Il vaut la peine qu’on s’y attarde car, même si ses auteurs ne s’en réclament pas, il va dans le sens du vent porté par une partie de la gauche nationale-étatique qui a troqué les vertus de l’émancipation sociale contre celles de l’État fort. Elle est représentée en France notamment par Jean-Luc Mélenchon mais aussi, en ce qui concerne les afficionados du « progressisme latino-américain », par des journalistes comme Ignacio Ramonet ou Maurice Lemoine. Soutien inconditionnel du clan Ortega au Nicaragua, de Maduro au Venezuela et de Correa en Équateur, etc, cette gauche campiste réduit le peuple à ses seuls dirigeants omniscients, et la crise politique, économique et sociale de ces pays à la seule main déstabilisatrice des États-Unis. La palme de revient à Ignacio Ramonet qui n’a pas eu peur d’affirmer, « le président Nicolás Maduro, évitant tous les obstacles, tous les pièges et toutes les difficultés, a démontré sa stature exceptionnelle en tant qu’homme d’État. Et le leader indestructible de la révolution bolivarienne » [1]. Le peuple vénézuélien qui a sombré dans la pauvreté apprécie certainement.
Maëlle Mariette et Franck Poupeau (MM et FP) situent cependant leur polémique dans un autre registre. Plutôt que de dresser un panégyrique de Correa, de Maduro et de Morales, qu’il leur faudrait justifier, ils concentrent leurs tirs sur le candidat écologiste et indigéniste Yaku Perez à l’élection présidentielle. Partant de ses indéniables errements sous Correa (notamment son appel à soutenir le candidat de la droite Guillermo Lasso contre le représentant du parti de Correa, Lenin Moreno ces deux auteurs n’hésitent pas à faire dans l’outrance et, pour mieux soutenir la politique économique des gouvernements « progressistes, ne lui opposent de manière bien caricaturale qu’« une gauche qui défend la dictature » (sic !). ». Cette disqualification forcément honteuse (qui à gauche pourrait accepter de défendre une dictature ?) permet d’éviter de discuter réellement de toute critique de gauche du progressisme, et en particulier de l’extractivisme.
Même si l’article de Mariette et Poupeau est substantiel pas une seule fois ils ne reprennent l’argumentation de fond développée par des auteurs comme Alberto Acosta, Maristella Svampa ou Eduardo Gudynas, pourtant au centre de leurs critiques tout azimut. Tout est bon pour déconsidérer cette gauche critique, y compris des attaques ad hominem [2].
Qu’est-ce que la réalité du néoextractivisme ?
Pour nos deux auteurs, le néoextractivisme c’est « affirmer la souveraineté nationale pour développer l’industrie et moderniser l’appareil productif, le seul moyen de libérer le pays de sa dépendance à l’extractivisme ». Mais si le principe est louable, rien dans la réalité des faits ne permet d’en vérifier les vertus annoncées.
Au Venezuela, pays qui a le plus profité financièrement de l’extractivisme, même des économistes chavistes (par exemple Jorge Giordani, ministre de la Planification, jusqu’à son expulsion par Maduro en 2014) ont expliqué que, comme dans toute économie capitaliste, même partiellement étatisée, la rente minière favorise la corruption et ne participe que très marginalement à l’industrialisation du pays.
Le cas du Venezuela est emblématique à ce sujet. Les installations pétrolières y sont dans un tel état de vétusté, malgré l’augmentation des prix du pétrole entre 1998 et 2014 (donc de la rente !), que la production doit s’effectuer au ralenti dans un contexte où plusieurs installations ont dû être fermées [3]. Il en est de même pour les infrastructures électriques, comme le montrent les gigantesques pannes à répétition, dénoncées par les syndicats du secteur électrique qui avaient pourtant alerté le gouvernement dès 2009 en faisant des propositions pour remédier aux failles du système. L’investissement productif, dont Mariette et Poupeau font miroiter les bienfaits, est à un tel niveau que l’essentiel des produits manufacturés doivent être importés, les entrepreneurs préférant spéculer sur les taux de change monétaires et la vente des matières premières plutôt que d’investir.
