Les négociations de la mi-2021 ont confirmé l’absence de progrès de l’ONU. Comme alternative, deux stratégies méritent d’être prises en considération : la délégitimation des décisions des élites et le Blockadia [faire obstacle physiquement] à des projets à forte émission de carbone. Elles sont en cours, mais elles nécessitent une plus grande clarté dans leurs orientations – comme il en va de l’« Accord de Glasgow » promu par les principaux groupes d’activistes de la société civile – mises à l’œuvre pour le sommet climatique de 2021 et pour de nombreuses autres luttes au-delà.
Le contexte
En juin 2019, lors du premier Forum sur la justice climatique réunissant des universitaires qui s’engagent désormais sur ce terrain, j’ai eu l’occasion de prendre la parole à la suite de l’allocution plénière d’ouverture de Mary Robinson dans le Centre pour la justice climatique de l’Université Caledonian de Glasgow (2019). L’ancienne présidente de l’Irlande [1990-1997] et haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations unies [1997-2002] a été plus éloquente que jamais. Son conseil le plus avisé, pour ce qui a trait un programme stratégique, était que, puisque l’Accord de Paris sur le climat de 2015 de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) était un début utile pour décarboniser l’économie mondiale, la prochaine étape critique était de relégitimer Paris en obligeant les gouvernements nationaux à transformer ses dispositions « non contraignantes » en dispositions contraignantes.
L’approche de Mary Robinson impliquerait de revenir à un principe essentiel des traités de l’ONU traitant des crises écologiques mondiales. Par exemple, le Protocole de Montréal de 1987 qui a interdit les CFC (chlorofluorocarbones) pour empêcher la croissance catastrophique du trou d’ozone, ou encore les conditions contraignantes du Protocole de Kyoto de 1997. Elle a proposé de dépasser l’accord minable conclu en coulisses pour permettre des engagements volontaires « de bas vers le haut » en matière d’émissions, accord conclu en décembre 2009 par les dirigeants des Etats-Unis, du Brésil, de la Chine, de l’Inde et de l’Afrique du Sud – c’est-à-dire une « ligue de super-pollueurs et de super-pollueurs en puissance », selon les termes de Bill McKibben (2009) de 350.org [mouvement international pour mettre fin à l’utilisation des énergies fossiles]. Formule utilisée lors de la Conférence des Parties de Copenhague (COP15). A partir de ce moment-là, le surnom de Conférence des pollueurs sera souvent utilisé par les critiques pour décrire le rassemblement annuel de la CCNUCC-Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Néanmoins, a insisté Mary Robinson, une telle réforme visant à garantir une adhésion contraignante et non volontaire à Paris devrait être l’orientation que nous adoptons en tant que chercheurs-militants, afin de renforcer progressivement les arguments en faveur du sauvetage de la planète, du haut vers le bas.
