Tout a été dit, ou presque, sur la réforme des retraites, notamment par la rédaction de Mediapart (voir ici notre dossier et là notre émission spéciale). Ses injustices, en particulier pour les femmes qui le soulignent en manifestant ce 8 mars. Ses mensonges, ses incohérences, son irresponsabilité, son inactualité, son illégitimité, bref sa violence. À tel point que la communication gouvernementale n’a pas tenu longtemps devant le réquisitoire, aussi tranquille qu’impitoyable, de l’économiste Michael Zemmour (dont Mediapart eut la primeur), pas plus que, dans l’enceinte parlementaire, elle n’a su faire face aux trouvailles accablantes du député socialiste Jérôme Guedj.
Mais il n’a pas été suffisamment souligné combien la protestation contre cette réforme n’est pas une énième mobilisation, comme d’autres ou parmi d’autres. Son nombre et sa ténacité, sa détermination et sa durée, son exceptionnelle unité surtout prouvent qu’il ne s’agit ni d’un refrain ni d’une répétition.
Photo : Lors de la manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 7 mars 2023. © Photo Laurent Hazgui pour Mediapart
Celles et ceux qui, depuis deux mois, manifestent, font grève, approuvent ou soutiennent, ont compris les enjeux de cette bataille, décisifs pour l’avenir de notre pays, de sa cohésion future et de ses générations à venir. Ils sont triples : d’exigence sociale, de politique démocratique et, pour le dire tout net, de civilisation, au sens de l’imaginaire qui fait tenir une société, rassemblant ses membres dans une communauté de destin.
Le premier enjeu est social parce que la retraite est le patrimoine de celles et ceux qui n’en ont pas.
Il fallut la catastrophe universelle provoquée par l’absence d’entraves au profit, à l’exploitation et à l’oppression, pour que, sur les décombres du fascisme et du nazisme, naisse l’exigence d’une « sécurité sociale », afin de construire une société solidaire qui s’efforce de remédier aux injustices et aux inégalités. Dans son exposé des motifs, l’ordonnance du 4 octobre 1945 qui l’institue ancre cette prise de conscience dans le souci de permettre à celles et ceux qui n’ont pas de patrimoine, d’héritage ou de rente, en somme qui n’ont d’autre richesse que leur travail, d’envisager l’avenir sans inquiétude.
« La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes, y lit-on. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère. »
À échelle humaine, la retraite, l’âge auquel on y a droit comme le montant de ses pensions, est donc une conquête récente et fragile. Elle est la garantie que le travail, ses pénibilités, ses contraintes, ses souffrances, voire ses maladies professionnelles, ne sont pas le seul horizon d’une vie de femme ou d’homme n’ayant d’autre moyen de subsistance et de survie. Elle ouvre la porte non seulement d’une sécurité matérielle mais aussi d’une récompense en forme de temps et d’apaisement, de loisir et de disponibilité, sans compter le bénéfice inestimable des relations intergénérationnelles. En effet, des retraités protégés sont aussi des aïeuls protecteurs, au profit de leurs petits-enfants quand les parents cherchent encore leur voie.
Ces rappels d’évidence sont nécessaires tant les discours d’un pouvoir s’érigeant, pour promouvoir sa réforme, en défenseur prosélyte du travail, de sa valeur et de sa nécessité, frisent l’indécence. Comment oser faire la leçon à celles et ceux dont les retraites, issues des cotisations sur leurs propres salaires, sont le seul (et maigre) patrimoine accumulé, quand on se sait soi-même propriétaire, rentier, héritier, en somme fortuné ? Le droit d’être riche n’exclut pas le devoir d’être respectueux.