En Équateur, le gouvernement de Correa a développé les infrastructures, notamment le réseau routier, le tramway, le métro, et les barrages hydroélectriques. L’investissement productif a été particulièrement dynamique dans les secteurs de la pêche, du tourisme et de l’agriculture d’exportation. Mais la principale conséquence en fut la concentration accrue du secteur privé dans quelques entreprises pilotes. Et en peu de temps, les grandes entreprises qui participaient au PIB pour 57,74% en 2011 ont vu ce chiffre monter à 71,36% en 2014 [4]. En fait, si la croissance a été forte en Équateur entre 2006 et 2014, elle reste tirée par l’exploitation du sous-sol. Au point qu’à partir de la crise pétrolière de 2014 et de la chute du prix du brut, l’économie équatorienne va entrer en crise, comme toutes les autres économies d’Amérique latine, que leurs gouvernements soient progressistes ou non. Pourquoi si peu de différence avec les autres pays ? Parce que l’économie rentière a favorisé les secteurs tournés vers l’exportation (pêche et agriculture notamment) rendant l’économie équatorienne extrêmement vulnérable, ballotée qu’elle était par des dynamiques spéculatives menées sur les cours des matières premières et des produits agricoles.
L’extractivisme « progressiste » permettrait de réduire les inégalités, nous disent MM et FP. Pourtant, l’INEC (Institut National des statistiques et des recensements – Équateur) en arrive à de toutes autres conclusions. En 15 ans, les revenus moyens disponibles ont été multipliés par 6 pour les « capitalistes des branches productives » (donc extractivistes !), et seulement par 3 pour les « travailleurs des entreprises extractivistes ». Alors oui, la pauvreté diminue et les secteurs publics s’améliorent mais l’essentiel des inégalités reste.
En Bolivie, l’exploitation des matières premières n’a pas servi au développement économique orienté vers le marché intérieur. Au contraire, la part de la production agricole destinée à la consommation intérieure s’est effondrée au profit de l’agrobusiness [5]. Quant à l’industrie, l’essentiel des produits manufacturés est importé. Dans le cas de la Bolivie, il convient de revenir aussi aux revenus de l’exploitation minière. L’État n’en récupère que 10% par un processus très simple : la transformation du minerai brut est l’apanage du secteur privé. Or c’est dans la transformation des matières premières que s’effectue l’essentiel de la plus-value.
Dès lors dans ces trois pays, que constate-t-on ? La chute des cours n’a pas été amortie par une industrialisation de ces pays. Bien au contraire, pour maintenir leur capacité d’importation des produits manufacturés, mais aussi des produits d’alimentation (en particulier au Venezuela), en l’absence de production locale il faut accélérer l’exploitation des ressources. Et depuis 2014, on assiste à la multiplication des projets de type extactiviste. Mais comme les cours chutent et qu’il faut récupérer la rente, les entreprises exploitantes sont encore moins regardantes sur les conditions d’exploitation des ressources. Au Venezuela, le bassin de l’Orénoque est totalement pollué, en Équateur, l’exploitation aurifère se double de la pollution au cyanure tandis que les zones concédées à l’exploitation des hydrocarbures explosent. Pour maintenir la cadence, les lois sont également bafouées. En Équateur et en Bolivie, s’appuyant sur « l’intérêt supérieur de la nation », les gouvernements « progressistes » restreignent les contrôles préalables à toute exploitation, notamment les études d’impact. Au Venezuela, cela va même plus loin en militarisant les « zones économiques spéciales » où aussi bien la législation du travail que celle concernant les droits des peuples indigènes sont abrogées.
Enfin, les pays néo-libéraux ne s’y sont pas trompés. Par exemple, la France a signé des accords de protection des investissements avec l’Équateur, dénoncé en 2018, la Bolivie, dénoncé en 2013 [6] mais aussi avec le Venezuela depuis le 15 avril 2004, accord toujours en vigueur. Ces accords permettent aussi bien le rapatriement massif et rapide des bénéfices que l’accès à des services dans des conditions souvent plus avantageuses que les autochtones. Pragmatique, la France distille un discours anti-Morales, anti-Correa et anti-Maduro mais s’assure que les affaires continuent.
