Environ deux mille personnes dans les débats [ce mois de juin 2003], trois mille dans la manifestation, une couverture médiatique réduite par la révélation, peu auparavant, des scandales de corruption et d’abus sexuel des mineurs qui ont polarisé l’intérêt journalistique le choix de convoquer le premier Forum social portugais au cours d’un week-end prolongé en période d’examens et de farniente était risqué ! Des secteurs importants les associations étudiantes, les commissions de travailleurs, le militantisme culturel, récréatif et environnemental de certaines régions, les communautés religieuses qui s’étaient mobilisées contre la guerre sont restés en dehors du Forum. Bien sûr, le succès de ce dernier ne peut être mesuré par une résurrection instantanée de l’associationnisme, marqué par l’autosuffisance et par la démobilisation depuis des années, et il ne fallait pas s’attendre à un saut dans l’engagement des activistes potentiels. Notons tout de même que l’engagement de volontaires débutants dans les tâches pratiques a confirmé le prestige du sigle du Forum social.
Un bilan à froid du Forum social portugais, comme événement de quatre jours et comme processus de plus d’un an (qui se poursuit) est essentiel pour un débat militant : c’est en comprenant les limites de l’initiative qu’on pourra identifier son véritable succès. Ce succès se mesure à la dynamique imparable du mouvement altermondialiste international, à l’hégémonie conquise au sein de la gauche par ses principes (les axes anti-néolibéral, anti-guerre, contre les exclusions) et par sa culture d’organisation (réseaux horizontaux et assemblées non électives, dont l’étude critique mérite un approfondissement).
La gauche portugaise, comme d’habitude, gagne à regarder ce qui se passe ailleurs : quel autre espace a été capable de réaliser un tel croisement d’expériences entre activismes traditionnellement isolés les uns des autres ? Quel autre mouvement a-t-il incorporé dans son code génétique une conscience internationaliste comparable ? Où ailleurs a pu apparaître aussi nettement la distance hostile du Parti communiste portugais (PCP) face aux nouvelles expressions du mouvement social (le troisième front de discrédit d’une direction communiste, venant après son discrédit électoral et son discrédit aux yeux de beaucoup de ses propres militants) ? Quelle autre circonstance a ouvert des brèches aussi significatives entre la direction syndicale majoritaire et sa tutelle historique ? Pourquoi la manifestation du 10 juin, petite et turbulente, pouvait-elle jouer à l’invasion de la rue, expérimentée maintenant comme une façon de faire, ce qu’on n’aurait oser imaginer auparavant ?
La première édition du Forum social valait la peine. Et les néoconservateurs ont eu raison de ne pas mépriser ce qu’ils ont perçu comme un défi. La constitution d’un nouveau terrain de citoyenneté mobilisée, opposée à la droite et socialement expansionniste, s’est imposée dans la politique mondiale. La force de Porto Alegre, de Gênes, de Seattle et de Florence a pénétré dans les pores du mouvement populaire et associatif portugais rigide. Et elle y est pour grandir. En juin 2003 on ne pouvait espérer davantage.
Le PCP : gauchisme verbal et traditionalisme
Le Bloc de gauche est intervenu dans le processus de préparation du Forum dans un esprit de responsabilité partagée et en se concevant d’emblée en tant qu’égal de toutes les autres entités participantes. Cela a contribué à garantir, pour le Forum lui-même, des espaces de liberté, de diversité et des niveaux d’unité.
Une telle pratique partidaire se distinguait du dirigisme du PCP, aidait à rejeter sa pratique de courroie de transmission, qui empêche le débat et détermine par en haut la propre vie des structures sociales. Le Bloc se considère à la fois proche et distinct des mouvements sociaux, conscient que la souveraineté de la transformation lui appartient. L’auto-organisation sociale, le développement des structures de contre-pouvoir démocratique voilà la raison d’être du Bloc. Et, lorsque la comparaison est possible, comme ce fut le cas au Forum et lors de sa préparation, une dénonciation en creux, muette, des pratiques du PCP.
Mais le recul du PCP dans le processus de construction du Forum social portugais tient surtout à son orientation politique : un gauchisme verbal (identifiant le socialisme et la révolution en tant que raisons de l’opprobre qui s’est abattu sur le PCP une « œuvre anticommuniste », c’est clair !) allant de pair avec une politique droitière et conservatrice. Cette politique consiste : i) dans le mépris envers les nouveaux mouvements sociaux, auxquels le PCP est étranger et « qui croissent et s’affirment », dit Jerónimo de Sousa [1] ; ii) dans un nationalisme aberrant, qui va de pair avec l’isolement international du PCP, tentant de couper le Forum social portugais de la fabuleuse expérience mondiale qui est à son origine, en écartant les participants non-Portugais et en mutilant sa thématique pour la limiter à une prétendue « spécificité portugaise » ; iii) dans une bureaucratisation de la pensée, qui ne reconnaît que les zones d’influence de l’appareil du parti (secteurs du monde ouvrier et rural).
