L’Italie vote le 25 septembre, et la coalition électorale des droites est déjà annoncée gagnante. Fait nouveau, la force dominante de cet attelage pourrait bien être Fratelli d’Italia (« Frères d’Italie »), le parti post-fasciste de Giorgia Meloni, dont les chances de devenir cheffe de gouvernement seraient alors réelles.
En l’espace d’une génération, la force propulsive de l’arc des droites, formé au début des années 1990, aura donc été transférée de la démagogie néolibérale de Silvio Berlusconi et de son parti-entreprise Forza Italia à l’héritière en ligne directe d’une famille politique ennemie de l’égalité naturelle, antipluraliste et animée par des ambitions totalitaires.
Pour comprendre comment un tel glissement a été possible, Mediapart s’est entretenu avec Stéfanie Prezioso. Devenue députée de la gauche radicale en Suisse en 2019, elle est professeure d’histoire contemporaine et a travaillé sur les dynamiques entremêlées du fascisme et de l’antifascisme. Elle a récemment publié, sur le site New Politics, une longue réflexion sur la « contre-révolution » à l’œuvre dans la vie politique italienne.
Dans la presse et parmi les commentateurs, le vocabulaire se fait parfois changeant pour évoquer le parti de Giorgia Meloni. Il est question d’extrême droite, de post-fascisme, de néofascisme… Lequel vous paraît le plus pertinent ?
Stéphanie Prezioso : Il est vrai que les débats terminologiques sont légion. Ils ne sont pas rendus faciles par la charge historique extrêmement forte du mot « fascisme », dont l’utilisation est souvent soupçonnée d’être abusive, et peut parfois nous éloigner d’une analyse concrète de ce que nos sociétés vivent aujourd’hui.
Je suis assez d’accord avec l’intellectuel Angelo Tasca (1892-1960), qui affirmait dans un texte de 1938 que pour comprendre le fascisme, il fallait en faire l’histoire [communiste antistalinien puis socialiste réfugié en France, Tasca a fini par s’allier au régime de Vichy – ndlr]. De ce point de vue, la notion de « post-fascisme » me paraît peut-être la plus appropriée, car la plus dynamique, pour désigner des forces comme la Ligue de Matteo Salvini et surtout les Frères d’Italie de Giorgia Meloni.
Le terme, qui a notamment été promu par l’historien Enzo Traverso, rend compte d’un phénomène politique en transition, en partie façonné par un héritage fasciste issu du XXe siècle, jouant néanmoins avec les règles du jeu de la démocratie libérale, et dont on ne sait pas encore sur quoi il va déboucher. Pour ma part, j’ai aussi choisi de parler de « contre-révolution rampante », pour désigner le ressac nationaliste, raciste, réactionnaire et patriarcal qui menace les régimes démocratisés, et l’Italie au premier chef.
Selon vous, Silvio Berlusconi a joué le rôle d’un docteur Frankenstein à l’égard du post-fascisme qui pourrait triompher le 25 septembre. De quelle manière ?
Berlusconi est arrivé sur la scène politique italienne pile au bon moment. Tous les partis qui avaient fondé la Première République étaient dans la tourmente, notamment en raison de l’opération anticorruption Mains propres, dans un contexte d’effondrement du bloc communiste et de perte d’horizon à gauche. Les allégeances électorales sont alors profondément ébranlées, dans tous les camps existants.
Berlusconi s’est présenté comme un entrepreneur qui descend sur le terrain politique par amour pour la patrie, en devant abandonner son entreprise pour sauver le pays. Et il a vendu ce récit au moyen d’une machine publicitaire très importante. Il est alors le porteur par excellence d’une humeur « antipolitique », quand bien même des responsables politiques de l’époque l’avaient aidé à se constituer sa fortune.
Or, Berlusconi est aussi celui qui a associé des familles de droite qui n’étaient pas censées pouvoir travailler ensemble, parce qu’elles ne partageaient pas les mêmes cultures initiales, ni n’étaient nées sur les mêmes clivages. Il a ainsi bâti un attelage politique avec la Ligue du Nord d’Umberto Bossi, qui présentait l’avantage de mordre de plus en plus sur les vieux bastions de la démocratie chrétienne, mais dont le leader affirmait qu’il n’avait « rien à voir avec les fascistes », et avec le Mouvement social italien (MSI) de Gianfranco Fini, clairement issu de la mouvance fasciste.
