribution du solde extérieur à la croissance. En d’autres termes, les
importations continueraient à ralentir, et une partie des pertes de parts de marché serait rattrapée.
La variable-clé est alors le cours du dollar : une nouvelle baisse permettrait justement de freiner les
importations et de doper les exportations américaines. Mais c’est une voie étroite et semée
d’embûches. Elle suppose en effet que la demande adressée aux Etats-Unis ne fléchisse pas,
autrement dit que le ralentissement de la demande intérieure ne se communique pas trop au reste
du monde. Tout est donc lié.
Deux facteurs entrent alors en jeu. Le premier est le degré de « découplage » de l’économie
mondiale à l’égard de la conjoncture aux Etats-Unis. Les plus optimistes comptent sur un
dynamisme maintenu des pays émergents pour compenser le ralentissement aux Etats-Unis. Mais
cette thèse sous-estime la dépendance, quelque fois indirecte, de la croissance des pays émergents
par rapport aux exportations à destination des Etats-Unis. Le second facteur porte sur les réactions
de l’Union européenne à un ralentissement de la conjoncture mondiale. De ce côté, les choses ne se
présentent pas non plus très bien. La politique monétaire très stricte de la Banque centrale
européenne la prédispose à ne s’occuper que de l’inflation, et à se désintéresser du taux de change.
En maintenant des taux d’intérêt trop élevés, elle risque non seulement d’étouffer la croissance en
Europe mais aussi d’encourager ou de susciter une nouvelle baisse du dollar. Or, la sensibilité à une
telle baisse est très différente d’un pays à l’autre ; elle est notamment beaucoup plus forte en
France qu’en Allemagne. Il faut savoir aussi que plusieurs grands pays européens (Espagne, Italie,
Royaume-Uni) sont confrontés à des retournements plus ou moins marqués de leur conjoncture
dont les causes sont d’ailleurs diverses. Dans ces conditions, et compte tenu du carcan libéral
européen, la probabilité est grande que cette diversité de situations rende impossible une réaction
coordonnée et ouvre au contraire la voie à des politiques d’austérité très peu « coopératives ». Une
nouvelle fois, l’Union européenne s’infligerait à elle-même un ralentissement exagéré.
Admettons pourtant que cette année soit marquée par un ralentissement très inégal de l’économie
mondiale, mais que celui-ci ne se transforme pas en récession généralisée. Même dans ce cas de
figure, 2008 va montrer à quel point le fragile équilibre de l’économie mondiale est peu
« soutenable » et se trouve aujourd’hui au bord de la rupture. Comme on vient de le voir, les Etats-
Unis pourront difficilement continuer à faire financer par le reste du monde un déficit commercial
abyssal ou espérer le réduire grâce à la chute sans fin du dollar, sans que cela fasse éclater de
nouvelles tensions avec la Chine et l’Europe. Les dysfonctionnements structurels de l’Union
européenne vont eux aussi apparaître dans toute leur clarté. Enfin, le mode de croissance des pays
émergents, qui misent tout sur les exportations, va également montrer ses limites.
2008 va ainsi permettre de comprendre le contenu social de la configuration actuelle de l’économie
mondiale : ses déséquilibres renvoient au caractère profondément inégalitaire des arrangements
sociaux qui la sous-tendent. Au-delà des différences évidentes qui existent entre les Etats-Unis, la
Chine et l’Europe, ces trois grands pôles ont un trait fondamental en commun qui est la baisse
régulière de la part des richesses qui revient à ceux qui la produisent. C’est cette tendance qui crée
le surendettement et le déficit aux Etats-Unis, le chômage en Europe, ainsi que la priorité aux
exportations et la suraccumulation en Chine.
Le moyen qui permettrait de dégonfler la sphère des échanges mondialisés et de résorber les
déséquilibres mondiaux, est au fond partout le même : il consisterait à recentrer l’activité
économique sur la demande intérieure, autrement dit sur la satisfaction des besoins sociaux. Mais
il faudrait pour cela une remise en cause radicale des tendances actuelles d’un « pur capitalisme »,
et même une récession ne suffirait pas à enclencher une réorientation spontanée.
Ce n’est pas dans ce sens que vont aller les réactions de défense du capitalisme. On a vu que les
sommes considérables que ponctionnent les possédants et qu’ils recyclent en partie dans la finance
ont été extorquées, au-delà de toute mesure, aux salariés du monde entier. Mais la morale
implacable du capitalisme veut que ce soit eux qui aient aussi à payer les pots cassés. Pour éponger
les pertes, il va falloir assainir l’économie sur leur dos en freinant la croissance, en augmentant les
taux d’intérêt, et en prenant prétexte des perturbations actuelles de l’économie mondiale pour
baisser encore les salaires du plus grand nombre. La tourmente financière pourrait, selon le dernier
rapport du Bureau International du Travail, conduire à une hausse de 5 millions du nombre de
chômeurs dans le monde en 2008, une année « chargée de contrastes et d’incertitudes » comme
l’exprime en termes choisis son directeur général.
L’autre morale que l’on pourrait tirer de cette histoire est que la légitimité du capitalisme est
aujourd’hui profondément atteinte. Les succès qu’il enregistre sont directement proportionnels aux
régressions sociales qu’il parvient à imposer, sans compensation ni contrepartie. Même si les
rapports de force sont en sa faveur, une chose au moins devrait être claire : les projets visant à
réguler, discipliner ou humaniser un tel système relèvent dans le contexte actuel d’une pure utopie,
au mauvais sens du terme. La seule attitude cohérente aujourd’hui est au contraire d’opposer à ce
« pur capitalisme » un « pur anticapitalisme » proportionné aux menaces qu’il fait peser sur le
bien-être de l’humanité.