A leurs yeux, il était vraiment trop beau : le plan de ce qu’ils avaient imaginé. Un : il faut provoquer fortement « les » musulmans, afin de susciter des réactions spectaculaires de la part de quelques uns. Deux : il faut mettre la provocation sur le dos des juifs, en jouant sur le mélange des stéréotypes, par exemple en associant les termes de juifs, de politique israélienne et de spéculation immobilière. Phase numéro trois : il faut présenter le résultat de tout cela aux bons chrétiens, en leur démontrant « preuve à l’appui » à la fois la dangerosité des musulmans, le caractère sournois des juifs… et la nécessité d’être armé et prêt à se défendre « dans un monde dangereux ». Stade final : dans un contexte d’affrontement général, ou alors qui en présente les apparences, on pratique la politique du plus fort pour tirer son épingle du jeu.
C’est, à peu près, le scénario qui s’est mis en place depuis une semaine et demie ; en tout cas dans ses premières phases. Début septembre 2012 fut publiée, sur Internet, la traduction en arabe dialectal égyptien d’un extrait de film. Le film en question serait intitulé « L’innocence des musulmans » et aurait été produit aux Etats-Unis. Il en existe une version de quatorze minutes consultable sur Youtube ; strictement personne n’a vu, d’ailleurs, une partie plus substantielle de ce film. Beaucoup d’observateurs et observatrices en sont venus à penser qu’il n’existe pas, en réalité, de film plus long : il n’y aurait que cet extrait publié sur Internet. Celui-ci n’existant que dans le seul et unique but de susciter des tensions, en provoquant des réactions auprès de personnes de foi musulmane.
L’extrait de film en question est marqué par une bêtise quasiment indescriptible et une qualité en-dessous de zéro, à tous égards. Mohammed, le prophète de l’islam, est montré dans plusieurs scènes comme un personnage à la limite de la folie, homosexuel et obsédé sexuel. Loin de présenter une quelconque critique de la religion musulmane, ce film – si on peut appeler le navet ainsi – est un unique cri de haine. La rumeur répandue autour de ce film, dans les premiers jours de sa diffusion en septembre, voulait qu’il aurait été « produit par un réalisateur juif américain, promoteur immobilier, du nom de Sam Bacile » et « financé par cent juifs, à hauteur de cinq millions de dollars ». Cette information était entièrement fausse ; au vu de sa « qualité », la production de ce soi-disant film n’a d’ailleurs probablement pas coûté cinq millions de dollars, mais plutôt cinq dollars.
Derrière le pseudonyme de Sam Bacile se dissimule en réalité un Américain d’origine égyptienne chrétienne (copte) nommé Makoula Bassiley Makoula, condamné à plusieurs reprises en Californie pour des délits d’escroquerie. Ce personnage est proche d’un prêtre exilé, Zakaria Botros, qui prône le séparatisme copte – la création d’une région purement chrétienne en Egypte – et critique la religion rivale, l’islam, sur des fondements purement réactionnaires, son prophète aurait été homosexuel (et « nécrophile »). S’il est vrai, par ailleurs, qu’il existe des discriminations et parfois des violences contre la minorité copte en Egypte, ce discours de haine est tout aussi réactionnaire que le projet séparatiste à fondement confessionnel.
Le producteur du pseudo-film était aidé, dans la fabrication et diffusion de la douteuse « œuvre », par un réseau de la droite évangélique nord-américaine, et notamment par un personnage nommé Steve Klein. Un vétéran de la guerre du Vietnam très liés aux milieux de droite et surtout d’extrême droite.
Une fois que le film était connu – dans sa version traduite en arabe égyptien – dans le pays destinataire du message et dans le reste de la région arabe, des réactions parfois « radicales » par la forme s’enchaînèrent. Des manifestations et par endroits des attaques en règle, dirigées contre les ambassades de certains pays occidentaux (surtout des Etats-Unis), furent organisées. En apparence spontanée, ces démonstrations de colère étaient en réalité, la plupart du temps, l’œuvre de groupes politiques organisés. S’il est certain que des centaines de millions de musulman-e-s dans le monde se sentent blessés par la bêtise haineuse du pseudo-film « The innocence of muslims », les manifestations les plus visibles regroupaient en revanche quelques milliers de personnes. Plusieurs centaines de manifestants à Tunis ou environ 3.000 au Caire – une ville de 17 millions d’habitant-e-s – ne constituent pas un mouvement de masse spontané, mais reflètent plutôt la mobilisation du noyau dur d’une mouvance politique. Quantitativement, la mobilisation était la plus importante au Soudan, avec 6.000 manifestants (et une attaque contre les ambassades allemande et britannique) et en Asie du Sud, au Pakistan et au Bangladesh.