Faisant la synthèse des déclarations d’intérêts des membres du gouvernement d’Élisabeth Borne, Le Monde soulignait que, plus riche que celui d’Édouard Philippe en 2017, il comptait dix-neuf millionnaires, qu’une majorité d’entre eux figure parmi les 10 % des Français les plus riches et que ses ministres détiennent un patrimoine moyen de 1,9 million d’euros. En d’autres termes, aucun d’entre eux ne connaît l’inquiétude du lendemain. Sans compter le nombre d’entre elles et eux qui, à l’instar d’Olivier Dussopt, le ministre du travail, n’ont jamais connu le salariat, ses contraintes et ses souffrances, ayant eu le privilège de faire carrière par la seule politique professionnelle, non sans égarer en chemin leurs idéaux de jeunesse.
Le deuxième enjeu est démocratique parce que cette réforme piétine la légitimité politique des syndicats.
Le bulletin de vote n’est pas le fin mot de la démocratie : sauf à dépérir et à régresser, elle est un écosystème complexe et vivant qui ne se réduit pas à la délégation de pouvoir par l’élection. Seul maître à bord, du moins en théorie, le peuple souverain ne s’y exprime pas qu’en choisissant ses représentants.
Il est en droit de les mettre en cause en contestant, en protestant, en manifestant. Des contre-pouvoirs sont non seulement nécessaires mais surtout légitimes face au risque de l’abus de pouvoir d’élus qui voudraient confisquer à leur profit individuel la volonté collective. Ce principe démocratique vaut d’autant plus quand le pouvoir exécutif est monopolisé par une seule et même personne, détrônant le choix de tous par le désir d’un seul.
Constitutionnellement « démocratique et sociale », depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la République française a inscrit dans la loi la légitimité et la représentativité des organisations syndicales. Toujours en vigueur et actualisée depuis, cette loi du 11 février 1950 faisait suite à une première ébauche de reconnaissance en 1936 pendant le Front populaire qui fut remise en cause par l’État français de Vichy.
Les syndicats sont donc de plein droit des acteurs de la vie démocratique, aussi légitimes que les parlementaires. Ils le sont d’autant plus qu’ils expriment les volontés, espérances et revendications, d’un monde du travail qui n’est guère représenté à l’Assemblée nationale, sans parler du Sénat, où dominent les cadres et professions intellectuelles supérieures. De la Sécurité sociale (en 1945) à l’assurance-chômage (en 1958), les syndicats furent d’ailleurs les architectes de la protection sociale française, obligeant les gouvernants à agir au bénéfice du plus grand nombre.
L’entêtement du pouvoir à imposer sa réforme des retraites, malgré une opposition syndicale unanime, cache donc un enjeu politique : mettre un terme à cette reconnaissance de « la contribution essentielle des syndicats à la démocratie », comme l’ont rappelé trois chercheurs. Ces réformes à marche forcée, soulignent-ils, « ne font pas que dégrader les droits des salariés et des chômeurs. Elles s’attaquent à la légitimité même des organisations syndicales à participer au pilotage de la protection sociale ».
La victoire que cherche à obtenir Emmanuel Macron se place sur ce terrain politique : imposer une conception régressive et appauvrie de la démocratie, confiscatoire et autoritaire, qui en exclut les contre-pouvoirs sociétaux, au premier chef les syndicats, au bénéfice de la seule légitimité issue du scrutin présidentiel. Laquelle est pourtant bien pauvre et fragile puisque reposant sur un vote majoritairement négatif face au risque de l’extrême droite. Présidentialisme oblige, elle n’en impose pas moins son « coup d’État permanent » à des parlementaires qui, loin de proposer et d’inventer les lois, sont le plus souvent sommés de se plier docilement aux volontés du pouvoir exécutif, ainsi que l’illustre l’actuelle brutalisation de la représentation nationale.