Rappelons que quand le MSI lance une manifestation à Rome en 1992, contre la corruption, il le fait en plein mois d’octobre, dans un clin d’œil appuyé à la marche sur Rome [cet épisode de 1922 par lequel les troupes paramilitaires de Mussolini ont facilité son accès au pouvoir et la mise en place de son régime – ndlr]. Le quotidien la Repubblica titrait alors : « Il faut les arrêter et tout de suite. » Et en 1994, au moment où Berlusconi et ses alliés parviennent à la tête du gouvernement, le New York Times affirme : « Après 50 ans, les fascistes sont à nouveau au pouvoir en Italie. »
Tous les acteurs étaient donc déjà en place, et les craintes à leur égard déjà existantes, il y a trente ans…
Oui ! Ce qui me frappe, c’est que depuis près de trois décennies, on a peu ou prou affaire à la même constellation, quelles que soient les tensions en son sein. Et pourtant, à chaque élection ou presque, on lit des analyses qui s’inquiètent de savoir si le fascisme, né dans ce pays, n’arrive pas aux portes du pouvoir. C’était particulièrement le cas lorsque Matteo Salvini, le successeur d’Umberto Bossi à la tête de la Ligue, était devenu l’homme fort de la droite avant les élections de 2018.
Mais cela fait bien longtemps que toutes les forces de droite, et les post-fascistes parmi elles, font cause électorale commune afin d’obtenir une majorité pour occuper le pouvoir.
Ce « moment Frankenstein » de Berlusconi dans les années 1990, vous le reliez également à la montée d’un révisionnisme historique concernant la période fasciste. Quelles formes a-t-il prises ?
Il faut d’abord mentionner le contexte général dans lequel s’est épanoui le révisionnisme proprement dit. À partir des années 1980, il y a eu, sur la scène intellectuelle italienne comme dans d’autres pays comme la France, une mise en cause des phénomènes révolutionnaires et des luttes des dominés. On se souvient du livre de François Furet, Le Passé d’une illusion. Le révisionisme se présente alors comme la mise en cause d’une historiographie soi-disant dominante, qualifiée de marxiste au nom d’un débat « dépassionné » et « serein ».
Cette « nouvelle » historiographie condamne tout processus révolutionnaire en fonction d’un cadre interprétatif dans lequel le rejet anhistorique de la violence révolutionnaire a favorisé la mise en cause des résistances au fascisme ainsi que la mise en équivalence des deux camps, voire l’attribution en définitive des responsabilités de la violence aux seuls antifascistes. L’anticommunisme et « l’anti-antifascisme » en constituent le ciment idéologique. Les livres de Pio Moa sur la guerre civile espagnole, dont il est à nouveau question aujourd’hui en France, ou ceux de Giampaolo Pansa sur le Sang des vaincus en Italie, en sont les exemples les plus caricaturaux.
De manière plus spécifique ensuite, le discours commun sur l’identité nationale italienne s’est construit sur l’idée que les Italiens sont des « braves gens ». Pour le dire différemment, la « présomption d’innocence » du peuple italien a été établie comme un élément incontesté de l’identité républicaine. C’est d’ailleurs la seule exception à l’absence d’une identité nationale solide dans la péninsule.
Quelles sont les conséquences de ce cliché sur les « braves gens » ?
Cette vision rend impossible d’affirmer que les Italiens auraient été partie prenante de l’entreprise de mort, raciste et impérialiste, qu’a été le fascisme. Elle est si puissante qu’elle a même imprégné des pans entiers de l’antifascisme – pourquoi les partisans auraient-ils lutté, si ce n’est pour préserver cette italianité ? Pour se légitimer, des antifascistes ont donc avancé que les Italiens ne portaient pas de responsabilité dans ce qu’a fait le régime mussolinien, un peu comme les gaullistes ont accrédité le mythe d’une France globalement résistante.
Dans beaucoup de discours, le fascisme a ainsi été construit comme une sorte de réalité extérieure à l’italianité. Là-dessus, s’est développé le révisionnisme de l’historien Renzo De Felice, qui a insisté sur l’idée de « zone grise ». En gros, à côté des résistants et des fascistes qui se sont affrontés dans la guerre civile de 1943-45, il y aurait eu une immense masse de la population victime des deux côtés (et donc y compris des antifascistes). De Felice en a tiré la conclusion que les antifascistes étaient illégitimes pour raconter l’histoire du fascisme.