La mobilisation dans les pays « occidentaux », de Paris jusqu’à Sydney en passant par Anvers, était plus anecdotique, et la « peur » suscitée selon certains médias par 250 manifestants à Paris était sans doute plus qu’exagérée.
Mobilisation autour d’un noyau dur
Le noyau dur, militant, de ces mobilisations appartient la plupart du temps à la mouvance salafiste, dans les pays arabophones (le cas de l’Afghanistan ou du Pakistan, et de la mouvance taliban qui y prédomine, mis à part).
Ce sous-courant de l’islam politique, néofondamentaliste et qui se veut « gardien du dogme » à l’heure où les principales formations islamistes – d’En-Nahdha en Tunisie aux Frères musulmans égyptiens – pratiquent la « Realpolitik » en participant au gouvernement, est très minoritaire dans la plupart des pays musulmans.
Dans certains cas, notamment celui de la Tunisie depuis plusieurs mois, les salafistes s’illustrent par des attaques conduites contre des parties de la société ne partageant pas leur vision en matière de mœurs, ou encore identifiés par eux comme des adversaires politiques. Ainsi ils ont conduit des attaques contre des expositions d’art, mais aussi contre des buveurs de bière ou d’autres boissons d’alcool, des femmes, des enseignant-e-s « mécréants » à leurs yeux… Dernière attaque importante en date, celle contre un hôtel à Sidi-Bouzid, « berceau » de la révolution tunisienne, le 3 septembre 2012. Dans ce dernier endroit de la ville où l’on « osait » encore vendre de l’alcool, plusieurs dizaines de salafistes attaquaient les lieux, brisèrent des bouteilles, tout en séquestrant (pendant plusieurs heures) et molestant une personne ayant manifesté son désaccord. Des groupes d’habitants ont organisé, contre cette attaque, une auto-défense. Dans un autre registre, le 16 août 2012, des salafistes ont attaqué un rassemblement nationaliste arabe à Bizerte, entre autres parce qu’ils reprochaient à l’un des orateurs (le Libano-Palestinien Samir Quntar) ses prises de position favorables au régime syrien.
Les salafistes, après avoir mobilisé des combattants pour l’Irak à partir de 2003, s’activent aujourd’hui contre le régime syrien et en soutien à la frange djihadiste, présente dans la révolution syrienne mais qui y reste nettement minoritaire. En Egypte, pour le moment, les salafistes procèdent de façon plus institutionnelle, disposant de plusieurs partis officiellement agréés et de dizaines de députés au parlement. Ils tentent cependant de polariser la société, certains d’entre eux participant parfois à des exactions contre des coptes (où l’on trouve aussi des nervis de l’ancien régime, alors que les Frères musulmans déclarent condamner ces attaques anti-coptes). Depuis un concert de heavy metal organisé le 31 août 2012 dans le quartier de Zamalek au Caire, les salafistes ont déclenché une campagne contre le prétendu danger du « satanisme ». Les militants salafistes étaient pour l’occasion, lors des récentes attaques contre des consulats, mêlés à des jeunes chômeurs frustrés des résultats sociaux du gouvernement, à Tunis, ou encore à des « ultras » du club de football Zamak (ayant un grand nombre de comptes à régler avec la police) au Caire. L’impulsion politique venait de leur mouvance.
En revanche, le parti des Frères musulmans égyptiens a réussi, par la suite, a davantage « canaliser » la mobilisation. En appelant à se mobiliser pour dénoncer le film et en même temps à rester « dans la légalité », il a fini par noyer – dans une mobilisation plus large et plus légaliste - les militants qui tenteraient de déborder politiquement les Frères musulmans.
Dans le cas de l’attaque contre le consulat états-unien à Benghazi en Libye, il semble par contre s’agir d’une action davantage planifiée militairement, et plus longtemps en avance. Ici, l’attaque est l’œuvre d’une milice structurée.