Avec sa modération coutumière, le sociologue Pierre Rosanvallon, historiquement proche de la CFDT, n’en a pas moins contesté cette légitimité institutionnelle dont se revendique le président de la République. « Qualifier de légitime le projet de réforme des retraites, comme le fait Emmanuel Macron, a-t-il expliqué, est d’autant plus hasardeux que la légalité procédurale elle-même est fondée sur une donnée arithmétique qui, dans des sociétés aussi divisées que les nôtres, est de plus en plus fragile. Les majorités sont en effet devenues de plus en plus courtes et ce sont souvent des majorités négatives de second tour qui font passer au deuxième plan les programmes de premier tour. […] Dans un tel contexte, la légalité procédurale, certes, demeure, mais elle a davantage besoin, pour s’affirmer et fonctionner, de la légitimité morale et sociale. »
Façon polie de rappeler que, contrairement à ses dires, Emmanuel Macron n’a pas reçu de mandat explicite pour sa réforme des retraites et qu’il ne saurait l’imposer quand l’ensemble des organisations syndicales s’y opposent, dans un front uni sans précédent. Inédite depuis longtemps, cette unité est le bien le plus précieux du mouvement actuel, d’autant plus qu’elle est emmenée par des responsables, Laurent Berger pour la CFDT et Philippe Martinez pour la CGT, qui n’y ont aucun enjeu personnel, puisque tous deux sont en fin de mandat à la tête de leurs centrales.
De ce point de vue, l’expression de ses propres ambitions politiques par Jean-Luc Mélenchon au travers de surenchères vis-à-vis des syndicats ou de critiques de leurs dirigeants dessert la cause du mouvement social, en l’affaiblissant et en le divisant (lire l’analyse de Mathieu Dejean). L’histoire tragique du mouvement ouvrier, notamment face à la montée du fascisme au tournant des années 1930, devrait pourtant lui rappeler combien ces dynamiques unitaires, surmontant les divergences et les querelles, sont vitales quand, au contraire, les divisions sont fatales.
Photo : Lors de la manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 7 mars 2023. © Photo Laurent Hazgui pour Mediapart
Car c’est oublier qu’après l’échec amer du mouvement des gilets jaunes contre la vie chère, source de ressentiment et donc de confusion, la mobilisation actuelle est le seul levier pour construire une alternative populaire à la force politique qui, désormais, n’est plus seulement en embuscade mais déjà aux portes du pouvoir : le Rassemblement national et les extrêmes droites qu’il fédère.
Le troisième enjeu est civilisationnel parce que l’entêtement du pouvoir fait le lit et le jeu de l’extrême droite.
Il n’est pas indifférent que Laurent Berger et Philippe Martinez aient commencé par afficher leur unité en signant une tribune commune, en avril 2022, pour alerter « sur le péril que représentent Marine Le Pen et son parti ». Et il n’est pas inutile de la relire tant elle affiche un accord de fond sur des principes politiques et des valeurs démocratiques.
« Le Rassemblement national n’a pas changé, affirmaient les deux dirigeants syndicaux. Comme le Front national en son temps, il est profondément ancré dans l’histoire de l’extrême droite française, raciste, antisémite, homophobe, et sexiste. Tout son programme est centré sur le rejet de l’autre et le repli sur soi. La préférence nationale, rebaptisée priorité nationale, est au cœur de chacune de ses propositions. En l’inscrivant dans la Constitution comme elle le promet, Marine Le Pen souhaite saper un des fondements de notre République, l’égalité entre tous les citoyens. Nous ne voulons pas de cette société-là. Tous les jours, nos équipes se battent pour lutter contre les discriminations, quelles qu’elles soient. Ce contre-pouvoir, Marine Le Pen a pour projet de le faire disparaître. En favorisant l’émergence d’une myriade de petits syndicats “maison” corporatistes, elle veut affaiblir les organisations syndicales représentatives et limiter la défense des salariés.
Elle fera de même, n’en doutons pas, avec toute la société civile organisée qui se dressera sur sa route. Son projet revient sur des droits fondamentaux pour les femmes gagnées par les associations et les syndicats, n’intègre aucune mesure pour lutter efficacement contre le réchauffement climatique qui menace l’avenir de notre planète. Il affiche en revanche une complaisance, voire une solidarité avec beaucoup d’autocrates d’hier et d’aujourd’hui qui restreignent les libertés individuelles (Orbán, Bolsonaro, Trump…) ou n’hésitent pas à entrer en guerre pour étendre leur territoire (Poutine).
