Les discussions autour de l’assurance chômage s’inscrivent dans le cadre des négociations sur « la modernisation du marché du travail » et elles s’articulent autour de l’emploi (entrée, évolution, sortie et retour). Le Medef, qui cherche à se désengager de l’assurance chômage, formule ses propositions autour de deux axes. Premièrement, il prône un système à deux étages : un régime général de base, qui intégrerait les diverses allocations existantes (revenu minimum d’insertion, allocation de solidarité spécifique, etc.), serait ouvert à l’ensemble des chômeurs et financé par la solidarité nationale, c’est-à-dire par l’impôt ; un régime assurantiel, financé par les cotisations patronales et salariales qui, de fait, n’assurerait que les risques jugés rentables et n’indemniserait que les chômeurs jugés employables, c’est-à-dire susceptibles de retrouver un emploi rapidement et d’être moins coûteux pour l’Unedic (qui regroupe les Assedic). Les chômeurs concernés devraient déjà être pris en charge par le régime général, ne pas avoir démissionné ou être en fin de contrat de mission.
Deuxièmement, le Medef souhaite accélérer le retour à l’emploi en maîtrisant mieux les dépenses d’indemnisation des chômeurs (augmentation des contrôles et des radiations). Dans ce but, la fusion ANPE-Unedic crée un organisme à même de proposer des offres d’emploi et de sanctionner financièrement les chômeurs qui refusent plus de « deux offres valables d’emploi », comme le dit Sarkozy, à savoir des offres qui ne correspondent pas forcément à la qualification du demandeur d’emploi mais que celui-ci doit accepter faute de mieux, ou encore les offres jugées valables par l’agent ANPE au regard de la situation dégradée du marché du travail (rappelons que, si 80 % des salariés sont en CDI, l’essentiel des embauches ne relève pas ce statut).
Droits sociaux
Le même désengagement patronal se retrouve concernant la formation : le Medef accepte de prendre en charge des adaptations courtes, mais il ne veut pas entendre parler des formations longues. Le patron de la puissante Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), Denis Gautier-Sauvagnac, déclarait ainsi : « Les requalifications lourdes relèvent de la solidarité nationale [aide publique, NDLR], car elles ne peuvent justifier un allongement des durées d’indemnisation par le régime complémentaire d’assurance chômage. »
Des propos révélateurs des orientations qui traversent le débat sur la protection sociale. Celle-ci peut effectivement s’imaginer sous deux formes distinctes : l’assurance sociale obligatoire ou l’aide publique. Dans le système de l’assurance sociale, les allocations sont financées par les cotisations salariales, au contraire de l’aide publique, où les allocations sont financées par l’impôt. Mais la distinction va bien au-delà du mode de financement. Elle renvoie à une différence de nature du revenu de remplacement. Dans le système de l’assurance sociale, la cotisation est une composante du salaire. C’est une partie du salaire qui est socialisée, c’est-à-dire mutualisée au sein d’un organisme qui reverse un revenu de remplacement lorsque le salarié se trouve privé d’emploi, pour cause de maladie, de chômage ou de fin d’activité. L’organisme mutualisateur est généralement confié aux partenaires sociaux, représentants du patronat et des salariés. Dans cette conception, l’allocation de remplacement est donc un salaire. La protection sociale est ainsi intrinsèquement liée au contrat salarial.
En revanche, le système d’aide publique relève d’une autre logique : l’État verse une allocation financée par l’impôt, en fonction d’un droit défini par la collectivité nationale. Il s’agit-là d’un droit qui s’applique à la personne, au-delà de sa situation de salarié. C’est donc un droit citoyen plutôt qu’un droit social. Dans la protection sociale contre le chômage, ce système d’aide publique est appelé régime d’assistance, ou encore régime de solidarité, selon qu’on met l’accent sur la dépendance de l’individu vis-à-vis de l’État ou sur le caractère universel qui transcende la condition salariale.
En 1958, au moment de la création de l’Unedic, la CGT prônait le rattachement de l’assurance chômage à la Sécurité sociale, sous la forme d’une cinquième branche, s’ajoutant aux quatre branches préexistantes (maladie, famille, retraite, recouvrement des cotisations). Aujourd’hui, dans ses propositions sur la sécurité sociale professionnelle, la CGT, au niveau confédéral, ne se réfère plus explicitement à la revendication d’une cinquième branche (contrairement aux CGT ANPE, Unedic et chômeurs), et donc à un rattachement de l’assurance chômage à l’assurance obligatoire. Mais le débat ressurgit sous une autre forme : dans un système garantissant une sécurisation des parcours professionnels, les droits conservés doivent-ils être attachés à la personne ou au contrat de travail ? En d’autres termes, doit-on revendiquer des droits civiques ou des droits sociaux ?