J’ai fait remarquer que les dilemmes associés aux mécanismes de mise en œuvre prévus à Paris, tels que l’échange permanent de droits d’émission et les compensations pour maximiser la productivité des émissions du Nord (sans tenir compte des bulles spéculatives qui font constamment grimper leur prix), ou la séquestration du CO2 par le biais de manœuvres douteuses de « neutralité carbone », s’opposent à cette approche. Mary Robinson a soutenu ces stratégies dans le passé au nom de la justice climatique, même si le mouvement Climate Justice s’est universellement opposé aux marchés du carbone et aux « fausses solutions » (Bond 2012a). Elle n’a pas reconnu que le simple fait de signer l’Accord de Paris sur le climat signifiait reconnaître l’absence de mécanismes de reddition de comptes ou de pénalités – comme des « taxes d’ajustement carbone aux frontières » contre les fraudeurs du climat [contrer la pénétration d’émissions de CO2 incorporées dans les marchandises importées]. Mary Robinson ne s’est pas inquiétée du fait que lorsque les pays ont signé l’Accord de Paris, cela signifiait qu’ils pardonnaient légalement à l’Occident et aux BRICS ce qui constitue leur « dette climatique » historique (c’est-à-dire les réparations écologiques aux victimes des « pertes et dommages » qui en ont découlé). Elle ne s’est pas attaquée aux trois secteurs manquants, commodément exclus de l’Accord de Paris sur le climat : le secteur militaire, le transport maritime et le transport aérien. Elle n’a pas non plus évoqué le fait que l’Accord de Paris n’a pas inclus une transition juste permettant aux travailleurs des secteurs à forte intensité de carbone de trouver un autre emploi dans une économie plus verte. Cet accord n’a pas non plus mentionné le besoin urgent de forcer les entreprises de combustibles fossiles à accepter qu’il y a beaucoup de « carbone non brûlable » dans leurs portefeuilles, qui, dans un monde sain, serait radicalement ajusté à la baisse dans l’évaluation des comptes (en tant qu’« actifs irrécupérables »). [Le terme « carbone non brûlable » fait référence aux sources d’énergie (réserves et/ou ressources) de combustibles fossiles qui ne peuvent physiquement pas être brûlées si est respectée une température fixée. L’existence de cette surabondance de combustibles fossiles disponibles conduit au concept de bulle de carbone.]
Les pressions au désinvestissement qui se développent dans la société civile – retirer des fonds des entreprises et des financiers qui refusent ces mécanismes logiques capitalistes d’autocorrection – n’ont pas été prises en compte, et les négociateurs de Paris n’ont pas non plus accordé le respect qu’ils méritaient aux activistes, en particulier à ceux qui mènent des luttes à la base, celles des populations indigènes, ou ayant un caractère anti-extractiviste et surtout celles des jeunes.
Bien que le Centre pour la justice climatique de l’Université Caledonian de Glasgow ait fermement défini son champ de réflexion à l’extrémité progressiste du spectre, certains des intellectuels réunis semblaient tout à fait satisfaits de l’approche de Mary Robinson. Elle leur permettrait de continuer à participer au courant dominant de la politique climatique mondiale, et donc de maintenir leurs chances d’obtenir des subventions pour la recherche et l’éducation, de publier plus rapidement des articles universitaires et de faire partie du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat des Nations unies (GIEC).
En conséquence, sans interroger correctement la politique ayant conduit à l’Accord de Paris, certains intellectuels ont poursuivi les débats selon les critères standard de la justice appliquée au climat : procédurale, légalement reconnue, distributive, compensatoire, réparatrice et corrective. Pour être juste, certains universitaires reconnaissent également les dangers d’une trajectoire potentiellement dangereuse de la « justice néolibérale » (voir Khan et al 2020 pour un examen appliqué au financement climatique). Mais un bloc solide d’universitaires se satisfait de la sagesse dominante, à savoir que l’Accord de Paris sur le climat est essentiellement solide et que, si l’ambition est revue à la hausse lors des révisions quinquennales des contributions déterminées au niveau national, l’objectif central de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de maintien des températures en dessous d’une hausse de 1,5 degré au-dessus des niveaux préindustriels au cours de ce siècle est réalisable.