Pour les salafistes, c’était une occasion tout trouvé de se placer sur la scène politique, pour tenter de prendre la place jusqu’ici occupée par les grandes formations islamistes, désormais confrontées aux contradictions inhérentes à la participation au gouvernement. Les salafistes tentent de se placer en « avant-garde » militante. Leur discours combine une radicalité de ton dans la dénonciation de l’Occident impérialiste (sans avoir cependant aucune notion d’impérialisme, le problème n’était à leurs yeux que celui de « l’affrontement culturel » et nullement socio-économique), l’absence total de projet social ou économique – en dehors d’un discours moralisateur qui s’offusque de la « corruption », expliquée par le non-respect des commandements de la piété – et le rêve de retour à un « âge d’or » situé dans le passé.
C’est un point caractéristique commun aux différentes mouvances de l’islam politique de combiner ainsi des traits réactionnaires avec une note protestataire, dès lors qu’il s’agit du discours sur l’Occident ou sur la corruption des régimes en place. Un constat qui trouve son explication historique dans la déformation des lignes de conflit par l’expérience de la colonisation, le discours des marxistes comme des libéraux étant souvent présenté (par leurs forces adversaires) comme « idéologie importée des pays dominateurs », ce qui explique l’attrait d’idées socialement réactionnaires présentées comme « projet de résistance » à fondement culturaliste.
Le projet économique des principaux partis islamistes étant libéral par essence – l’islam de l’origine était porté par des commerçants –, il défend la propriété privée en économie tout en promettant d’améliorer le sort des « déshérités » soit par la charité (versement d’un impôt appelé « zakat », organisation de soupes populaires ou activités de fondations religieuses), soit par la « punition des corrompus ». Les limites de ce projet se feront tôt ou tard sentir. Puisque ces partis – En-Nahdha, Frères musulmans etc. – sont désormais intégrés dans l’appareil d’Etat, les salafistes tentent de reprendre à leur compte le volet « protestataire », se voulant « rebelle » vis-à-vis de l’ordre international.
Cela peut arranger certains acteurs, notamment des pays tels que l’Arabie Saoudite et du Qatar. Alors que les membres des familles royales respectives vivent « à l’occidentale » et dans le luxe, ces monarchies imposent cependant une idéologie d’Etat à leurs peuples qui est proche de la vision de l’islam ultra-rigoriste portée par les salafistes. A l’heure actuelle, des fonds importants de provenance saoudienne et qatarie sont alloués aux groupes salafistes dans différents pays, du Nord du Mali jusqu’à l’Egypte, et financent aussi des groupes minoritaires au sein de l’opposition armée en Syrie (alors que d’autres courants politiques, dont la gauche révolutionnaire, participent aussi à la résistance au régime tortionnaire syrien). Il s’agit pour les monarchies du Golfe d’évacuer tout contenu social, démocratique et émancipateur des révolutions arabes en cours et de briser leur pointe anti-dictatoriale. Il serait trop commode, pour ces régimes monarchiques, si les forces sociales porteuses des révoltes pourraient choisir la confrontation avec les « mécréants » (chrétiens, juifs, ou encore la minorité alaouite à laquelle appartiennent les détenteurs du pouvoir en Syrie) au lieu de combattre l’oppression. Ce qui arrangerait aussi les défenseurs de l’Occident contre la prétendue « menace musulmane »…
Pour nous, il doit être hors de question de laisser se mettre en place ce « jeu » dangereux. Il faut barrer la route à tous ceux qui veulent s’y livrer, en condamnant les provocations haineuses tout autant que leur instrumentalisation politique à des fins réactionnaires.
Nos défis en France
Au niveau de nos réponses, il faut se méfier des approches trop générales, fondés sur des grands principes abstraits. La défense abstraite de la « liberté d’expression » en toute circonstance, dans une version quasi-intégriste telle qu’elle existe officiellement aux Etats-Unis, n’est pas un point de vue que nous pourrions faire nôtre. En France, il existe des limites légales à la liberté d’expression dont certaines sont raisonnables (interdiction de la diffusion de contenus pédophiles/pédopornographiques, pénalisation de l’incitation à la haine raciale ou du négationnisme). Tout ne peut pas ou ne devrait pas être dit publiquement, comme sont punies également l’injure ou la diffamation.
De l’autre côté, il serait tout aussi faux de soumettre la liberté d’expression à une exigence absolue de « respect » devant les pensées religieuses, au nom d’un respect dû à toutes les cultures. Accepter cela reviendrait à réintroduire de fait le délit de « blasphème », constitué par l’« injure faite à Dieu », un délit qui a été supprimé en France – pour des très bonnes raisons – en 1791 pendant la première phase de la Révolution française. Accepter cela permettrait demain de criminaliser le film « La vie de Brian » de Monty Python, ou encore l’expression de celles et ceux qui se moqueraient des conceptions du cardinal Barbarin – ce dernier ayant assimilé le mariage homosexuel à la polygamie et à l’inceste (ce qui est grotesque, mais conforme à une doctrine catholique qui voudrait analyser les trois comme autant d’« atteintes au sacrement du mariage »). Dans ces deux cas, notre place devrait être clairement du côté de la défense de la liberté d’expression.