Faire dépendre l’assurance chômage de l’aide publique est néfaste à l’indemnisation des chômeurs. D’abord, les recettes budgétaires de l’État n’étant pas préaffectées, les dépenses sociales sont à la merci de choix politiques définissant d’autres priorités. Tel porte-avions nucléaire, par exemple, peut être construit au détriment de telle aide publique consacrée aux chômeurs, chose impossible dans un système équilibré d’assurance sociale. Ensuite, en déconnectant la protection sociale du contrat de travail, sous prétexte d’universalisme, ce système participe à la déconstruction de l’édifice des droits sociaux conquis par le mouvement ouvrier. Ainsi, le tapage médiatique autour du Grenelle de l’insertion vise à faire admettre qu’il existerait un monde de l’exclusion, une population d’inemployables et d’invalides sociaux, qui ne relèveraient pas du monde salarial mais seulement de l’aide publique aux malheureux. À l’inverse, il faut réaffirmer que le « quart-monde » ne saurait être dissocié du monde du travail. Le risque est immense de voir se dessiner un système dual de protection contre le chômage, l’État assurant un service minimum et laissant la place à un système complémentaire d’assurances sociales facultatives, ouvert aux couches salariées les plus favorisées, en fonction des revenus. Quant à l’argument selon lequel l’assiette de financement de l’impôt serait plus large que celle des cotisations salariales, on peut douter de sa réelle pertinence. Comment expliquer, sinon, l’obstination du patronat et du gouvernement à substituer l’impôt aux cotisations sociales ? Comment expliquer le projet de TVA « sociale » ? Le système d’assurance sociale obligatoire reste bien une épine dans le pied du patronat, un acquis précieux que le monde du travail ne doit brader sous aucun prétexte.
Pour comprendre les propositions actuelles du Medef, il faut revenir un peu en arrière. Jusqu’au milieu du xxe siècle, l’aide aux chômeurs a été assurée par l’État, via les aides publiques. Ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale, dans le rapport de force de l’époque, que l’idée d’une prise en charge par une assurance sociale est née. Mais, dès le début, le patronat refuse d’assumer sa responsabilité dans le chômage, et l’histoire de l’assurance chômage fut une tentative systématique du patronat pour s’en désengager.
Dégradation progressive
Dès 1945, le débat sur l’intégration ou non du risque chômage à la Sécurité sociale a lieu. Sous la pression du patronat et avec la collaboration de Force ouvrière (FO), la logique d’assistance se perpétue. En 1958, l’Unedic se crée dans un cadre paritaire – CNPF (patronat) et FO –, ce qui permet d’échapper à la logique de la Sécurité sociale gérée majoritairement par les organisations syndicales. Dans ce nouvel organisme, les représentants ne sont pas élus.
Dans les années 1970, dans la situation du rapport de force de l’après 1968, les secteurs couverts par l’assurance chômage se multiplient (intégration du régime agricole entre 1974 et 1977, des assistantes maternelles en 1980, etc.). Le niveau d’indemnisation est important, puisqu’en 1974 est même créée l’allocation spécifique d’attente (ASA), équivalent à 90 % du salaire brut.
Les années 1980 marquent le début de la dégradation de l’indemnisation pour les chômeurs et du désengagement du patronat de l’assurance chômage. Le gouvernement socialiste met en œuvre les premières mesures : baisse des prestations, création du délai de carence entre date du licenciement et versement des allocations, proportionnalité entre durée de l’affiliation et l’indemnisation. En 1982, le patronat dénonce la convention de 1958 (qui n’allait pourtant pas très loin), et il présente un plan de remplacement en totale rupture avec la période 1958-1979. Déjà, se met en place la distinction des risques, suivant qu’ils relèvent de l’assurance ou de la solidarité, les « partenaires sociaux » étant engagés uniquement dans ceux liés à l’assurance. Concrètement, ces principes se traduisent par le retour à la division entre deux régimes (ordonnances de mars 1984) : d’un côté, le régime d’assurance chômage couvrant les salariés « employables » ou ayant cotisé suffisamment (à l’époque trois mois dans les douze derniers mois) ; de l’autre, le régime de solidarité, pour ceux qui n’ont pas « assez » travaillé. Les filières qui entérinent le lien entre durée de travail et durée d’indemnisation sont créées.
