« On a été pris de court », admet, sous couvert d’anonymat, un diplomate français chargé des questions sahéliennes. Il aurait pu ajouter : une fois de plus. Comme après les coups d’État au Mali en août 2021 et au Burkina Faso en janvier 2022, Paris n’a pas vu venir celui d’une partie de l’armée nigérienne le 26 juillet dernier. Trois pays dans lesquels la France comptait des centaines de soldats depuis des années, avec les armées desquels elle coopérait au quotidien, et avec les dirigeants civils desquels elle avait tissé des liens étroits – peut-être trop…
Selon Le Canard enchaîné, Emmanuel Macron aurait vertement reproché ce « raté » au directeur de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), Bernard Émié, lors d’un conseil de défense consacré au Niger le 29 juillet. Mais « la boîte » n’est pas la seule institution à blâmer : l’ambassade de France à Niamey, non plus, n’avait pas anticipé la menace. Pas plus que la Direction du renseignement militaire (DRM).
Des manifestants tiennent une pancarte prise à l’ambassade de France à Niamey lors d’une manifestation de soutien à la junte nigérienne, le 30 juillet 2023. © AFP
« Cela fait des années que les Français sont à côté de la plaque dans ce pays, et plus globalement dans cette région », souligne un ancien diplomate qui a lui aussi tenu à rester anonyme. Ce n’est certes pas la première fois que la France subit ce genre d’échec au Niger : en 1974, alors qu’elle y disposait d’innombrables capteurs au sein de l’administration, elle avait été surprise par le putsch du chef d’état-major, Seyni Kountché, un ancien sous-officier de l’armée coloniale française, contre le président Hamani Diori, un fidèle allié de Paris.
La colère présumée de Macron et la gêne certaine des diplomates s’expliquent aujourd’hui par l’accumulation des revers dans la sous-région, laquelle illustre l’aveuglement de la France au Sahel.
Si les dirigeants français avaient été clairvoyants, ils se seraient interrogés sur la pertinence d’y conserver un imposant contingent militaire après le départ contraint des troupes françaises du Mali (puis du Burkina Faso) et la fin de l’opération Barkhane. Ces questions, des diplomates, inquiets de l’image dégradée de la France en Afrique de l’Ouest, les ont ouvertement posées. Certains ont milité pour que Macron annonce la fermeture de bases militaires sur le continent. Mais ils n’ont pas été entendus.
Non seulement le président a fait le choix de conserver toutes ses bases historiques (Dakar, Abidjan, Libreville, Djibouti), mais, en plus, il a décidé de positionner 1 500 soldats au Niger et 1 000 au Tchad pour poursuivre la lutte contre les groupes djihadistes, dans un cadre très flou. « Ce n’est pas le moment de partir. Ce serait apporter une mauvaise solution à un vrai problème », affirmait un conseiller de l’Élysée en novembre 2022, quelques jours après l’annonce officielle de la fin de l’opération Barkhane. Pour l’exécutif, l’option du retrait définitif ne s’est jamais posée.
Sauf que de Bamako à Niamey, en passant par Ouagadougou et par de nombreuses autres capitales de la région, on ne l’entend plus de cette oreille. « Les temps ont changé, et les dirigeants français semblent ne pas l’avoir compris, constate un chercheur ouest-africain qui, étant actuellement en poste à Bamako, a souhaité rester anonyme. Aujourd’hui, les Africains, les jeunes bien sûr, mais aussi un certain nombre de militaires, n’acceptent plus la présence sur leur territoire d’une base militaire étrangère. C’est considéré comme un déni de souveraineté et même un affront, étant donné que la France est l’ancienne puissance coloniale. »
Une longue histoire d’ingérences
Ce rejet de la France, exprimé depuis des années dans plusieurs pays de la région (au Mali, au Burkina Faso, au Niger, mais aussi au Sénégal et au Tchad), dans des manifestations ou sur les réseaux sociaux, n’est pas qu’une conséquence de la « guerre informationnelle » menée à l’égard de la France par la Russie. C’est surtout le résultat d’une longue histoire d’ingérences, d’incompréhensions et d’humiliations – de fantasmes aussi, parfois – qui constituent aujourd’hui un puissant levier de mobilisation, et qui font que la France est aujourd’hui inaudible, quoi qu’elle puisse dire.
Les putschistes sahéliens l’ont bien compris. Lors de sa prise de pouvoir en octobre 2022 au Burkina Faso, le capitaine Ibrahim Traoré avait fait pencher la balance en sa faveur en accusant la France de soutenir le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba. Il lui avait suffi d’affirmer que le chef de l’État (lui-même arrivé par les armes neuf mois plus tôt) se cachait au sein de la base de l’armée française pour que des milliers de manifestants descendent dans les rues de Ouagadougou et entérinent le coup d’État.
Au Niger, ce rejet de la France n’est pas la raison – pas plus qu’au Mali en 2020 et au Burkina Faso en 2022 – qui a poussé le général Abdourahamane Tiani à se mutiner, puis à convaincre le reste de l’armée de prendre le pouvoir. Mais ce dernier a très vite compris qu’il lui permettrait de gagner des partisans et ainsi de consolider son pouvoir dans un contexte de bras de fer avec la communauté internationale.
Dans un communiqué publié le 31 juillet, le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP), le nom que s’est donné la junte, a accusé – sans fournir les preuves – la France d’avoir signé des documents avec des responsables du régime déchu lui permettant d’effectuer des frappes afin de libérer le président Mohamed Bazoum. Dans plusieurs autres déclarations, la junte et ses partisans ont distillé l’idée que la France ferait tout pour « sauver » son allié. Une stratégie payante.