Tout le monde ne voit pas de cette manière les déterminants de cet accord. Si les paramètres de l’Accord de Paris offrent une base profondément erronée pour élaborer une politique climatique – de l’échelle mondiale à l’échelle locale – alors un ensemble très différent de principes, d’analyses, de stratégies, de tactiques et d’alliances devrait être mis en avant. Et si la présomption selon laquelle la politique climatique mondiale fait beaucoup plus de mal que de bien est correcte, Greta Thunberg (2020) a mis le doigt sur le problème : « Nous sommes toujours dans un état de déni complet, alors que nous perdons notre temps, créant de nouvelles échappatoires avec des mots vides et des artifices comptables. » Ainsi, elle a accusé les Nations unies en 2019 : « Nous sommes au début d’une extinction de masse et tout ce dont vous pouvez parler, c’est d’argent et de contes de fées de croissance économique éternelle. Comment osez-vous ? »
Un changement s’impose. Car si s’affirment les failles dans les processus et le contenu de la politique climatique mondiale, telles qu’identifiées ci-dessus (ainsi que d’autres), alors quelle que soit l’intensité du débat sur l’injection de divers cadrages en termes de justice dans la CCNUCC, il sera impossible de produire un résultat digne de l’effort humain, et la survie planétaire sera compromise. Cette issue semble, à la mi-2021, beaucoup plus probable que toute autre. Il faut donc un plan B basé sur une stratégie entièrement différente de celle de Mary Robinson : une stratégie visant à délégitimer l’Accord de Paris et ses élites négociatrices, et à se tourner vers des actions directes immédiates, des modalités plus flexibles d’engagement international, et des stratégies plus créatives d’activisme de bas en haut. Le défi est simple : comment renverser le plus rapidement possible ce que l’on peut considérer comme une mal-gouvernance de la politique climatique. L’une des approches consiste-t-elle à délégitimer la CCNUCC et surtout les COP ? Si oui, que mettre à la place ?
Le cas de l’Accord de Glasgow
La Justice Climatique (CJ) est typiquement l’alternative à « l’action climatique » du type de celle promue par la CCNUCC. Trois des plus célèbres déclarations militantes sur la CJ sont issues des réunions du Groupe de Durban pour la justice climatique (accueilli en Afrique du Sud) en 2004, de la COP de Bali (Indonésie) en 2007 et du sommet alternatif sur le climat de Cochabamba (Bolivie) en 2010 (Bond 2012a). Ces initiatives étaient ambitieuses. La déclaration de Cochabamba, par exemple, a formulé des demandes concrètes de réparations, d’objectifs de réduction des émissions et de mécanismes institutionnels tels que des tribunaux pour écocide, l’amplification du pouvoir des peuples autochtones et des droits officiels de la Terre Mère.
Les années suivantes, le mouvement a adopté des approches moins systématiques lors de diverses Conférences des parties (COP) et de réunions occasionnelles intermédiaires. Il y a eu un échec systémique dans le mouvement de la CJ à créer le genre de coordination mondiale réalisée, par exemple, par La Via Campesina dont la force principale était le Mouvement des travailleurs sans terre brésilien mais qui a réussi à ancrer le siège mondial du réseau fédéré autour des divers membres affiliés. Cependant, malgré les plaintes du mouvement CJ selon lesquelles la CCNUCC ne devrait plus être au centre des initiatives d’organisation mondiale, ce fut le terrain de lutte depuis Bali en 2007 jusqu’à au moins la COP de Varsovie en 2013. Puis, en septembre 2014, une marche de 400 000 militants pour le climat à New York a coïncidé avec la réunion des chefs d’Etat de l’Assemblée générale des Nations unies. Alors que la période novembre-décembre était invariablement marquée par des journées mondiales d’action et de critique, septembre 2019 est devenu le mois le plus actif de l’action climatique mondiale à ce jour, grâce à la campagne de Fridays4Future [qui commença en août 2018]. Contrairement à d’autres actions locales du CJ qui n’ont pas réussi à instaurer une coordination à l’échelle mondiale, la jeunesse a été stimulée avec succès par le sit-in hebdomadaire de Greta Thunberg au parlement suédois à partir de la mi-2018.
Fin 2020, alors que le Covid-19 continuait à perturber le potentiel d’un activisme climatique à grande échelle, coordonné et de plus en plus radical, un « Accord de Glasgow » [voir ici le texte en français Accord de Glasgow : engagement des peuples pour le climat https://glasgowagreement.net/fr/agreement/] a été proposé par des forces de premier plan issues notamment du mouvement CJ d’Europe du Sud. Il a été adopté au niveau international, avec la participation et la signature de l’accord par 170 mouvements environnementaux, principalement de base, à travers le monde. Plusieurs des caractéristiques de l’accord contribuent à définir ce que nous pouvons considérer – à l’instar du sociologue français André Gorz (1967) – comme les terrains distincts des réformes « réformistes » et « non-réformistes ».