Voilà l’ambiance dans laquelle le MSI est arrivé au gouvernement dans les bagages de Berlusconi en 1994. Par nécessité politique, la droite a lancé des appels à une pacification rétrospective du fascisme et de l’antifascisme, en insistant sur l’antifascisme plus lourdement encore que sur le fascisme, ce qui est évidemment un comble. C’est une critique anhistorique de la violence qui a été utilisée pour mettre tous les acteurs de la guerre civile sur le même plan moral.
Et pendant ce temps, la télévision italienne n’hésitait pas à inviter la famille de Mussolini en plateau, pour le dépeindre comme un « brave homme », semblable aux « braves gens » que sont les Italiens en général. De manière générale, il y a eu une entreprise de relativisation de la dimension criminelle et raciste du fascisme italien, dont les différences avec le nazisme ont été soulignées et grossies.
Plus récemment, à la suite de la grande crise économique de 2009, le Mouvement Cinq Étoiles (M5S) a fait irruption dans le paysage politique italien. À vous lire, il a contribué à la normalisation du post-fascisme en Italie. Pourtant, il a aussi véhiculé des demandes démocratiques et écologistes.
Je fais une différence entre la base du M5S et ses dirigeants. Il est clair que parmi ceux qui ont été attirés par les mobilisations de Beppe Grillo [l’humoriste fondateur du M5S – ndlr], certains avaient déjà suivi, au début des années 2000, les girotondi, ces rondes populaires lancées par le cinéaste Nanni Moretti autour des bâtiments publics, pour défendre les valeurs de gauche en dépit des appareils déconsidérés.
Déjà à l’époque, le mouvement se disait au-delà de la politique et de la gauche, puisque celle-ci n’apparaissait plus comme acceptable. On se souvient que Moretti est l’auteur de cette superbe scène dans laquelle il supplie l’ex-communiste Massimo D’Alema, qu’il regarde à la télévision, de « dire quelque chose de gauche ». Quelques années plus tard, une partie de cette contestation s’est retrouvée dans le mouvement du « peuple violet » contre Berlusconi. Et quelques années plus tard encore, elle nourrissait les référendums contre la privatisation de l’eau.
En fait, depuis la fin des années 1990, l’Italie n’a cessé d’être en ébullition. Le problème, c’est que ces mobilisations n’ont jamais trouvé une voie d’organisation pour transformer la colère en participation et en représentation politiques. Beppe Grillo et le M5S se sont présentés comme cette voie, alors que, dans la réalité, leur orientation politique n’avait rien à voir avec les mouvements d’émancipation sociale. Au contraire, nombre de leurs discours ont légitimé des thèses néolibérales, antisyndicales, mais aussi anti-immigration.
Rhétoriquement, le M5S a certes surfé sur des sentiments et des cultures politiques aux allures progressistes, comme l’antiberlusconisme ou la revendication d’une démocratie directe. Mais, dans les faits, il a piétiné les valeurs qui y étaient associées. Son public a toujours été considéré comme un magma indistinct et passif. Et les responsables du M5S ont contribué à brouiller les repères politiques de ce public, par exemple en s’appropriant des dates symboliques de la mémoire antifasciste, pour véhiculer des mots d’ordre en contresens total avec ce qu’elles commémorent.
Il est vrai que le M5S n’aurait pas prospéré sans le vide laissé par la gauche. Mais je pense aussi que sa présence a empêché le surgissement et le développement d’authentiques mouvements de gauche durant ces 15 dernières années.
Parlons justement de la gauche. Si une dirigeante post-fasciste menace de devenir cheffe de gouvernement, c’est aussi en raison de la faiblesse de ce camp. Il est même frappant de voir à quel point son pôle de radicalité est aujourd’hui réduit à l’état de miettes, quand on sait ce qu’a été la puissance idéologique et culturelle du communisme italien. Cette incapacité durable à se relever est assez vertigineuse…
La situation de la gauche italienne est un drame. On est effectivement en droit de se demander ce qu’il s’est passé pour en arriver à la débâcle contemporaine, alors que le Parti communiste italien (PCI) comptait entre un et deux millions de membres jusqu’en 1990, tout en étant quasiment le seul parti sérieusement implanté dans toute la péninsule. Sans parler de la force de sa culture militante et de la mouvance intellectuelle qui l’accompagnait.