Le 30 juillet, des milliers de Nigériens sont descendus dans les rues de Niamey pour soutenir les putschistes. Très vite, ils ont scandé des slogans antifrançais – certains ont également brandi des drapeaux russes –, puis ils se sont dirigés vers l’ambassade de France, qu’ils ont prise pour cible. Ces actes ont poussé le gouvernement français à engager une opération d’évacuation de ses ressortissants installés dans le pays, ainsi que des ressortissants européens.
Depuis, de nombreuses organisations ont publié des communiqués soutenant le CNSP et accusant la France de vouloir s’ingérer dans les affaires intérieures du pays, voire de fomenter une intervention militaire. Le M62, une coalition d’organisations de la société civile qui réclame depuis plusieurs mois le départ des troupes françaises, a appelé la junte à « conditionner toute évacuation des Européens au départ immédiat des forces étrangères militaires ».
Plus surprenant, dans un communiqué qui a fait son effet au sein de la profession, le Syndicat national des enseignants-chercheurs et chercheurs du supérieur (Snecs), majoritaire dans les universités du pays, a lui aussi soutenu le CNSP, tout en dénonçant « le partenariat loin d’être franc et sincère » de la France, accusée de vouloir « vassaliser » le Niger. Un constat partagé depuis plusieurs années par de nombreux chercheurs nigériens.
« Aujourd’hui, s’opposer à la France est gage de réussite pour des putschistes, et c’est particulièrement le cas au Niger », déplore un ancien ministre de Mohamed Bazoum qui a requis l’anonymat pour sa sécurité. Plusieurs manifestations ont été organisées ces dernières années contre l’opération Barkhane. L’une d’elle avait abouti à la mort de trois personnes en novembre 2021 à Téra – tuées par les balles de l’armée française. Un aspect que le gouvernement français, mais aussi Bazoum lui-même, ont préféré ignorer ces derniers mois, en assumant publiquement la coopération militaire, en la présentant dans les médias comme le « laboratoire » de la nouvelle stratégie française au Sahel, et en faisant de Niamey la base la plus importante de l’armée française en Afrique de l’Ouest (1 500 hommes, mais aussi des drones et des avions de chasse).
Les erreurs de Paris
« Les soldats français étaient relativement discrets. Mais certains signaux auraient dû les alerter, souligne Ibrahim Yahaya, analyste à l’International Crisis Group. Beaucoup, dans l’entourage de Bazoum, estimaient qu’il assumait trop franchement la coopération militaire avec la France. Ils rappelaient que le sentiment antifrançais est très fort au Niger. Mais Bazoum ne les a pas entendus. »
Il y a quelques mois, un de ses conseillers (qui se fait discret aujourd’hui) évoquait les dangers d’une telle stratégie : « Le président est dans une situation très délicate. Il a pris le parti d’assumer son alliance avec la France, mais il sait que c’est très impopulaire. Dans les milieux militants et les milieux religieux, la colère gronde. C’est une équation complexe. Ce que l’on gagne en matière de lutte antiterroriste, on risque de le perdre sur le plan de la stabilité intérieure en alimentant la fronde. »
Le chercheur ouest-africain basé à Bamako abonde : « C’était risqué non seulement par rapport à la rue, mais aussi vis-à-vis des états-majors, où un certain nombre d’officiers souhaitaient s’émanciper de la tutelle française et diversifier les partenariats. »
Ce risque, Paris n’a pas voulu le prendre en compte. Et pour cause, selon l’ex-diplomate déjà cité, la France n’a cessé de se bercer d’illusions au sujet du Niger ces dernières années : « Les analyses françaises sont restées à la surface, considérant que Bazoum, parce qu’il avait hérité du pouvoir des mains de [Mahamadou] Issoufou [président de 2011 à 2021 – ndlr], était solidement installé au pouvoir, et qu’il était donc un allié fiable. C’était oublier, ou plutôt ignorer, les réalités sociologiques de ce pays : Bazoum est un Arabe qui n’a aucune assise électorale, qui ne fait même pas l’unanimité au sein du parti au pouvoir [le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme, PNDS – ndlr], et qui ne s’était imposé que parce que Issoufou l’avait choisi comme dauphin. C’était aussi ignorer les conditions dans lesquelles il a été élu en 2021 : c’était une parodie d’élection. »
C’est là l’autre erreur de la France, qui a pendant des années ignoré la dérive autoritaire du régime. Durant les deux mandats d’Issoufou, l’opposition, la société civile et des ONG internationales n’ont cessé de dénoncer les atteintes à la liberté d’expression, les intimidations, les arrestations arbitraires et la répression de tous les mouvements sociaux.
Dans un rapport publié en juin 2022, le collectif Tournons la page (TLP) documente une dégradation spectaculaire des libertés publiques « depuis le début de l’année 2014 ». Entre 2014 et 2022, TLP a comptabilisé au moins 53 manifestations interdites et au moins 1 091 personnes arrêtées et détenues, les séjours en prison allant de quelques heures à 19 mois. Plusieurs scandales de corruption impliquant des proches d’Issoufou ont également éclaté durant ces années. Les élections étaient régulièrement contestées.
Mais les critiques étaient toujours balayées d’un revers de main par les dirigeants et certains diplomates français, qui décrivaient le Niger comme un exemple démocratique, et qui répondaient par le mépris à celles et ceux qui alertaient sur ses dérives.
Immédiatement après le putsch, la France a suspendu sa coopération civile et militaire avec le Niger, fait savoir le ministère des Armées. Mais le rapatriement des soldats français n’est pour l’heure « pas à l’ordre du jour », précise-t-il. Une question, dès lors, se pose : quel rôle joueront ces 1 500 militaires si la Cedeao (communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) décide, comme elle l’a menacé, de mener une opération armée pour rétablir Mohamed Bazoum dans ses fonctions ?
Rémi Carayol