Indemnisation totale
Toutes ces mesures ont pour cadre un climat de stigmatisation et de culpabilisation des chômeurs, qui doivent prouver qu’ils ne sont pas « coupables de non-recherche d’emploi », sous peine d’être radiés de la liste des demandeurs d’emploi. Obligation est faite d’accepter tout emploi à temps partiel, avec des baisses de salaires allant jusqu’à 30 %. La loi de décembre 1991 met en place un contrôle régulier. La conséquence immédiate de ces mesures est le basculement de l’indemnisation vers le RMI et l’allocation spécifique de solidarité qui deviennent, de fait, des allocations chômage. Et le nombre d’indemnisés chute de 60 % à 53 %.
Étape significative dans la reprise en main de l’argent destiné à l’indemnisation des chômeurs, le Plan d’aide au retour à l’emploi (Pare) met en place « l’activation des dépenses passives » en 2000. D’un outil destiné à assurer un revenu de remplacement, l’assurance chômage devient un outil de remise au travail. De plus, on assiste à un détournement des allocations, puisqu’une partie d’entre elles sert à financer le patronat : c’est l’exemple de l’aide dégressive à l’employeur – pourtant jugée illégale en 2001 – qui permet de prendre en charge une partie (jusqu’à 40 % !) du salaire d’un chômeur embauché.
Face à la dégradation de l’assurance chômage, les réponses sont multiples. Certains défendent la nationalisation de l’Unedic et s’appuient sur un certain nombre d’arguments : l’Unedic, qui n’indemnise que la moitié des demandeurs d’emploi, a failli à sa mission. Son financement, fondé sur les seules cotisations salariales, laisse échapper toutes les recettes des revenus non salariaux et l’énorme montant des revenus spéculatifs. Enfin et surtout, l’Unedic est entre les mains du Medef, secondé par des acolytes syndicaux peu représentatifs et soumis au patronat. De leur côté, les associations de chômeurs demandent l’indemnisation de toutes les formes de chômage, y compris des démissions qui sont bien souvent des licenciements déguisés, l’indemnisation de la recherche dès le premier emploi, la déconnection entre la durée d’affiliation et le versement des allocations, le rétablissement des fonds sociaux de l’Unedic, l’abrogation du plan Borloo, l’unification des systèmes d’indemnisation avec des représentants élus des chômeurs.
* Paru dans Rouge n° 2230, 06/12/2007.
Grenelle de l’insertion
Les « Grenelle » se multiplient, car on aime la « com » dans les ministères sarkozyens. L’« humanitaire » M. Hirsch (ex-président d’Emmaüs) a donc obtenu le label « Grenelle » pour cette large frange de chômeurs qui n’espèrent plus rien, qui sont découragés de pointer, qui naviguent de stages bouche-trou en petits contrats, qui sont rayés des listes, qui survivent du RMI.
De quoi est-il question ? Alors que la fusion ANPE-Unedic a pour but de rendre « performant » le suivi des « bons » chômeurs, le Grenelle de l’insertion veut rationaliser les innombrables mesures d’encadrement de la misère, touchant depuis vingt ans ceux et celles qui ne relèvent plus depuis longtemps de l’assurance chômage solidaire et du salariat. Sarkozy a donc fait sien l’objectif de M. Hirsch : réduire d’un tiers la pauvreté officielle en cinq ans ! Il est question de simplifier les contrats d’insertion, nombreux et segmentés en fonction des publics, de poursuivre l’expérimentation du revenu de solidarité active (RSA), à terme prévu pour remplacer toutes les allocations (notamment le RMI) et garantir que toute reprise d’un travail se traduira bien par un surcroît de revenus pour les chômeurs. La présidente du Medef, Laurence Parisot, était en première ligne à l’ouverture du Grenelle, les 24 et 25 novembre, pour faire son mea culpa sur les retards des entreprises à prendre en compte la réinsertion de ceux que le capitalisme juge « surnuméraires ». Autant dire qu’elle voit là un moyen d’officialiser les sous-emplois, à peine mieux rémunérés que le RMI, mais en dessous du Smic.
* Paru dans Rouge N° 2229, 29/11/2007.