Malgré ces aspects impressionnants, le PCI des années 1970 et 1980 a en fait manqué des rendez-vous avec une partie du monde du travail, qui était en train de changer sous l’effet des nouvelles générations, des migrations internes à l’Italie du sud vers le nord… Ce n’est pas pour rien qu’il s’est fait dépasser sur sa gauche avec la formation d’une extrême gauche puissante, qui prenait une part active dans les fortes mobilisations de ces années.
Après la disparition d’Enrico Berlinguer en 1984, le PCI s’est acheminé toujours plus résolument vers la constitution d’un parti travailliste de centre-gauche, une orientation qui avait toujours existé au sein du parti, mettant carrément au rebut la culture et les valeurs de celui-ci. Au bout de cette voie, il y a eu Matteo Renzi, enfant de la fusion entre ce PCI reconverti et ce qui restait de la démocratie chrétienne.
Le problème, c’est qu’il n’y a pas eu de sursaut semblable à ce qu’il s’est produit en France, autour de l’Union populaire et maintenant de la Nupes. Le parti Refondation communiste a été populaire pendant un temps, notamment en apparaissant comme le leader des mobilisations altermondialistes qui s’étaient données à voir à Gênes en 2001. Mais sa participation au pouvoir a déçu, tout élan a été brisé, et depuis on observe, un brin désespérés, les décompositions/recompositions d’une gauche alternative qui tente malgré tout d’ouvrir une voie.
Il y a tout de même eu des initiatives intéressantes, en lesquelles j’ai cru, comme Potere al popolo ! (Le pouvoir au peuple) en 2018. Mais rien n’a décollé. Parmi les raisons qui expliquent cet échec durable, il ne faut pas négliger, à mon sens, la dégradation des conditions de travail à l’œuvre dans l’Italie de ces 20 dernières années. Le terreau favorable à des mobilisations en a été d’autant plus réduit. Plus que d’autres pays, le nôtre est par exemple marqué par une forte proportion de jeunes qui ne sont ni dans l’emploi ni dans le système éducatif.
On a beaucoup parlé des 30 dernières années pour expliquer ce qui a rendu possible le niveau élevé du post-fascisme aujourd’hui, mais n’y a-t-il pas des racines encore plus profondes ? Êtes-vous d’accord avec l’historien Emilio Gentile qui affirme que le fascisme n’a en fait jamais disparu ?
C’est la réalité. Officiellement, la Constitution italienne entrée en vigueur en 1948 interdit la reconstitution du parti fasciste sous quelque forme que ce soit – une disposition que Berlusconi et ses alliés ont d’ailleurs essayé d’éliminer. Mais le MSI est fondé en 1946, et dès 1948, il accède au Parlement. On y trouve des gens comme Giorgio Almirante, qui ont soutenu les lois antisémites sous Mussolini, ainsi que pris une part active à la République de Salò et à la répression des partisans – et d’autres – durant la guerre civile de 1943-45.
La procédure d’amnistie soutenue par Palmiro Togliatti [le dirigeant du PCI jusqu’en 1964 – ndlr] a par ailleurs permis de libérer des milliers de criminels de guerre. Parmi eux, certains ont publié leurs mémoires et défendu leurs choix de manière tout à fait explicite. C’est notamment le cas de Rodolfo Graziani, ministre de la défense de la République sociale italienne, responsable de massacres en Libye et en Éthiopie, qui a publié en 1947 J’ai défendu la patrie. C’est leur héritage que revendiquent ceux qui continuent à se recueillir sur ce qui fait office de tombe de Mussolini.
Alors oui, on peut soutenir que la droite fasciste n’a jamais disparu de la société italienne, y compris après la fin de l’ère fasciste proprement dite. Cela a été moins souligné que dans le cas autrichien, où la dénazification et le travail mémoriel ont été bien en deçà de ce qui fut accompli en Allemagne. La force du PCI et de la culture antifasciste en général a quelque peu masqué cette persistance en Italie.
Pourtant, l’écrivain et cinéaste Pasolini le disait déjà : plus que les nostalgiques de l’ère mussolinienne, ce qui est inquiétant, c’est ce qui est resté de la culture fasciste dans la politique italienne tout au long de ces années. Et qui aboutit aujourd’hui à quelque chose qui s’en rapproche, sans être totalement identique.
Fabien Escalona