Samir Amghar : L’islam de France est étudié depuis plusieurs années maintenant comme un objet sociologique à part entière. On ne saurait le maintenir dans des problématiques relevant du phénomène migratoire ou relatives aux pays musulmans dont beaucoup de musulmans français sont originaires. On sait en effet à quel point le cadre national aussi bien que les dynamiques générationnelles sont importants pour saisir cette réalité. Quelles seraient, d’après vous, les spécificités de l’islam de France ?
Olivier Roy : Disons que l’implantation des musulmans en France est le résultat d’une immigration massivement ouvrière. Elle n’était pas perçue par les autorités comme définitive et elle ne se percevait pas elle-même comme telle. Donc, il y avait à l’époque un décalage entre le phénomène sociologique de l’immigration ouvrière et l’implantation de l’islam que personne n’avait prévu, notamment avec l’apparition des enfants de ces immigrés, nés en France pour leur part. Beaucoup de gens pensent l’implantation des musulmans en France à travers la perspective de l’immigration. Cependant, on le voit bien aujourd’hui dans la réalité quotidienne des musulmans, commence à s’amorcer un processus de découplage entre l’islam tel qu’il est vécu et la culture immigrée des premières générations. Avec l’émergence des deuxième et troisième générations, l’islam se pense de plus en plus européen, faisant partie définitivement du paysage occidental.
– On a observé ces dernières années un « retour » à l’islam chez les jeunes musulmans nés en France, appelé réislamisation. Ce phénomène traduit-il une hausse de la pratique religieuse ou plutôt une plus grande visibilité de cette pratique chez les musulmans de France ?
Cela traduit plutôt une forme différente de religiosité. En effet, cela ne veut pas dire que les gens aujourd’hui sont plus croyants ou pratiquants qu’avant. Je ne pense pas que les gens soient plus musulmans qu’il y a 20 ou 30 ans. Je pense plutôt que la nouveauté réside dans la forme d’inscription de la religiosité dans l’espace public. Effectivement, la première génération se percevait comme transitoire, par conséquent ils n’avaient pas la demande d’inscrire leur foi dans l’espace public. Aujourd’hui, l’islam s’est sédentarisé et il y a dès lors une demande de plus en plus forte de faire reconnaître l’islam dans l’espace occidental. Ensuite, ce qui apparaît comme un revivalisme islamique est lié à des formes de déculturation de l’islam. Ainsi, l’islam culturel, disons celui des immigrés des premières générations, ne se voit pas ou plutôt il est accepté par la société. Par exemple, la grand-mère qui circule dans des endroits assez restreints avec son voile traditionnel ne pose pas de problème car ce voile est clairement identifié comme le symbole d’une culture étrangère qui ne remet pas en cause l’agencement de l’espace public en France. Alors que la jeune fille inscrite au lycée portant le hijab pose problème car cette jeune fille porte un voile qui s’inspire de la culture française mais donne de cette culture française une définition différente. En fait, cette affirmation de l’islam chez les jeunes s’inscrit dans un espace complètement différent de la première génération d’immigrés. Pour moi, c’est moins la question du retour de la pratique religieuse qui est importante, que la perception différente de leur foi et de leur pratique dans l’espace public qu’ont les nouvelles générations de musulmans français.
- Dans le même esprit on s’étonne souvent que les mosquées soient pleines pour la prière du vendredi et les jours de fêtes. Peut-on conclure pour autant à une hausse de la pratique religieuse ?
C’est une très mauvaise comparaison que de comparer le vide des églises et le trop plein des mosquées. Il y a énormément d’églises. Dans la moindre ville ou le moindre village, on a plusieurs églises. Maintenant il y a une chose importante c’est que les gens s’affirment comme croyants. Avant d’être arabe ou turc, on se définit comme musulman. Il y a maintenant la volonté de s’affirmer comme musulman prioritairement par rapport à son origine ethnique ou nationale. Donc, il y a une demande de visibilité en tant que français. La croyance islamique ne se vit plus sur le mode privatif mais elle s’inscrit dans l’espace collectif. Dès lors que le mythe du retour au pays d’origine est abandonné, les musulmans expriment le besoin d’être reconnus comme croyant.
– Comment expliquer le succès des mouvements de réislamisation tels que le Tabligh, les Frères Musulmans ou encore le Salafisme auprès de certains jeunes musulmans nés en Europe ?