Les lacunes de l’Accord de Glasgow
L’Accord de Glasgow est une contribution profonde et éloquente à la politique climatique mondiale, une contribution à laquelle pourraient se rallier divers secteurs de progressistes et de radicaux, jusqu’aux écosocialistes. Cependant, l’accent mis sur l’abandon des combustibles fossiles dans le sous-sol – absolument essentiel comme première priorité – implique, comme dans l’Accord de Paris sur le climat, que certains domaines critiques (par exemple, la réduction des émissions émanant des armées et des transports aériens et maritimes) sont laissés de côté.
Quatre points centraux sont essentiels pour une rédaction future : le rapport des forces modifié représenté par le retour de Washington à la tête de la COP ; l’équité intergénérationnelle ; la tactique ; et la nécessité de s’aligner sur les mouvements anti-extractivistes en croissance. En reprenant les quatre derniers manques, une préoccupation plus large apparaît, associée à une mise en garde du groupe écoféministe militant Accion Ecologica de Quito, en Equateur. Sa fondatrice [Gloria Chicaiza] a exprimé sa frustration face à la priorité accordée par l’accord à un « inventaire des émissions » qui détourne l’attention des causes capitalistes profondes de la crise climatique (Yanez 2021).
Tout d’abord, le texte de l’accord pourrait mieux alerter les lecteurs sur l’équilibre actuel des forces – et sur la manière de modifier ce rapport de force. Après tout, il existe un nouveau facteur dangereux qui est devenu apparent en janvier 2021 : la réintroduction des entreprises néolibérales des Etats-Unis dans la CCNUCC, dirigée par Joe Biden et son envoyé pour le climat John Kerry (ancien secrétaire d’Etat en 2015 à Paris) (Bond 2021a). L’un des résultats du passage du négationnisme climatique de Trump à ce nouveau régime est l’accent renouvelé sur les stratégies de marché et les artifices de comptabilité « zéro net » [voir à ce propos sur ce site l’article publié le 17 juin 2021]. Un tel « capitalisme vert » et les fausses solutions qui lui sont associées sont notés dans la déclaration de principes finale de l’Accord de Glasgow – et signalés de manière beaucoup plus détaillée par, entre autres, Corporate Accountability, Global Forest Coalition et Friends of the Earth International (2021).
Deuxièmement, l’accord ne traite pas des droits des générations futures, malgré la colère croissante des jeunes. Il s’agit là d’un nouveau facteur absolument crucial dans la politique climatique, qui représente donc une lacune surprenante compte tenu du potentiel de Fridays4Future et de la clarté avec laquelle Greta Thunberg et ses alliés continuent d’exprimer une critique exceptionnellement dure. L’approche réussie de Greta Thunberg, qui consiste à dire la vérité au pouvoir lors d’événements des élites qui lui valent une publicité sans précédent pour la cause climatique, s’est jusqu’à présent concentrée sur la délégitimation des entreprises et de l’establishment multilatéral. A titre d’exemple, lorsqu’au milieu de l’année 2021, John Kerry a été cité en train d’approuver les stratégies mythiques de la stratégie « technofix » [stratégie consistant à utiliser une ingénierie pour capter les émissions] – « Des scientifiques, pas n’importe qui en politique, mais des scientifiques, me disent que 50% des réductions que nous devons faire vont provenir de technologies que nous n’avons pas encore » – elle a tweeté : « Grande nouvelle ! J’ai parlé à Harry Potter et il m’a dit qu’il allait faire équipe avec Gandalf, Sherlock Holmes et les Vengeurs et s’y mettre tout de suite ! » La colère et le sentiment d’urgence que les jeunes militant·e·s de premier plan peuvent susciter ont stupéfié le monde entier depuis que ses sit-in à Stockholm ont commencé mi-2018. Personne ne peut douter du fait que nous avons désespérément besoin d’une renaissance post-covid de cet esprit, en particulier en raison des divisions internes dans le mouvement américain Sunrise d’une part, mais d’autre part, étant donné le réseau croissant de jeunes du Sud global qui se prépare à prendre un plus grand leadership une fois que s’éloigneront les menaces de Covid-19 sur les actions internationales unifiées.