Cette arrogance mâtinée de mauvaise humeur conduit la direction communiste à ne pas hésiter à isoler le parti dans des bastions successifs. Le processus du Forum social a ainsi mis en évidence le dramatique déphasage entre la marche forcée vers la sectarisation du PCP et les progrès d’un renouvellement du mouvement social, marqué par son influence. Cette arythmie n’augure rien de bon, en particulier pour le mouvement syndical.
La CGTP en voie d’autonomisation ?
Il y a un an, lors des premières discussions sur ce que pourrait être le Forum social portugais, la question d’une rupture marquant sa naissance était posée. Les résistances initiales du PCP, y compris en ce qui concerne le choix de la date, annonçaient le pire. La CGTP [2] a alors pesé de tout son poids pour empêcher l’enlisement. Aujourd’hui l’Intersyndicale continue à jouer un rôle déterminant pour éviter la division.
S’il est certain que le PCP jouit toujours d’une très grande capacité d’influencer la politique de la CGTP, il est clair également que le prestige de l’exécutif de la CGTP est beaucoup plus grand y compris parmi les militants de base communistes que celui de la direction du PCP. Au cours de ces dernières années le PCP s’est enferré dans une politique d’auto-affirmation, marquée par des cataclysmes lors des élections présidentielle et municipales [3] et par la répression de la faible rénovation communiste. Pour sa part, la CGTP, même affectée par la dérive de sa composante majoritaire, s’est avérée capable d’organiser l’énorme manifestation de la fonction publique et la grève du 10 décembre 2002 (non exemptée d’erreurs, mais réussie pour l’essentiel) qui fut le moment culminant de la résistance au gouvernement de la droite.
Lors de la préparation du Forum, les représentants de la CGTP ont géré une marge d’autonomie qui a été précieuse pour dépasser les blocages créés par le PCP et ses satellites. Cette attitude paraît refléter une orientation, prépondérante au sein de la direction confédérale, visant à tisser des liens avec les nouveaux mouvements sociaux et les secteurs jeunes mobilisés. Si cette orientation comptait sur le Forum en tant que zone potentielle de contagion, elle est en train de réussir. En dernière analyse, il s’agit là d’une impulsion syndicale en vue de secouer par une pression extérieure le monde social pétrifié du PCP. La possibilité d’une convergence avec les dirigeants de la CGTP dans le Forum social ce que semble indiquer l’interview de Carvalho da Silva en défense d’un second forum [4] doit être valorisée, car il s’agit ni plus ni moins que d’une fracture potentielle au sein du courant « officiel » du syndicalisme dominé par le PCP, encore précaire mais pleine d’intérêt. S’il est certain que cette distinction, que les dirigeants confédéraux ont construit tout au long du processus préparatoire, a avorté le 10 juin, la mise sous séquestre de la CGTP par le PCP, criante lors de l’Assemblée des mouvements sociaux et au cours de la manifestation, a laissé des marques et a soulevé d’importantes critiques.
Un autre monde, socialiste, est possible !
Le Bloc de gauche a contribué aux débats du Forum et en a profité pour présenter les conclusions de sa dernière Convention nationale devant le mouvement des mouvements. La conception qui a déterminé la propagande du Bloc est parfaitement illustrée par la conclusion de l’article de Manuel Monereo [5] : « Il est très important de situer le socialisme dans la culture commune du mouvement [anti-néolibéral]. La nécessité de revenir au thème du socialisme est justifiée par trois raisons fondamentales. Premièrement, pour faire valoir valablement la possibilité d’une société alternative au capitalisme. Rien n’est plus paralysant que l’hypothèse selon laquelle le capitalisme réellement existant est un horizon indépassable. Deuxièmement, pour résister et accumuler les forces dans cette période de restauration capitaliste. Je crois qu’il est très difficile de combattre et d’organiser la contre-offensive sans la conviction et la certitude politico-morale que la logique intrinsèque de ce système de domination est historiquement surmontable. Et troisièmement, parce qu’existe aujourd’hui une abondante littérature et une masse critique d’idées capables de faire valoir la consistance logique, la viabilité sociale et l’avantage moral et politique d’une société émancipée du mal social de l’exploitation, de la domination politique et des discriminations ».
L’élargissement du réseau social du Forum social portugais et la préparation de sa deuxième édition, la popularisation des débats du Forum social européen et l’organisation d’une délégation, aussi nombreuse que possible, à Paris (12-15 novembre 2003) telles sont les tâches immédiates. Le bilan du premier Forum social portugais autorise une stratégie convergente au sein du mouvement social pour affronter le néolibéralisme et la guerre !