C’est peut-être cela « l’extractivisme progressiste » vanté par Mariette et Poupeau ?
Peut-on critiquer l’extractivisme ?
Contrairement à ce que laissent croire ces deux auteurs, être opposé à l’extractivisme ne signifie pas revenir à la bougie. Mais il s’agit d’associer la population aux choix économiques, y compris pour une exploitation du sous-sol. Et l’on ne pourra y parvenir, qu’en rompant avec la centralisation étatique qui favorise les arrangements et la corruption ainsi qu’en organisant le contrôle de la production, le respect des normes environnementales, des normes sociales et des droits des populations vivant sur le sous-sol convoité.
En fait, il s’agit de s’assurer que la rente ne soit pas accaparée par un petit groupe de profiteurs, mais utilisée dans un projet de planification démocratique. C’est le contraire de l’État qui, contrôlant tout, devient incontrôlable.
Malheureusement, Marielle et Poupeau sont subjugués par l’extractivisme, à partir du moment où il est affublé du terme « progressiste ». Pourtant, ce modèle extractiviste ressemble en grande partie à celui en vogue à la fin du XIXe et au XXe siècle. La différence principale réside dans le montant de la compensation attribuée aux gouvernements locaux, supérieure à ce qui existait auparavant. Le fond n’en reste pas moins le même : pollution, habitants évacués, enrichissement des compagnies étrangères, dégradation durable de l’écosystème et conditions de travail épouvantables pour les travailleurs embauchés sur place.
Il reste qu’à la différence de la période actuelle, cette période extractiviste du XXe siècle a été utilisée pour appliquer le modèle de la CEPAL « d’industrialisation par substitution d’importations », ce qui a permis la croissance économique de l’Amérique latine jusqu’au début des années 1970. Ce mode de développement était fondé sur l’utilisation de l’exploitation des matières premières agricoles et minérales pour industrialiser le pays. Quelles que soient les limites de ce modèle, il y a eu un boom de création d’entreprises productrices de produits manufacturés avec les limites inhérentes à toute société capitaliste. Cela a été rendu possible parce que l’intégration au marché mondial était alors plus lâche et parce que des marges de manœuvre existaient pour les gouvernements latino-américains.
Malheureusement, dans l’économie néolibérale actuelle où la libéralisation des échanges est totale, et où les pays du Sud sont tributaires des choix des multinationales et des gouvernements des pays du Nord, croire que la rente va automatiquement générer une industrialisation est un leurre. Ce n’est pas l’intégration toujours plus forte au marché mondial, via le boom de la production de matières premières et leur exportation, qui sauvera les peuples mais l’organisation autonome de la production. Il devient désormais impossible de poser la question d’un autre développement sans rompre – ou tout au moins commencer à — rompre avec le capitalisme. Or, ce n’est pas ce choix qui a été fait. Résultat, les engagements de la première heure, y compris constitutionnels, ont été remis en cause, puis balayés par la logique même de l’extractivisme.
Défendant les politiques étatiques mises en œuvre aussi bien par Morales que par Correa, Mariette et Poupeau oublient que si ces dirigeants mettent en œuvre une politique qui peut être sensiblement différente de celle de leurs prédécesseurs, la toute confiance en l’État et la croyance en sa neutralité, deux des moteurs des politiques national-populistes, sont en contradiction flagrante avec tous les discours sur « la participation citoyenne », la « démocratie participative » et autres développées aussi bien par Correa, que par Morales ou Chávez.
Curieusement, c’est aussi en contradiction avec ce qu’écrit ailleurs Franck Poupeau lui-même qui, partant d’une analyse visant à refonder la gauche, a su rappeler avec bon sens qu’il ne s’agit pas de prôner le retour à l’État dont il explique qu’il exerce des fonctions de dominations essentielles pour la survie du capitalisme [7]. Fonctions qui auraient donc subitement disparues sous des dirigeants « progressistes ».