Troisièmement, en ce qui concerne les tactiques, le cadre de l’accord est insatisfaisant et étroit. Les auteurs ne reconnaissent pas que, malheureusement, il existe depuis longtemps un style de désobéissance civile (DC) symbolique liée au climat : des arrestations pré-négociées et organisées qui servent principalement à faire de la publicité. Cette DC prévisible et non perturbatrice caractérise les principaux courants de la politique d’action climatique ainsi que certaines tendances de la justice climatique. Elle doit être repensée car cette approche est si facilement assimilée, avec les platitudes qui l’accompagnent, par ceux qui détiennent le pouvoir. En effet, la DC telle qu’elle est pratiquée de cette manière offre de moins en moins de possibilités d’éducation du public, et encore moins la capacité de menacer activement les activités polluantes du statu quo (Malm 2021).
Ainsi, d’une part, l’Accord de Glasgow reconnaît certainement que de nombreux activistes en situation vulnérable ne peuvent pas prendre de mesures en faveur de la DC par crainte d’une répression extrême. Mais d’autre part, l’accord n’est pas assez courageux pour aborder ouvertement une approche différente, plus militante : bloquer et même saboter l’extraction, le transport, le raffinage, la combustion et le financement des combustibles fossiles et autres sources d’émissions de gaz à effet de serre. Il ne s’agit pas d’un activisme très inhabituel à contre des sociétés productrices de combustibles fossiles, puisque dans le Sud, ce type de désobéissance civile a été initié contre l’extraction pétrolière au début des années 1990 par le Mouvement pour l’émancipation du peuple Ogoni dans le delta du Niger animé par le militant écologiste Ken Saro-Wiwa (avant son exécution en 1995). La DC perturbatrice est de plus en plus pratiquée par d’autres, par exemple XR (Extinction Rebellion) dans d’innombrables lieux de pouvoir des entreprises, la tribu sioux de Standing Rock contre le pipeline Dakota Access, ou Ende Galaende dans les champs de charbon en Allemagne. Pour Naomi Klein (2014), cet esprit mérite le terme de « blockadia », et l’Atlas de la justice environnementale documente des centaines de cas de ce type.
Face à cette contradiction, il est nécessaire de rééquilibrer la division du travail, toujours inconfortable, entre les « agitateurs » – des activistes purs et durs qui sont prêts à perturber le pouvoir et à risquer la prison dans le processus – et les « perturbateurs » à l’intérieur des COP, qui font un plaidoyer plus poli. Parmi les nombreux participants de la société civile aux COP, plusieurs signataires éminents de l’Accord de Glasgow sont généralement des leaders. Pourtant, malgré toute leur passion et leur perspicacité stratégique, ils tentent rarement de donner activement du pouvoir aux « agitateurs » en rendant hommage à leurs actions les plus radicales.
L’Espace du peuple de la COP17 à Durban a été un bon lieu et contexte pour comprendre ces défauts. Nos camarades et moi-même (en tant qu’hôte universitaire de l’Espace du peuple) (Bond 2012b) avons échoué lamentablement sur ce point. Bien que nos forces CJ (Climate Justice) sud-africaines et africaines possédaient des principes forts et des analyses solides, l’équipe a été distraite lorsqu’il s’est agi d’établir des stratégies, des tactiques et des alliances efficaces. Les contre-sommets et les protestations ont été impuissants, en partie parce que les distinctions entre les agitateurs dans l’espace du peuple, et les perturbateurs à l’intérieur du centre de convention de Durban, n’ont jamais été clairement établies par le réseau C17, qui recherchait l’unité plutôt que la clarté. La plupart des scènes de protestation à l’extérieur et de plaidoyer à l’intérieur des COP qui ont suivi ont souffert du même échec, conduisant à Paris à des positions confuses au sein du « mouvement climatique », reflétant, d’une part, la société incivile que promeut de manière militante la CJ et, d’autre part, les groupes de la société « civilisée » qui prêchent pour une simple action climatique (Bond 2018). Le problème a persisté jusqu’à ce jour, en Afrique en général et en Afrique du Sud en particulier (Mwenda et Bond 2020).
