Dix jours à peine après le débarquement à Toulon des 234 rescapé.es de l’Ocean Viking - et malgré les annonces du ministre de l’intérieur affirmant que toutes les personnes non admises à demander l’asile en France seraient expulsées et les deux tiers des autres « relocalisées » dans d’autres pays de l’Union européenne - il apparaît qu’à l’exception de quatre d’entre elles, toutes sont désormais présentes et libres de circuler sur le territoire français, y compris celles qui n’avaient pas été autorisées à y accéder. Ce bilan, qui constitue à l’évidence un camouflet pour le gouvernement, met en évidence une autre réalité : le sinistre système des « zones d’attente », qui implique d’enfermer systématiquement toutes les personnes qui se présentent aux frontières en demandant protection à la France, est intrinsèquement porteur de violations des droits humains. Depuis 2016, la principale association pouvant accéder aux zones d’attente, l’Anafé, le rappelle : « il est illusoire de penser pouvoir [y] enfermer des personnes dans le respect de leurs droits et de leur dignité ». Ce qui s’est passé dans la zone d’attente créée à Toulon en est la démonstration implacable.
Pour évaluer a posteriori la gestion à la fois calamiteuse et honteuse du débarquement des naufragé.es sauvé.es par le navire de SOS Méditerranée, il faut rembobiner le film :
• Poussé dans ses ultimes retranchements mais y voyant aussi l’occasion de donner une leçon à l’Italie sur le grand théâtre des postures nationales vertueuses, le gouvernement annonce le 10 novembre sa décision d’autoriser « à titre tout à fait exceptionnel » l’Océan Viking à rejoindre un port français pour y débarquer les 234 exilé.es qui, ayant échappé à l’enfer libyen puis à une mort certaine, ont passé trois semaines d’errance à son bord. « Il fallait que nous prenions une décision. Et on l’a fait en toute humanité », a conclu le ministre de l’intérieur.
• Preuve que les considérations humanitaires avancées n’ont rien à voir avec une décision manifestement prise à contrecœur, le ministre l’assortit aussitôt de la suspension « à effet immédiat » de la relocalisation promise en France de 3 500 exilés actuellement sur le sol italien : sous couvert de solidarité européenne c’est bien le marchandage du non-accueil qui constitue l’unique boussole de cette politique du mistigri.
• Preuve, encore, que la situation de ces naufragé.es pèse de peu de poids dans « l’accueil » qui leur est réservé, une « zone d’attente temporaire » est créée, incluant la base navale de Toulon, où leur débarquement, le 11 novembre, est caché, militarisé, « sécurisé ». Alors même qu’ils ont tous expressément déclaré demander l’asile, ils sont ensuite enfermés dans un « village vacances » sous la garde de 300 policiers et gendarmes, le ministre prenant soin de préciser que, pour autant, « ils ne sont pas légalement sur le territoire national ». Les 44 mineurs isolés présents à bord seront finalement pris en charge par le département quelques heures après leur débarquement et un bref passage en zone d’attente.
• La suspicion tenant lieu de compassion, débutent dès le 12 novembre, dans des conditions indignes et avec un interprétariat totalement déficient, des auditons à la chaîne imposant à ces rescapé.es de répéter à différents services de police puis à l’Ofpra, pour certain.es jusqu’à six fois de suite, les récits des épreuves jalonnant leur parcours d’exil, récits sur le fondement desquels seront triés ceux dont la demande d’asile pourra d’emblée apparaître « manifestement infondée », justifiant autant de refus de les laisser accéder sur le territoire de la même République qui prétendait, quelques heures auparavant, faire la preuve de son humanité.
• De fait, lors de la séance des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, le ministre de l’intérieur annonce dès le 15 novembre qu’au moins 44 rescapés seront renvoyés dans leur pays d’origine. Il va vite en besogne : au moment où il s’exprime, les juges des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Toulon examinent les demandes de la police aux frontières d’autoriser le maintien de chacun des exilés dans la zone d’attente au-delà du délai initial de quatre jours.
• Si quelques dizaines de demandes d’entrée sur le territoire, déjà examinées entre-temps, n’ont pas été considérées comme « manifestement infondées », ce sont encore plus de 130 demandes de prolongation du maintien en zone d’attente qui doivent être absorbées par la juridiction toulonnaise, rapidement embolisée par cet afflux de dossiers. Dans l’impossibilité de statuer dans les 24 heures de leur saisine comme l’impose la loi [1], les juges n’ont d’autre solution que de « constater leur dessaisissement » et, en conséquence, d’ordonner la mise en liberté de l’immense majorité des personnes conduites devant eux.
• Le calvaire pourrait s’arrêter là pour les exilé.es, toujours sous étroite garde policière et maintenant perdu.es dans les arcanes de procédures incompréhensibles, mais le procureur de la République de Toulon fait immédiatement appel de toutes ces ordonnances de mise en liberté, sans doute soucieux que les annonces du ministre ne soient pas contredites par des libérations en masse.
• Cette fois c’est la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, sommée de statuer envers et contre tout sur la régularité et les justifications de ces maintiens en zone d’attente, qui est soumise au train d’enfer imposé par la gestion de l’accueil à la française. Entre le 16 et le 17 novembre ce sont 124 dossiers qui sont examinés au pas de charge après que les personnes concernées ont été conduites en bus depuis Toulon jusqu’à Aix-en-Provence pour être maintenues parquées dans un hall de la Cour d’appel pendant de longues heures et jusque tard dans la nuit.<
• Les faits étant têtus et la loi sans ambiguïté, les juges d’appel confirment que leurs collègues de Toulon n’avaient pas d’autre choix que de constater leur dessaisissement et valident les mises en liberté prononcées, si bien que, dans l’atmosphère feutrée d’une audience au Conseil d’État, le représentant du ministère de l’intérieur reconnaît du bout des lèvres, le 18 novembre, qu’entre 12 et 16 personnes seulement restent maintenues en zone d’attente. D’autres seront encore remise en liberté dans les heures qui suivent, soit par la Cour d’appel soit par le tribunal administratif de Toulon qui considérera que certaines des demandes d’accès à la procédure d’asile rejetées par l’Ofpra n’étaient finalement pas si mal fondées.
• Quatre personnes étaient encore maintenues en zone d’attente le 22 novembre, que le ministère de l’intérieur entend toujours refouler dans leur pays d’origine et dont le sort est plus qu’incertain, ce sinistre épisode toulonnais étant susceptible d’avoir lourdement aggravé le risque qu’elles soient victimes de persécutions dans leur pays d’origine.
« Tout ça pour ça » : après avoir choisi la posture du gardien implacable de nos frontières qu’un instant de faiblesse humanitaire ne détourne pas de son cap, le gouvernement doit maintenant assumer d’avoir attenté à la dignité de ceux qu’il prétendait sauver et aggravé encore le sort qu’ils avaient subi. Il faudra bien qu’il tire les leçons de ce fiasco : la gestion policière et judiciaire de l’accueil qu’implique le placement en zone d’attente se révélant radicalement incompatible avec le respect des obligations internationales de la France, il n’y a pas d’autre solution - sauf à rejeter à la mer les prochains contingents d’hommes,de femmes et d’enfants en quête de protection - que de renoncer à toute forme d’enfermement à la frontière.
Signataires :
Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE)
Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé)
Association pour la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles et trans à l’immigration et au séjour (Ardhis)
La Cimade
Groupe d’information et de soutien des immigré.es (Gisti)
Ligue des droits de l’Homme (LDH)
Syndicat des avocats de France (SAF)
Syndicat de la magistrature (SM)