Je pense que cela s’explique par une dynamique profondément générationnelle. Chez la première génération, il y avait un retour à l’islam plutôt traditionnel. Pour les jeunes, c’est un islam de rupture avec celui des parents. Les jeunes marquent la volonté de s’affirmer comme musulman plutôt que comme arabe ou immigré. Il y a un découplage entre les marqueurs religieux d’une part et culturels et ethniques d’autre part. Ainsi, les jeunes s’affirment comme « purs musulmans » d’où le succès des mouvements salafiste ou tablighi, qui essaient de définir une identité musulmane qui soit à la fois déterritorialisée et déculturalisée. Cette identité purement musulmane a une visibilité qu’un islam plus intégré dans une culture traditionnelle, qui se perçoit comme étrangère en France, n’a pas.
– Les caractéristiques du discours de ce type de mouvements poseraient donc moins problème que leur volonté d’inscrire dans l’espace public des revendications à référents religieux ?
Cette demande d’être reconnu dans l’espace public comme croyant n’est pas propre à l’islam, on la trouve chez les catholiques, chez les protestants de type évangélique et chez les juifs orthodoxes loubavitch. Aujourd’hui l’intervention du religieux, et en particulier de l’islam, dans la sphère publique modifie complètement ce même espace public. En effet, dans la conception de la laïcité française, il n’y a qu’un espace public que doit occuper l’Etat, qui se vit lui même en compétition avec l’Eglise. Cependant, ce modèle est en crise car on a une déterritorialisation générale des identités politiques. On voit ainsi se construire des identités religieuses dans un espace propre mais qui n’est pas en concurrence avec l’espace public. Il ne cherche pas à créer une contre-société, à créer des réseaux, mais un espace dans lequel on veut vivre intégralement son identité religieuse. La laïcité française fixée en 1905 n’arrive pas à gérer cela. Elle voit toute manifestation du religieux comme une négation du modèle républicain. Aujourd’hui c’est la République contre la Démocratie. Une république qui s’affirme de plus en plus autoritaire et dans l’exclusion, et ce contre l’idée d’un espace public purement démocratique.
– Dans quelle mesure peut-on comprendre l’influence des islamistes sur les dynamiques de réislamisation observées en France ?
Les mouvements islamistes, qu’il s’agisse du Front Islamique du Salut algérien ou du régime iranien, s’inscrivent dans des problématiques qui ne parlent plus aux jeunes. Même si les islamistes se pensent comme universalistes, ils s’inscrivent souvent dans des logiques politiques nationales qui leur sont propres. Ces problématiques nationales ne correspondent pas aux imaginaires et aux attentes des jeunes en matière d’islam. De plus ces mouvements n’ont eu qu’un impact minime sur la réislamisation des jeunes issus de l’immigration musulmane en France.
- Il est intéressant de noter que les mouvements que vous appelez « néofondamentalistes » comme le Salafisme, le Tabligh ou encore les Ahbash sont plutôt en phase avec les valeurs individualistes de la société française dans laquelle ils évoluent. Comment expliquer que l’on puisse y voir un danger pour les valeurs de la République ?
Je pense qu’il y a une crise des valeurs de la République. Il y a une contradiction entre les valeurs de la République et la démocratie. Ceux qui se réclament des valeurs républicaines mobilisent l’autoritaire sur la liberté. Cela pose un problème de fond. De la part de ces mouvements, il n’y a pas convergence vers les valeurs républicaines, mais il y a convergence et acceptation des règles du jeu de la société française qui demandent aux religieux de rester dans leur coin. Nous sommes dans une société profondément divisée sur les grands thèmes que sont la liberté religieuse, la place de la femme, le rôle de la différence ethnique ou sexuelle. Aujourd’hui pour réaffirmer leurs valeurs, les différentes sensibilités islamiques vont s’appuyer sur des valeurs partagées par le plus grand nombre, comme par exemple la morale. On voit très bien dans ces mouvements comment le discours islamique se repense en termes de valeurs plutôt qu’en termes de normes, et ce sont des gens qui se vivent comme parfaitement orthodoxes et conservateurs. Donc on a une convergence plurielle de ces mouvements vers certaines valeurs qui ne sont pas aujourd’hui partagées exclusivement par les néofondamentalistes. On pourrait dire qu’il y a un pôle conservateur religieux qui est contre le mariage homosexuel, pour la famille, pour les restrictions au divorce, réticent ou opposé à l’avortement, etc. Position que l’on va retrouver chez les catholiques, les juifs et les musulmans. Il y a un autre pôle, plutôt libertaire, qui considère quant à lui que la liberté l’emporte sur tout le reste. On y est pour les mariages homosexuels, pour le droit à l’avortement, etc.. Dans le fond on voit que les conflits ne sont pas construits selon la logique islam vs Occident. On peut observer entre des acteurs très différents des convergences voire des alliances qui ne reposent pas sur un clivage Occident contre Orient. La question de la femme est intéressante à ce sujet. Ainsi, on voit comment l’islamisme contemporain réévalue le discours sur la femme à partir de l’influence et du modèle du féminisme occidental. Le fait qu’ils se sentent obligés de réaffirmer la place de la femme en terme d’égalité et de dignité est extrêmement important. Je pense qu’il y a un espace commun entre libéraux et conservateurs qui se matérialise à travers un débat sur les valeurs, même s’il y a divergence sur les valeurs à promouvoir.