Quatrièmement, il y a un profond défi de la part d’Accion Ecologica, dont la lettre de démission d’avril 2021 d’Ivonne Yanez (2021) prévient qu’en manquant de clarté sur une idéologie plus large, l’accord risque de « se heurter aux mouvements anti-extractivistes dans le monde ». Parmi ceux-ci figurent de nombreux mouvements que Ivonne Yanez elle-même soutient dans les Andes, en particulier en Equateur. Les contradictions spécifiques concernent la définition de l’expression « exploitation minière minimale nécessaire » et la question de savoir si certains des ingrédients nécessaires à une économie décarbonisée – le lithium pour les batteries, le dioxyde de titane pour les peintures réfléchissantes, le palladium et le rhodium pour les piles à hydrogène dites « vertes » et d’autres minéraux de terres rares – sont eux-mêmes contestés dans des sites comme les Andes et dans plusieurs conflits anti-exploitation minière en Afrique du Sud. Pour Yanez (2021), « demander aux mouvements sociaux anti-extractivistes – principalement dans le Sud – d’« établir un répertoire des émissions » revient à nous demander de faire l’inventaire des futures formes de dépossession et d’exploitation ».
Comme beaucoup de ceux qui se sont vite lassés du travail de plaidoyer axé sur la COP, Yanez (2021) adopte – et amplifie – la tradition de délégitimation :
« Quant à l’Accord de Paris, et ses prédécesseurs, ils ont été conçus précisément pour semer la confusion. Et ils ont réussi. Ils ont été conçus pour que les organisations, au lieu de parler de la manière de faire face à l’extractivisme, de mettre fin aux injustices et aux inégalités, soient occupées à parler de degrés de température et à calculer des tonnes de CO2. L’Accord de Paris et les propositions absurdes et malfaisantes qu’il comporte détournent l’attention de ce qui est important : affronter le capitalisme patriarcal, néocolonial et raciste. Ils ont réussi pendant près de 25 ans à détourner l’attention. Et ainsi, nous finissons par penser qu’en premier lieu viennent les chiffres du GIEC, avec une armée d’experts qui comptent les molécules, et en deuxième lieu viennent les résistances anticapitalistes à l’extractivisme.
»Pour affronter le changement climatique, nous devons affronter le système capitaliste qui est institutionnalisé (par exemple, juste comme un badge, à travers l’Accord de Paris) et global. Mais qui sont les mouvements anticapitalistes ? Les principaux dans le monde d’aujourd’hui sont les mouvements anti-extractivistes, les mouvements de travailleurs et travailleuses anticapitalistes, les mouvements féministes territoriaux et communautaires, les mouvements anti-suprémacistes blancs, les mouvements anti-coloniaux, les mouvements de lutte pour l’eau, les mouvements anti-dette, les mouvements anti-agro-business… Un mouvement pour réduire les émissions n’est pas à la hauteur de cette marée de luttes, et je doute qu’il fasse une grande différence dans la lutte contre le capitalisme. Et si l’Accord de Glasgow reprend de nombreuses idées, les luttes anticapitalistes, concrètes et territoriales qui sont également mondiales sont plus importantes. Apprendre et écouter ces mouvements climatiques de première ligne est une tâche. »
Pour finir, bien qu’Accion Ecologica ne préconise pas un travail trop techniciste tel que le recensement des émissions proposé par l’accord, il existe néanmoins deux raisons de le faire s’il est associé à des luttes anti-extractivistes. La première est d’identifier si les activistes d’un pays donné ont maximisé leur potentiel pour établir des liens entre les plus grands pollueurs et les défier, sous la forme d’un inventaire des campagnes anti-émissions. C’est un élément que les stratégies autonomistes du style « blockadia » se doivent d’intégrer pour parvenir à une meilleure mise en réseau : lier leurs luttes écologiques pour avoir un impact maximal, notamment en s’attaquant aux diverses subventions publiques nationales, aux instances de réglementation, à la législation et, plus généralement, au soutien des politiques (et souvent de la police ou même de l’armée) aux industries extractives. La deuxième raison est celle qui séduit les écosocialistes, à savoir la réduction planifiée des émissions – un processus qui serait autrement accompli de manière erratique et peu fiable par la protestation (rarement) ou les forces du marché. Le danger de s’appuyer sur ces dernières a été évident en avril 2020, lorsque les activistes climatiques se sont réjouis de l’effondrement des prix des combustibles fossiles, mais ont été désillusionnés lorsqu’ils se sont très rapidement redressés.