Il en va de même si, par exemple, des personnes ayant reçu une éducation musulmane souhaiteraient critiquer – même durement – le contenu de la pensée religieuse. La limite entre ce qui doit être défendu (la liberté de « blasphémer ») et ce qui doit être dénoncé (l’incitation à la haine, directe ou indirecte, ainsi que toute tentative de jeter de l’huile sur le feu d’un conflit à base confessionnelle) doit être déterminé dans la situation concrète.
Ici, concrètement, il est flagrant que le seul objectif du prétendu « film » consistait à allumer les braises, à pousser un cri de haine lui-même destiné à alimenter – comme en écho – d’autres cris de haine.
Ainsi, la décision du journal « Charlie Hebdo » de publier, mercredi 19 septembre 2012, pour la troisième fois (après 2006 et 2011) des caricatures du prophète Mohammed est critiquable. Elle ne justifie aucun appel à la censure, mais elle est politiquement désastreuse en raison du contexte dans lequel elle s’insère. Cette décision intervient précisément au moment où des milieux de droite et d’extrême droite en Amérique du Nord ont délibérément jeté de l’huile sur le feu, en tentant ouvertement de provoquer des réactions violentes de la part de certains musulmans – et d’en blesser un nombre plus important – et de déclencher un engrenage. Il aurait fallu se dissocier de cet engrenage. Même dans une logique d’anticléricalisme primaire, que semble faire sienne « Charlie Hebdo », le fait d’intervenir précisément dans ce contexte-là et à la suite de la provocation des extrémistes chrétiens rend la démarche au mieux inutile, sinon politiquement dangereuse. Elle ne favorise en rien la critique des religions, puisque l’instrumentalisation politique d’une vision religieuse fanatisée (notamment par les salafistes) se nourrit de telles provocations. Cette dernière ne reculera pas dans un tel contexte, elle risque d’être encore renforcée. Même s’il est vrai que « Charlie Hebdo » critique aussi la provocation émanant des extrémistes chrétiens – leur film est qualifié de « con » dans le journal, et de « facho » par son rédacteur en chef (Charb) dans des entretiens la presse française -, sa décision de publier précisément à ce moment des caricatures de Mohammed risque d’avoir un effet de surenchère.
« Charlie Hebdo » avait déjà joué à un jeu similiaire, en 2006 puis en novembre 2011, faisant alors apparaître un numéro spécial intitulé « Charia Hebdo », soi-disant pour alerter sur « l’arrivée au pouvoir d’islamistes en Tunisie et en Libye » et la « prochaine introduction de la Charia » dans ces pays. Ce qui alimentait des idées parfaitement fausses : si, en Libye, la Charia islamique était déjà une base importante de la législation sous l’ancien régime de Kadhafi (chose à laquelle le nouveau pouvoir n’a jusqu’ici rien modifié), ce n’était pas le cas en Tunisie. Et dans le cas tunisien, les islamistes d’En-Nahdha n’osaient pas – et n’osent toujours pas – se prononcer pour l’introduction de la Charia à la place de loi civile, promettant au contraire de maintenir le statut relativement progressiste (comparé à d’autres pays de la région) de la femme. Certes, ils le font sous la pression de la société tunisienne, mais celle-ci ne permettra précisément pas de soumettre les femmes à une situation à la saoudienne ou iranienne.
Ainsi, sans crier au « blasphème » – ce qui n’est pas notre tasse de thé ! – ni demander des interdictions, nous ne serons pas du côté de ceux qui alimentent volontairement ou involontairement les braises de conflits sectaires et confessionnels ; ou qui voilent notre visions des enjeux politiques dans le pays au sud de la Méditerranée. Ce qui nous intéresse, c’est la solidarité avec les forces démocratiques, progressistes, dans ces sociétés. Le regard pour elles ne doit ni être voilée par une logique d’« affrontement des civilisations », ni par une abstraite « défense de la liberté d’expression » ne tenant pas compte des calculs des ennemis de toute solidarité.
Bertold du Ryon