Il faut revenir aussi sur la manière qu’ont nos deux auteurs de critiquer les intellectuels qui luttent contre l’extractivisme. En effet ils établissent une compatibilité entre eux et la pensée conservatrice pour qui toutes « les interventions humaines pour changer leur ordre naturel mènent au pire ». Ajoutant que « la critique du néoextractivisme frappe par sa paradoxale compatibilité avec l’idéologie néolibérale ». Manière de faire oublier que l’exploitation minière censée alimentée la richesse du pays est véhiculée par toutes les multinationales et tous les gouvernements de droite, expression même de l’idéologie et de la pratique néolibérale. On pourrait en déduire l’inverse : ceux qui défendent le néoextractivisme s’allient aux néolibéraux.
Car Mariette et Poupeau oublient que la totalité des pays « progressistes » sont liés au marché mondial et que la croyance en un développement autonome, conçu à partir d’une insertion accrue au sein de ce marché mondial (piloté par les multinationales et les bourses), relève de l’illusion. En fait, tous ces pays se sont cassés les dents en croyant contourner le capitalisme et en se jetant dans la gueule du loup extractiviste.
Alors, oui, on peut et on doit éventuellement critiquer les positions développées par Maristela Svampa, Eduardo Gudynas ou Alberto Acosta ! Mais encore faut-il le faire à partir de ce qu’ils disent réellement. Maristela Svampa, qui semble être la cible première de leurs critiques, insiste quant à elle sur la nécessité d’avoir une réflexion sur la notion même de développement. Un développement qui selon elle doit pouvoir c articuler la volonté légitime des populations à mieux vivre avec la nécessaire préservation de la nature, condition indispensable pour protéger la planète d’une crise climatique, sociale et humaine. Cette interrogation, partagée aujourd’hui par nombre de chercheurs, mérite mieux comme réponse que la distillation d’insinuations malveillantes du genre : « des cinémas de Quito à ceux du boulevard Saint-Michel à Paris (…) la critique de la mine opère comme un accélérateur de la renommée et de légitimité dans un milieu universitaire au fait des exigences du marketing individuel ».
Les premiers qui ont critiqué l’extractivisme sont les dirigeants des pays progressistes eux-mêmes, quand ils chantaient les louanges de la Pachamama ou du Buen vivir, annonçant un retour aux valeurs censées être portées par les peuples indigènes. Mais il ne fallut pas plus de 3 ou 4 années pour effectuer un virage à 180°. Le temps nécessaire pour éviter la rupture avec les secteurs populaires qui avaient cru aux promesses.
Pourtant il aurait pu y avoir une discussion sur l’articulation entre d’une part le respect des règles environnementales et sociales et d’autre part la modernisation du pays. Est-ce que la satisfaction des besoins passe exclusivement par le développement des exportations de matières premières, minérales, sylvicoles et agricoles ? Quel type de développement mettre en œuvre ? Encore aurait-il fallu que cette discussion soit organisée démocratiquement afin que les prises de décision soient l’émanation de la volonté populaire.
Or, ce n’est pas cette orientation qui a été choisie. L’accélération des politiques extractivistes s’est effectuée sous la pression de la chute des prix des matières premières, comme une course folle pour rattraper les pertes de devises. Mais en temps de crise, la conséquence immédiate c’est que ce sont les coûts d’exploitation qui sont tirés vers le bas, avec la remise en cause des normes environnementales ou sociales. Deuxième conséquence, la multiplication des projets censés compenser le manque à gagner.
De quelle gauche parlent-ils ?
Malgré leur ode à Rafael Correa, rendons à César ce qui est à César : Correa ne s’est jamais qualifié comme étant de gauche jusqu’à son conflit ouvert contre Moreno et son éviction du parti Alianza País. Ce parti qu’il a fondé en 2006 est une coalition multiclassiste dont l’ambition était la modernisation politique et économique du pays.
D’ailleurs, la politique sociale de Correa s’est limitée à une meilleure redistribution des richesses, notamment dans le cadre de la lutte contre la pauvreté, dont les plans de réduction n’ont consisté qu’en la réactualisation de ceux mis en place par la droite au pouvoir avant la victoire de Correa [8]. Quant à la politique en direction des salariés, elle est jonchée de droits supprimés (précarisation du travail, restriction du droit de grève et d’association), criminalisation des actions sociales et syndicales (notamment avec leur intégration dans la législation anti-terroriste), etc ….