Conclusion : un cheminement de l’injustice climatique à l’écosocialisme
Un choix stratégique révélateur de la classe ouvrière française dans les batailles précédentes (milieu des années 1960) – tel qu’articulé par André Gorz (1987) – était de savoir si les activistes pouvaient identifier les possibilités de réformes non réformistes, transformatrices, ou au contraire se contenter de réformes réformistes qui renforcent à leur tour le pouvoir assimilationniste du statu quo. A ce jour, la plupart des activistes climatiques travaillant à l’échelle mondiale n’ont obtenu que des réformes réformistes. Mais lorsqu’il s’agit de la CCNUCC, ou même de micro-campagnes contre des émetteurs spécifiques, les choix du type « réparer ou le supprimer » – et les ouvertures qui en résultent pour des réformes plus radicales, c’est-à-dire pour briser, et non polir, les chaînes de l’oppression – surgissent parfois au moment où l’on s’y attend le moins.
En général, il y a deux directions opposées pour ce qui a trait à la détermination du cadre de référence des campagnes. Premièrement, les réformes réformistes :
• Elles renforcent la logique interne du système, en aplanissant les aspérités.
• Elles permettent au système de relégitimer.
• Elles donnent confiance aux idées et aux forces du statu quo.
• Elles laissent les activistes sans pouvoir ou cooptés, et confirment la peur du pouvoir, l’apathie et le cynisme de la société à l’égard de l’activisme.
Deuxièmement, à l’inverse, les réformes non réformistes (ou « réformes transformatrices ») :
• Elles contrecarrent la logique interne du système, en s’attaquant aux dynamiques fondamentales.
• Elles continuent à délégitimer le système d’oppression.
• Elles donnent confiance aux idées critiques et aux forces sociales.
• Elles donnent aux activistes un élan pour la prochaine lutte, et
remplacent l’apathie sociale par la confiance dans l’intégrité et le leadership des activistes.
Nous avons vu cela en Afrique du Sud à une occasion : lors de la défaite de l’apartheid. En 1983, alors que la crise économique commençait à inquiéter les dirigeants blancs du pays, le régime de l’apartheid a proposé aux électeurs noirs plusieurs réformes de grande envergure : des sièges assimilationnistes offerts dans des organes de représentation de second rang (organes parlementaires ségrégués, municipalités satellites et pseudo-comtés bantoustans). Les activistes de la libération noire ont rejeté ces réformes, car, comme l’a dit l’archevêque Desmond Tutu, elles représentaient « le polissage des chaînes de l’apartheid », alors que ces chaînes devaient être brisées.
Les militants décidés ont fait campagne pour un principe non réformiste : une personne, une voix dans un Etat unitaire. En 1994, alors que Nelson Mandela était libéré de prison, peine subie de 1963 à 1990, et qu’il dirigeait le vaste mouvement anti-apartheid, ils ont suffisamment modifié les rapports de forces pour obtenir la démocratie. Depuis le début des années 2000, des batailles et des victoires similaires ont eu lieu. Lorsque les militants sud-africains ont mené des luttes contre l’Etat et le capital pour obtenir la gratuité des médicaments antirétroviraux contre le sida au début des années 2000 ou la gratuité de l’enseignement supérieur pour la classe ouvrière en 2015-17, il s’agissait de coordinations nationales réussies de revendications localisées (Ngwane et Bond 2020).