– Ce partage des valeurs révèlent finalement que les islamistes, qu’ils soient en Occident ou dans le monde musulman, construisent leurs discours de façon dialectique avec l’Occident ?
Effectivement, cependant, l’erreur dans ce cas serait de se dire que puisqu’ils sont en interaction avec l’Occident, ils vont forcément adopter une vision libérale. Mais ce n’est pas forcément le cas. Ainsi, on peut avoir des positions très fondamentalistes qui peuvent s’exprimer en des termes très modernes. La réflexion du voile que développent les islamistes en est un exemple. Bien qu’il soit une valeur conservatrice, le port du voile va ainsi être interprété et exprimé par les islamistes en terme de libération et d’émancipation de la femme.
– Ici, il s’agit de valeurs conservatrices. Cependant ne retrouve-ton pas également au sein des systèmes de pensée labellisés néofondamentalistes ou islamistes, des éléments empruntés à d’autres cultures, notamment politiques, telles que l’extrême-gauche par exemple ?
On retrouve un discours qui s’inspire de l’extrême gauche dans le domaine politique et économique. Par exemple, la volonté de la part de Tariq Ramadan de s’allier avec les altermondialistes. On voit aussi apparaître en Occident une ligne libérale qui veut introduire des valeurs de respect de l’autre, permettant aux musulmans néofondamentalistes d’accepter des choses jusqu’ici inacceptables pour la char’ia traditionnelle, comme l’homosexualité. Haci Karacaer, président du Millî Görüs en Hollande -qui se trouve être par ailleurs une organisation plutôt néofondamentaliste-, a compris par exemple que l’insertion de l’islam en Europe passe par le dialogue avec les homosexuels en Hollande. Il a donc créé une commission islam et homosexualité. Chose qui est très mal vue par le Millî Görüs allemand. Il y a quelques mois, il y a eu un match de footall entre une équipe musulmane et une équipe homosexuelle. A côté de la question de l’homosexualité, il y a également des questions telle que celle de l’apostasie. Pour les intellectuels libéraux des sociétés musulmanes, la question de l’homosexualité est complètement ignorée. Mais, la condition minoritaire des musulmans en Europe les poussent à en parler. Ils en parlent car d’une part, il n’y a plus le type de tabous qui pèsent sur leur identité comme dans les sociétés musulmanes. D’autre part, le fait que l’Occident conceptualise la question de l’homosexualité à travers celle de la liberté pousse les musulmans européens à prendre en considération ce débat et à se positionner par rapport à l’homosexualité. Il y a également chez certains des emprunts aux valeurs conservatrices de droite, sur les questions de sécurité et d’économie notamment.
- Peut-on dégager, à partir ce que vous présentez, une sociologie des comportements politiques des musulmans militants en France ?
Si l’on prend le cas de l’UOIF, ses cadres ont une sensibilité de droite alors que la deuxième génération, serait plutôt de gauche. Cette situation est avant tout conditionnée par un positionnement social. Les cadres de l’UOIF sont venus comme étudiants et appartiennent à la petite bourgeoisie souvent commerçante. Ils ne sont donc pas passés par le débat sur l’immigration. Donc, ils sont plus attirés par la droite conservatrice française. A l’opposé, les questions de la discrimination et des conditions d’immigration sont des éléments importants pour la deuxième génération. Cependant, ce ne sont pas des positions qui sont complètement stables, car l’ascension sociale qu’est en train d’expérimenter une partie de la deuxième génération pourrait très bien les pousser vers la droite.