François Houtart, célèbre altermondialiste et par ailleurs proche de Rafael Correa, avait pourtant alerté personnellement le président sur la dégradation des conditions de travail des salariés agricoles, conséquence du développement des cultures d’exportation (notamment le brocoli et les cultures florales). Ce fut sans résultat. Tout comme à propos du droit des femmes où Correa s’est toujours opposé à une quelconque modification des législations conservatrices en vigueur concernant l’avortement.
Bien sûr, il y a eu quelques indéniables avancées sociales, notamment avec la diminution des taux de pauvreté, l’amélioration de la scolarisation, etc.. Mais c’est aussi le cas au Pérou, pays limitrophe gouverné par la droite.
Les politiques de Correa étaient tellement « populaires » que les mobilisations se sont multipliées à son encontre pendant son deuxième mandat, avec des grèves générales, et une forte augmentation des récriminations des peuples indigènes. Ces politiques étaient tellement marquées par l’autoritarisme et la répression des mouvements sociaux que des personnalités issues de mouvements qui avaient soutenu Correa ont fini par passer dans l’opposition. D’ailleurs, le désaveu était tel que, pour se faire élire, Lenin Moreno, candidat d’Alianza País adoubé par Correa, a été obligé de se désolidariser de son mentor et de s’engager à revenir sur les lois répressives. Quant au mouvement indigène, fortement réprimé, il s’est divisé entre une aile prête à soutenir la droite (« ce ne peut pas être pire »), et une autre qui, plus prudente et ne voulant pas alimenter une fracture définitive au sein du mouvement indigène, n’a pas donné de consigne de vote au deuxième tour. Ce délabrement politique du mouvement social ne peut qu’être relié à la désorientation et aux déceptions nées des politiques menées par Correa. C’est ce qui explique l’attitude de Yaku Pérez au deuxième tour des présidentielles de 2021 où il n’a pas donné de consigne de vote [9]. C’est ce qui explique aussi que malgré l’impopularité de Lenin Moreno, ce n’est pas le candidat héritier de Correa qui a été élu au deuxième tour, tant le souvenir douloureux de son dernier mandat était encore présent.
Enfin, Mariette et Poupeau se trompent (au mieux) en affirmant que « Rafael Correa avait rejeté toute ingérence du FMI pendant sa mandature ». Après le tremblement de terre de 2016, la presse équatorienne dévoilera le 25 avril 2016 un projet d’accord secret entre le gouvernement de Correa et le FMI. Et qui sera rapidement confirmé par le ministre des finances Fausto Herrera, pendant qu’une liste des entreprises à privatiser était publiée le 3 mai 2016 [10].
Quant à leur défense d’Evo Morales, elle est d’une totale mauvaise foi, notamment quand ils expliquent que « Cette « gauche » s’est refusée de parler de coup d’État pour évoquer le renversement de M. Morales en octobre 2019 ». Et de citer immédiatement, à titre de preuve, l’article de Maristela Svampa, intitulé « Bolivia y sus derivas argentinas » du 30 novembre 2019, espérant que les lecteurs du Monde Diplomatique ne le liront pas, se satisfaisant de sa seule citation dans une note. Or, cet article débute par « El dramático devenir del proceso boliviano, el golpe de Estado (souligné par moi), las lecturas acerca del gobierno de Evo Morales, son hoy objeto de intensos debates » [11]. Ces références fallacieuses leur permettent de passer sous silence une réalité un peu plus complexe. Par exemple que la COB, la Centrale Ouvrière Bolivienne, a demandé la démission de Morales estimant qu’il y avait eu fraude. Ou pourquoi les manifestations demandant le départ de Morales ont été massives, alors qu’il faudra attendre plusieurs jours pour que débutent celles contre le gouvernement d’Añez ? Il aurait fallu aussi s’interroger sur les raisons de ce désamour populaire envers Morales.
Mais ce n’est pas l’objectif de cet article du Monde Diplomatique dont le seul fil à plomb semble être celui d’une une allégeance sans faille aux dirigeants qui se drapent dans l’étendard du progressisme.
