Pour la toute première fois de sa vie, le dimanche 24 avril, Joyce glissera un bulletin « Marine Le Pen » dans l’isoloir. « C’est terrible, je suis effondrée. Mais pleurer ne sert pas à grand-chose »,concède cette enseignante des Hauts-de-Seine qui a vécu les résultats du premier tour comme un drame. « J’y croyais. Chez moi, j’ai participé au dépouillement. J’espérais revivre l’élection de 1981 », confie-t-elle. Comme beaucoup de ses collègues de gauche, elle avait parié sur la candidature de Jean-Luc Mélenchon, mais à présent, sa seule ambition est d’éjecter le président sortant, quoi qu’il en coûte. « Voter Macron, c’est impossible. Depuis dimanche, c’est le cauchemar. Son arrogance, son mépris, ses petites phases, il a déjà tout détruit », lâche Joyce.
Dans son esprit, elle échafaude un roman d’anticipation à haut risque : « Si Le Pen passe, il y a une chance pour qu’elle n’ait pas la majorité lors des législatives. Il va y avoir une levée de boucliers. Il y aura un vrai contre-pouvoir, et les députés pourront enfin faire leur travail de députés : débattre, proposer, voter... Aujourd’hui, on a l’impression que le débat est confisqué », déplore l’enseignante. À l’inverse, si Macron rempile pour un second mandat, Joyce assure qu’elle pourrait quitter le pays : « Si Macron passe, je me tire ! De toute façon, je suis bientôt à la retraite. »
Bien sûr, cette idée de « barrage anti-Macron » ne fait pas l’unanimité dans les salles de profs ; mais celle d’un « barrage anti-Le Pen » non plus. Luc Rouban, spécialiste de la fonction publique au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et directeur de recherches au CNRS, livre à Mediapart quelques détails tirés d’une « enquête électorale » réalisée entre le 2 et le 4 avril par l’entreprise de sondages Ipsos (pour le Cevipof, la fondation Jean-Jaurès et Le Monde, via Internet et sur un échantillon dit « représentatif » de 12 600 personnes) : 46 % des 714 enseignant·es « enquêté·es » avaient l’intention de voter à gauche au premier tour (Mélenchon, Jadot, Roussel, Hidalgo, Poutou ou Arthaud) ; 34 % de voter à droite (Macron ou Pécresse) ; et 19 % à l’extrême droite (Le Pen, Zemmour, Dupont-Aignan). À l’image de la société, les enseignantes et enseignants voteraient ainsi plus à droite qu’avant.
Pour le second tour, en cas de duel Macron-Le Pen, 48 % affirmaient alors vouloir voter pour le président sortant (contre 68 % en 2017), 22 % pour la candidate d’extrême droite (contre 11 % en 2017), 30 % voter blanc, nul ou s’abstenir (contre 21 % il y a cinq ans). « Cela veut dire qu’il y a, à la fois, une montée de la droite radicale dans les intentions de vote des enseignants et une certaine critique de Macron », résume Luc Rouban.
Abstention ou vote blanc
Chez les enseignant·es de gauche interrogé·es par Mediapart (ayant voté pour des candidat·es de gauche le 10 avril), il s’agit même d’une vraie colère. Car ces cinq dernières années, les profs ont croulé sous le poids des couacs, des réformes libérales et des petites phrases ; le nouveau bac, la gestion désastreuse du protocole sanitaire, le manque de personnel, Parcoursup ou ces annonces lancées à la va-vite sous les palmiers d’Ibiza leur restent en travers de la gorge. Et ce ne sont pas les spams de l’équipe de campagne du président sortant, envoyés le 8 avril, qui les ont apaisés. Ainsi, sur la dizaine de personnes qui nous ont confié leurs réflexions et leurs angoisses, beaucoup envisagent l’abstention ou le vote blanc dans une semaine.
Tout comme en 2017, Anthony de Souza, par exemple, ne compte pas se rendre aux urnes pour le second tour. Ce professeur des écoles de Montpellier, qui milite auprès du SNUipp-FSU mais partage ici son opinion personnelle, refuse de choisir. « Voter Macron, ça n’a rien d’un barrage quand on voit ce qu’il a fait pendant cinq ans. Je me suis senti méprisé à plusieurs reprises pendant ce quinquennat. Alors, pour moi, c’est un choix impossible. Ces deux votes me révulsent », argue le jeune homme, écœuré à l’idée de « renforcer la victoire de celui qui remportera ce duel ».
Même attitude chez Sandrine, enseignante de Segpa en Haute-Savoie, qui avait aussi opté pour Mélenchon au premier tour. « Nous avons subi le mépris de Blanquer au quotidien. Je pense notamment à Samuel Paty : la réaction du ministère a été en dessous de tout. J’ai aussi le souvenir du président qui lui rend hommage avec une photo des deux guignols dans la main [les youtubeurs Mcfly et Carlito – ndlr]. Et puis la casse de l’école publique... Aucune de nos revendications n’a été écoutée ! », énumère l’enseignante, qui avait toujours voté contre le FN, puis contre le RN, jusqu’ici. « Je ne m’étais jamais abstenue. Je faisais partie de ces gens qui disaient qu’il était très important de voter... » Un réflexe citoyen dont le sens, désormais, lui échappe.
