Le changement climatique est probablement le principal défi écologique pour l’humanité du XXIe siècle. Ses effets se font sentir dès maintenant, et vont s’amplifier dans les prochaines décennies pour bouleverser les conditions de vie de centaines de millions de personnes sur la planète : déplacements de populations dans les zones inondées ou désertifiées, pertes agricoles, augmentation des catastrophes « naturelles », recrudescence des maladies infectieuses... Sans céder au catastrophisme, il faut reconnaître que se dessine là un avenir possible, notamment pour les pauvres et les défavorisés qui sont les plus exposés.
De ce point de vue, les négociations sur le climat tranchent dans le spectacle de la mondialisation. Les ONG ne se s’y sont pas trompées. Elles manifesteront samedi, non pas en souhaitant l’échec du sommet de l’ONU, mais en exigeant au contraire un accord le plus avancé possible. L’enjeu fondamental est la diminution des émissions planétaires de gaz à effet de serre liées aux activités humaines et responsables des changements climatiques. La Haye doit concrétiser, pour la première fois, les annonces successives faites depuis l’adoption de la convention climat au sommet de Rio (1992) et décider de la mise en œuvre effective du protocole de Kyoto.
Adopté en 1997, malgré l’opposition américaine à toute contrainte internationale, ce protocole engage les pays industrialisés à réduire de 5% leurs émissions de six gaz à effet de serre, dont le dioxyde de carbone (CO2), réduction mesurée sur la période 2008-2012 par rapport à 1990. Mais les Etats-Unis ont introduit dans le texte final l’idée selon laquelle le recours à des « mécanismes de flexibilité », avec notamment la création de marchés de « droits à polluer », était indispensable pour atteindre ces objectifs. Ce dispositif symbolise le règne de la mondialisation libérale sur l’environnement. Loin de permettre d’atteindre les objectifs de Kyoto à moindre coût, les mécanismes de flexibilité n’ont pour autre vocation que d’éviter aux pays de l’OCDE de procéder à des mesures contraignantes à l’intérieur de leurs frontières. Les pays riches pourront donc continuer à polluer, la conscience tranquille.
Ainsi, le mécanisme pour un développement propre (MDP), sous couvert d’aider les pays du tiers monde à parvenir à un développement durable, a surtout pour but « d’aider les (pays de l’OCDE) à remplir leurs engagements chiffrés de limitation et de réduction de leurs émissions » (article 12 du protocole). Il s’agit, pour les pays du Nord ou leurs multinationales, de réaliser des investissements, dans les pays du Sud, dans des activités qui se traduiraient par des réductions d’émissions et de s’en voir ainsi crédités. Mais par rapport à quel niveau de référence comparer le gain d’émissions que représente un projet industriel « plus propre » ? Qui décide des différentes alternatives de développement étudiées et des choix technologiques correspondants ? Lorsqu’on voit le lobby nucléaire qui espère trouver par ce biais un second souffle, on peut douter sérieusement de la sincérité et de la transparence de ces choix...
En septembre, à Lyon, ce sont les « puits de carbone » qui ont focalisé les débats préparatoires. Cette expression désigne l’absorption de CO2 par les forêts en état de croissance. Il n’existe pas d’accord scientifique sur le bilan des émissions et de l’absorption de CO2 par les forêts (voir encadré ci-dessous). Et encore moins d’accord politique. Les pays forestiers, dont les Etats-Unis, sont favorables à une prise en compte la plus large des puits. S’ils devaient avoir satisfaction, ce point seul suffirait à discréditer l’ensemble du processus de la convention climat.
En acceptant les mécanismes de flexibilité à Kyoto, nombreux sont ceux qui ont cru sauver l’essentiel, l’objectif chiffré de réduction des émissions. Depuis, les négociations se sont enlisées. Les mécanismes de flexibilité se révèlent une véritable « usine à gaz » et aucun accord ne semble se dégager sur leurs modalités d’application, ni sur les sanctions en cas de non-respect des objectifs par un pays.
Après s’être ralliée au marché des permis d’émission, qu’elle mettra en place en 2005, l’Union européenne veut maintenant limiter les échappatoires les plus criantes, mais elle tarde à prendre des mesures en Europe même... Comme le note Philippe Quirion, des Amis de la Terre, « ça ne coûte pas trop cher d’être en pointe dans les négociations quand (l’UE) sait qu’Etats-Unis, Japon, Canada et Australie vont s’opposer à chacune de ses propositions. (...) Nos gouvernants seraient plus crédibles s’ils commençaient à appliquer chez eux les mesures qu’ils souhaitent - à les entendre - voir se généraliser sur la planète ». Pourquoi, en effet, les pays membres de l’UE n’ont-ils toujours pas ratifié le protocole de Kyoto, quitte à se préparer à le mettre en œuvre sans les Etats-Unis ? Quelle est donc cette stratégie européenne qui prépare déjà d’autres concessions, par exemple sur le régime de contrôle et de pénalités en cas de non-respect du protocole ?
Force est de constater que les Etats-Unis ont réussi jusqu’à présent à neutraliser une convention internationale dont ils n’ont jamais voulu. Ainsi, le Congrès américain conditionne la ratification au résultat de la conférence de La Haye. Bush va plus loin. Il a déjà déclaré qu’il ne croyait pas suffisamment démontré le changement climatique pour agir et que, s’il devait finalement emporter les élections présidentielles, il était hors de question pour lui d’accepter les termes de Kyoto. Lui et Gore sont de toute façon d’accord pour imposer des réductions d’émissions aux pays comme l’Inde et la Chine, au prétexte qu’ils représentent une part croissante des émissions polluantes ! Pourtant, à Kyoto, les pays du tiers monde avaient fait reconnaître fort justement que les pays occidentaux, qui depuis plus d’un siècle ont largement tiré sur la rente du carbone, ne sauraient user de cet argument pour entraver leur développement.