Dans cette optique, j’ai le sentiment que les principes de l’Accord de Glasgow sont très attrayants. Pourtant, il y a un flou lorsqu’il s’agit d’analyse, de stratégies, de tactiques et d’alliances, à commencer par la question très évidente de savoir si la COP26 et les futurs événements de la CCNUCC seront des lieux de clarification – ou au contraire de confusion – sur la légitimation ou la délégitimation. Ce choix difficile est partagé par pratiquement tous les mouvements climatiques que j’ai vus travailler avec l’objectif d’influence sous une forme ou une autre la mise en place de la COP26 de Glasgow en 2020-21. Les groupes impliqués dans l’accord sont généralement les plus admirables du point de vue de la Justice climatique (CJ), mais tous ne savent pas si et comment poursuivre la stratégie de délégitimation que Greta Thunberg a incarnée avec tant d’éloquence.
Le déploiement de ce cadre PASTA (principes, analyses, stratégies, tactiques et alliances) est vital dans les cas que j’ai connus en Afrique du Sud – à la fois contre l’apartheid et l’oppression socio-économique post-apartheid – et renvoie, selon une logique parallèle, à ce qui est maintenant nécessaire pour les mouvements de Justice climatique à l’échelle mondiale et locale, étant donné les échecs de la CCNUCC. Quelle que soit la propagande de 2021 sur la mise en place de l’Accord de Paris à la COP26 de Glasgow ou aux COP suivantes, les rapports de forces restent terriblement défavorables. Dans ce contexte, le cadre PASTA pour la justice climatique prend deux formes, l’une basée sur la pratique militante passée, y compris avec ses limites, et l’autre basée sur les contradictions entre la CJ et les stratégies de « modernisation écologique », dont une résolution dialectique peut être validée théoriquement dans une perspective écosocialiste (Bond 2021b).
Sans avoir la place ici pour aborder la difficulté de ce processus (par exemple dans les choix technologiques ou l’utilisation des techniques d’évaluation écologique), il devrait néanmoins être évident que la CJ s’affronte à un problème majeur au même titre que des efforts tels que concrétisés par l’Accord de Glasgow. Les arguments ci-dessus supposent une clarté croissante sur les différences majeures entre ce sur quoi les défenseurs de la CJ ont historiquement insisté, par le biais de réformes non réformistes qui peuvent mettre fin à la crise climatique d’une manière qui soit juste à la fois globalement et localement, et l’agenda de la CCNUCC COP26 de réformes réformistes fondées sur le marché et les stratégies technologiques. Mais ces dernières, même lorsqu’elles sont formulées par les élites les plus éclairées (comme Mary Robinson), sont « conçues précisément pour semer la confusion », pour reprendre les formules Ivonne Yanez.
Ainsi, pour parvenir à des réformes d’une telle portée – à l’instar des Sud-Africains qui ont mis fin à l’apartheid et ont ensuite démarchandisé les services publics essentiels en utilisant une approche anti-néolibérale et proto-socialiste des « biens communs » – les militants doivent d’abord affronter et vaincre les réformes réformistes qui se trouvent sur leur chemin. La délégitimation des élites, comme en conviennent Greta Thunberg et les auteurs de l’Accord de Glasgow, devrait à la fois embrasser et transcender les insultes personnelles que, par exemple, le dessinateur sud-africain Zapiro a imagées lorsqu’il s’agit de ces Conférences des pollueurs, et à partir de là, aborder rapidement l’ensemble des principes, analyses, stratégies, tactiques et alliances divergents qui distinguent la CJ de l’action climatique autoproclamée des élites. Car elle est en réalité si passive que l’avenir de l’humanité et de toutes les autres espèces est, de plus en plus, mis en question.
Patrick Bond
Références
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