Nous sommes deux acteurs engagés qui croient, malgré leurs divergences, à la force du dialogue et à l’action collective pour construire une société plus juste. Nous sommes deux responsables d’organisations qui ne se résignent pas à voir l’extrême droite au pouvoir. Le Rassemblement national est un danger pour les droits fondamentaux des citoyens et des travailleurs. Il ne peut pas être considéré comme les partis républicains, respectueux et garants de notre devise, liberté, égalité, fraternité. Ne lui confions pas les clés de notre démocratie, au risque de les perdre. »
Emmanuel Macron qui fut électoralement le bénéficiaire de cette prise de position, élu pour la seconde fois afin de faire barrage à l’extrême droite, ferait bien de relire cette tribune, tout comme celles et ceux qui accompagnent sa fuite en avant de pompier pyromane. Loin d’éteindre l’incendie qui couve – l’arrivée en 2027 de l’extrême droite à la présidence de la République française –, sa politique du coup de force l’alimente et l’entretient. D’abord parce qu’elle désespère, démobilise et démoralise celles et ceux dont le vote a été trompé, le président faisant comme s’il avait obtenu un chèque en blanc et ne tenant pas compte de la diversité politique des suffrages qu’il a engrangés. Mais, plus essentiellement, parce que l’idéologie qui l’anime, faite de compétition et de concurrence, de force et de domination, porte un imaginaire politique qui, loin de s’opposer à celui de l’extrême droite, lui prépare le terrain.
L’idéologie du macronisme relève en effet du « darwinisme social ». Trahissant la pensée de Charles Darwin – en faisant de la sélection le moteur des sociétés humaines, alors même que le naturaliste avait montré combien l’entraide est au ressort de la nature –, cette vision du monde valorise les gagnants et les conquérants, les forts et les ambitieux, les champions et les puissants, au détriment des perdants et des faibles, des hésitants ou des modestes. De façon plus anecdotique, on la retrouve dans les sorties présidentielles qui ont si souvent choqué, par exemple sur les gens « qui ne sont rien » ou sur la rue qu’il suffirait de traverser pour trouver du travail.
Or les travaux récents de deux historiens français ont mis en évidence le cousinage de cette idéologie, qui valorise le combat et la lutte pour s’imposer et réussir, et de l’imaginaire hiérarchique propre à l’extrême droite. Tandis que Grégoire Chamayou fait, dans La Société ingouvernable, la généalogie du libéralisme autoritaire impulsé aux États-Unis par les milieux d’affaires dès les années 1970, Johann Chapoutot, dans Libres d’obéir, fait même remonter au national-socialisme allemand celle du management entrepreneurial. Abordant le nazisme non comme une réalité politique monstrueuse qui serait définitivement révolue et, de plus, étrangère à nos sociétés, Chapoutoty voit « l’image déformée et révélatrice d’une modernité devenue folle » : « Le nazisme n’est ni un ovni tombé du ciel ni une foudre qui se serait malencontreusement abattue sur l’Europe. C’est le produit d’une maturation culturelle propre à l’Occident capitaliste libéral, dont il est l’une des expressions. »
Dès lors, combattre l’extrême droite suppose de lui opposer un imaginaire radicalement concurrent qui n’accoutume pas à son idéologie identitaire de l’inégalité où des groupes humains, des civilisations, des origines, des croyances, des apparences, des genres, etc., sont par nature supérieurs à d’autres. Ce n’est certainement pas avec la politique dont le coup de force des retraites est le symbole emblématique que l’on conjurera le risque de l’avènement d’un régime reposant sur cette loi des plus forts.
C’est, à l’inverse, dans le barrage à cette réforme que se construit la seule alternative qui vaille : celle d’une société solidaire. Et c’est pourquoi il faut y jeter toutes nos forces.
Edwy Plenel