Fin scrutateur des multiples dérapages du gouvernement sortant, Guillaume abonde : « Macron porte une lourde responsabilité dans la montée de l’extrême droite. Quand on voit la chasse au “wokisme”, la politique menée contre les “gilets jaunes”, le saccage des tentes à Calais, l’insulte sur les kwassa-kwassa de Mayotte... Il a mené une politique ultra-méprisante pour flatter l’électorat du RN », argumente l’homme, qui enseigne l’histoire à Gignac, dans l’Hérault.
En colère contre la Ve République
Mais s’il partage le diagnostic, le regard critique, et puis « cette impression qu’il n’y a plus aucune connexion [entre le gouvernement et] le terrain », Arnaud refuse quant à lui de prendre le risque de voir le RN l’emporter. « On a perdu la possibilité de remettre la gauche au pouvoir, mais un autre danger nous guette », martèle ce professeur des écoles de l’Académie d’Aix-Marseille, qui regrette que certains de ses collègues aient « oublié ce qu’était le FN ».
Alors, le dimanche 24, c’est un bulletin Macron qu’il glissera dans l’urne, à contrecœur. « Émotionnellement, ça va être compliqué pendant deux secondes... Les gens réagissent souvent sous le coup de l’émotion ; mais les candidats se fichent de l’émotion. La seule chose qui compte, c’est les mathématiques. C’est le nombre de bulletins. L’un des deux va passer », argue l’homme.
Humainement, les conséquences directes d’un gouvernement d’extrême droite pourraient être désastreuses, et c’est à présent l’ultime préoccupation qui guide les partisan·es du vote anti-RN. Comme Marie, professeure des écoles à Perpignan et militante auprès du SE-Unsa, qui a donné à son vote à l’écologiste Yannick Jadot au premier tour. La trentenaire a déjà vu un proche de la dynastie Le Pen prendre sa ville lors des dernières municipales. « Il m’est insupportable de voir un tel parti accéder au pouvoir », s’indigne-t-elle.
Le racisme, Sophie, professeure dans l’Essonne, l’a déjà vécu de plein fouet. « On a pu me refuser des logements, “parce qu’on sait ce que font les gens comme moi”... “On va te renvoyer chez toi”, c’est des choses que j’ai pu entendre. Pour moi, il va de soi que l’extrême droite doit être battue », tranche cette enseignante de sciences économiques et sociales.
À très court terme, Amandine* (son prénom a été modifié) songe à ses conditions de travail, mais aussi à ses élèves, d’horizons divers. « Si un enfant n’a plus droit aux bourses parce qu’il est étranger, on ne sera plus dans une République de l’égalité. Aujourd’hui, on a le fusil sur la tempe. Et d’autant plus en tant que fonctionnaire, parce que le futur président sera notre patron. Si Marine passe et me demande de chanter la Marseillaise à chaque début de cours, il faudrait bien que je le fasse. C’est caricatural, ce n’est pas ça l’enjeu... Mais il y a cette idée de devoir porter l’idéologie de ceux qui nous gouvernent, et c’est comme ça que j’ai essayé de l’expliquer à mon fils », confie cette professeure qui enseigne le français dans un collège du Gard. En colère « contre la Ve République », elle s’avoue lassée de devoir se rabattre sur un vote barragedepuis sa première présidentielle, en 2002. Mais elle s’y plie, faute de mieux.
Sur le groupe Facebook des Stylos rouges, regroupant des professeur·es en colère de tout bord, les débats s’enflamment ces dernières semaines. S’ils ne reflètent pas la majorité des intentions de vote du corps enseignant, les posts invitant à choisir « le p’haine » au second tour se multiplient, souvent « à contrecœur ». « Voter Macron, c’est voter la mort des profs. Mais il y a des lâches, [et des] collabos partout en effet, même chez les profs », écrit l’un d’eux.
Et à mesure que les jours passent, les échanges se crispent, au point qu’une partie de ses contributrices et contributeurs décide de quitter le forum, convaincue que le groupe est « infiltré » par des militants du Rassemblement national. « Jusqu’à présent, l’Éducation nationale a toujours été imperméable aux idées d’extrême droite, poursuit Sophie. Mais là, ça dit des choses sur l’état de l’institution. » Un constat partagé par l’ensemble des enseignant·es interrogé·es par Mediapart. Y compris Joyce, à quelques jours d’accorder sa voix à l’héritière du clan Le Pen : « Macron fait avec les profs ce qu’il fait pour la France : il nous divise. »
Prisca Borrel