Il y a eu des intellectuels de gauche, mais aussi des mouvements sociaux, qui, au départ, ont refusé de qualifier comme coup d’État le renversement de Morales. Ils s’appuyaient sur plusieurs éléments. Tout d’abord, les institutions (Assemblée nationale et Sénat) restaient en place, dirigées par le MAS. Ensuite, dans le camp même de Morales, beaucoup voulaient son départ, estimant qu’il y avait très certainement eu fraude. Ils s’appuyaient sur le fait que Morales avait violé la Constitution bolivienne et réussi à la faire modifier pour pouvoir se présenter et que sa volonté de se maintenir au pouvoir à tout prix rendait plausible une éventuelle fraude. Troisième élément, le fait que le gouvernement d’Añez était intérimaire, préparant une nouvelle consultation.
C’est ce contexte global qui explique cette erreur de diagnostic, diagnostic infirmé par les massacres de Sacaba et Senkata des 15 et 19 novembre 2019 perpétrés par les militaires dans une situation marquée par la chasse aux militants et dirigeants du MAS comme ceux des organisations sociales.
Or, oublier ce contexte global pour fustiger une gauche qui défendrait la dictature est totalement outrancier.
Le retour du campisme
Car ce n’est pas un hasard si l’article de Mariette et Poupeau commence par nous distiller une petite musique bien connue, jusque-là surtout présente dans des médias de droite et qui vise à expliquer que la critique de l’extractivisme est portée par « des dizaines d’autres réalisateurs, journalistes, artistes et universitaires », le tout accompagné piques incessantes sur le fait qu’ils devraient « sortir des couloirs de l’université ».
À la suite de ce discours populiste classique, visant à opposer les élites au peuple, nous avons droit au compte-rendu de terrain où le micro-trottoir des deux auteurs rapportent des propos tenus par une jeune femme de 15 ans, un quadragénaire et un octogénaire tous satisfaits de ce que rapporte à leurs communautés la présence de l’exploitation minière : accès à l’eau, routes nouvelles, etc. le tout bien sûr à la différence des intellectuels cloitrés dans leurs universités.
Aucune interrogation sur le fait que partout les compagnies minières achètent la paix sociale avec la construction d’infrastructures qui ont l’avantage de satisfaire rapidement des demandes sociales que l’État, y compris progressiste, n’a jamais mis en œuvre. Le problème revient donc à savoir « pourquoi les dominés peuvent accepter, voire contribuer, de façon plus ou moins active, à des modes de domination qu’ils subissent pourtant » [12]. Question qui pourtant n’est jamais posée, ni même soulevée dans cet article.
Plus grave, cette vieille résurrection du campisme où il est expliqué que la lutte contre l’extractivisme « progressiste » « enchante la droite » qui se drape dans un discours écologiste pour mieux critiquer ses adversaires. Raison pour nos deux auteurs d’être méfiants. Or, s’il existe bien une politique partagée par les gouvernements de droite et les gouvernements progressistes, c’est bien l’extractivisme.
Dans les pays « progressistes », la droite s’appuie sur les errements, les erreurs et les choix politiques des gouvernements pour s’emparer de la demande populaire, souvent légitime, et la retourner contre le pouvoir. Face à cela il y a deux attitudes. Celle de Mariette et Poupeau qui consiste à dire : si la droite y est favorable, c’est que c’est faux, il faut donc avancer le contraire. Une autre, réellement de gauche, s’appuyant sur les demandes populaires, consiste à donner corps à ces revendications, à mobiliser pour les défendre, en pratiquant la démocratie la plus large, ce que ne fera jamais la droite.
Il ne s’agit donc pas de réduire son analyse aux seuls discours politiques des uns et des autres, largement contredits par leurs pratiques réelles, mais d’interroger plutôt les politiques effectivement mises en œuvre et les résultats obtenus. Ce n’est pas le choix de Mariette et Poupeau qui préfèrent s’enfermer dans la démarche campiste classique : tout ce qui paraît s’opposer à la droite mérite le label de progressiste.
Patrick Guillaudat
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