Les gouvernements des pays industrialisés doivent maintenant prendre leurs responsabilités et s’engager d’urgence sur la voie d’une croissance nettement plus sobre en énergie. Tel est bien l’enjeu du sommet de La Haye.
Bernard Teissier
Encarts
Comment comptabiliser le carbone ?
Les pays industrialisés se livrent actuellement à des comptes d’apothicaires pour échapper à leurs responsabilités planétaires et ne pas prendre les mesures contraignantes visant à une réduction nette de leurs émissions de CO2.
La question des « puits de carbone » se prête particulièrement à ce jeu dangereux. Le protocole de Kyoto prévoit de soustraire du total des émissions d’un pays le CO2 absorbé dans les nouvelles plantations forestières que ce pays réalise. Cette prise en compte diminuerait d’autant l’effort de réduction à accomplir, fixé dans le protocole. Les scénarios étudiés par les négociateurs proposent des hypothèses très différentes pour l’absorption du CO2 à l’horizon 2010. Le bilan des forêts du Nord pourrait correspondre à un rejet net dans l’atmosphère de 849 millions de tonnes de carbone par an, ou bien au contraire aboutir à y prélever jusqu’à 483 millions de tonnes, et même 770 millions de tonnes si la transformation de terres agricoles en simples friches devait être comptabilisée comme luttant contre l’effet de serre !
Ainsi, sans rien changer à la réalité des flux de carbone entre la biosphère et l’atmosphère, un « miracle » diplomatique permettrait d’inverser du tout au tout le sens des engagements souscrits à Kyoto (réduction de 887 millions de tonnes en 2010) ! Evidemment, de telles contorsions - dont le but est d’éviter de s’en prendre aux rejets industriels et à la voracité énergétique des transports routiers - risquent d’avoir fort peu d’effet sur le réchauffement climatique...
B. T.
A notre avis :
Vendre la pollution ?
La conférence de La Haye va-t-elle instituer un marché des droits à polluer ? Tel est l’un des enjeux de cette conférence, et plus généralement du débat sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit de répartir des quotas d’émissions de gaz à effet de serre par pays en fonction d’un niveau global mondial à atteindre, correspondant à un objectif de réduction ou de limitation. Ces quotas pourraient être échangés afin de donner de la « souplesse » et de la « flexibilité ». Ainsi, un pays ayant réduit ses émissions plus que prévu, c’est à dire émis moins que son quota, pourrait « vendre » à un autre pays, ayant du mal à respecter le sien, la part de son quota non émise.
Ce système est au cœur des propositions américaines : les Etats-Unis entendent faire du marché des droits à polluer le mécanisme clé de la réduction des émissions de CO2. L’Europe a durci sa position à la veille de la conférence, en estimant que ce mécanisme ne devait jouer qu’un rôle secondaire, la priorité étant les politiques et mesures nationales. Cependant, les positions disparates prises par les pays européens les années précédentes affaiblissent la crédibilité de cette position. Le danger est d’autant plus fort que bon nombre d’associations écologistes ont fait passer la critique des droits à polluer au second plan des enjeux du sommet, et que bon nombre de dirigeants de partis écologistes se sont résignés à ce système.
Pourquoi s’y opposer ? En premier lieu pour une raison de fond : le refus d’une marchandisation de la pollution, débitée en quotas aux cours plus ou moins fluctuants, et source de profits. A cet argument, les partisans des droits à polluer s’empressent de répondre qu’il n’y aurait pas un marché mais des marchés, régulés par les autorités de chaque Etat ; bref, il s’agirait de permettre un peu de souplesse... Or l’instauration de marchés, mêmes cloisonnés et régulés, ne se ferait pas dans un environnement économique neutre, mais dans le cadre d’un capitalisme mondialisé dont la dynamique est bien la libéralisation sauvage et forcenée.
D’autre part, il y a fort à craindre que les pays du Nord diffèrent la réduction de leurs émissions, dans la mesure où ils pourraient acheter les quotas non émis de pays du Sud moins pollueurs. Le système a toutes les chances de conforter des inégalités de développement Nord-Sud déjà vertigineuses. Une manière bien particulière d’œuvrer pour une croissance et un développement « soutenables »... Alors qu’il faudrait reconnaître, dans le cadre d’une réduction globale à l’échelle de la planète, la possibilité pour les pays moins développés d’émettre proportionnellement plus de gaz à effet de serre, dans une phase de décollage économique, que les pays développés, tout en organisant le transfert de technologies moins polluantes, l’instauration de marchés de droits à polluer risque fort de bloquer un peu plus toute perspective de développement au Sud.
Enfin, on a toujours du mal à imaginer le système en pratique. Outre que différentes options sont possibles pour définir le périmètre des marchés ou l’identité des agents susceptibles de procéder aux échanges, il faudrait mettre en place une instance de contrôle, définir des sanctions, fixer un prix de départ : autant de points litigieux, sources de querelles d’experts et de risques de dérapages. Jusqu’alors, aucune proposition crédible de fonctionnement n’a été faite...
La pollution n’est pas à vendre mais à éliminer. Il faut s’opposer résolument à la fausse solution des marchés de droits à polluer.
Laurent Menghini