Les femmes autochtones des régions andines et amazoniennes du Pérou promeuvent une économie basée sur la distribution et les connaissances ancestrales qui s’articulent autour de l’écologie, de l’environnement et de la culture, ce qui leur permet de vivre en harmonie avec la nature. Elles œuvrent désormais pour faire connaître et reconnaître leur contribution à la lutte mondiale contre le changement climatique.
(ONAMIAP)
C’est ainsi que l’exprime Ketty Marcelo, de la communauté Yanesha-Asháninka, dans la forêt au centre de l’Amazonie péruvienne. Elle a vu mourir la rivière Perené où elle avait passé son enfance et, ces dernières années, en tant que présidente de l’Organisation nationale des femmes autochtones andines et amazoniennes du Pérou (l’ONAMIAP, qui met en lumière les contributions de ces femmes à la lutte mondiale contre le changement climatique), elle est devenue la voix des femmes autochtones face au changement climatique et pour la défense de l’environnement lors des Conférences des Nations unies sur les changements climatiques qui se sont déroulées à Lima, Paris, Marrakech et Bonn.
Les lagons de la Bolivie sont en train de disparaître. Dans les Andes péruviennes, les glaciers fondent : au cours des 40 dernières années, ils ont perdu 42,64 % de leur superficie(par rapport aux données de 1970). El Niño, un phénomène météorologique extrême de plus en plus fréquent, a provoqué des inondations en 2017 et en Colombie, en Équateur et au Pérou, les personnes touchées se comptaient par milliers.
Harvey, Irma ou Maria au cours de la même année : il y a de plus en plus d’ouragans dans l’Atlantique. La hausse des températures provoque des risques sanitaires en Amérique centrale où la fièvre Zika et la dengue se propagent toujours plus. La déforestation de l’Amazonie entraîne la perte des forêts et de la biodiversité. Voilà quelques-uns des risques que la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) souligne et pour lesquels elle tire la sonnette d’alarme, tout en avertissant par ailleurs que le coût économique du phénomène est difficile à prévoir.
C’est peut-être pour cette raison que la région va de l’avant dans des mécanismes politiques : des lois pour lutter contre le changement climatique. Le Mexique a fait figure de pionnier en 2012, même si la Bolivie avait adopté la Ley Madre Tierra(« loi sur la Terre nourricière ») dans le but de « vivre en harmonie » avec la nature dès 2010 ; pour sa part, le Brésil travaille sur des stratégies nationales depuis 2009.
La loi mexicaine fut suivie de celle du Guatemala en 2013, celle du Honduras en 2014 et, récemment, celle du Pérou. D’autres pays de la région ont renforcé leurs politiques d’atténuation, d’adaptation et de gestion des risques et des catastrophes.
Selon un rapport des Nations unies, l’Amérique latine est la deuxième région du monde émettant le moins de gaz à effet de serre (11,7 %), mais elle est très vulnérable aux effets du changement climatique, car les dommages causés par les phénomènes météorologiques extrêmes représentent un nouveau défi pour son développement.
Une nouvelle économie du climat
Manuel Pulgar Vidal, directeur international du programme « Changement climatique et Énergie » au WWF, le Fonds mondial pour la nature, répond au téléphone à Equal Timesdepuis la Colombie, pays où cette organisation œuvrant pour la conservation de la nature a organisé sa conférence annuelle début mai, en présence du président colombien de l’époque, Juan Manuel Santos.
Les lois visant à lutter contre le changement climatique sont positives, déclare M. Pulgar Vidal, mais elles ne sont pas suffisantes : « Les secteurs économiques et de production exigent des actions très concrètes pour réduire les émissions et dans la nouvelle économie du climat, les considérations environnementales ne peuvent être ignorées. »
Cela se traduit par des initiatives régionales qui se concrétisent déjà. Des véhicules électriques dans les villes équatoriennes. Quito qui devient l’une des villes les plus durables au monde. Le Chili, la Colombie et le Mexique imposent un prix au carbone.
La Colombie par exemple, sans disposer d’une loi-cadre, possède des normes d’action climatique pour la réduction des sacs en plastique et a notamment créé le fonds Herencia Colombia (« Héritage Colombie ») qui promeut la durabilité des écosystèmes et de la vie humaine ou la conservation et l’expansion des zones protégées, dépassant ainsi l’objectif global d’Aichi de 10 % dans les zones marines.
« Rares sont ceux qui reconnaissent le rôle de chef de file que joue l’Amérique latine dans la lutte contre le changement climatique. Le cheminement qui a mené à l’accord de Paris a permis au Mexique de renouer avec le processus après la perte d’optimisme survenue à Copenhague en 2009 et le Pérou, de concert avec la France, a fait avancer l’accord et a réussi à faire participer des acteurs non étatiques », déclare M. Pulgar Vidal, qui a également été ministre de l’Environnement du Pérou.
Cet expert souligne le rôle des acteurs non gouvernementaux dans le renforcement de l’agenda climatique : « Une initiative équivalente (“We are still in”) a été lancée aux États-Unis, ce qui a permis au pays, sans préjudice des décisions de Trump, de continuer à avancer dans l’action climatique. »
Face au changement climatique, la société civile est essentielle. Elisa Hernández a parcouru l’Amérique latine « à l’affût des marques du développement durable et de l’égalité des sexes ». Experte dans le domaine de l’environnement, elle a travaillé pour des organisations internationales et gouvernementales ainsi que pour des associations locales. Elle a ainsi pu étudier le rôle des femmes autochtones, le droit à l’eau et la faculté de résistance des communautés face aux changements climatiques.
Elle affirme qu’« au-delà des politiques menées par chaque pays, ce sont les peuples d’Amérique latine qui mettent en œuvre des initiatives sociales très intéressantes telles que la rencontre panamazonienne ou le Tribunal de la nature, des actions visant à provoquer un changement de modèle dans la région ». Elle souligne par ailleurs que l’un des plus grands défis consiste à « s’assurer que les gens participent aux politiques. Il est donc essentiel de mettre l’accent sur les pratiques traditionnelles et le respect de la vision du cosmos de ces communautés. »
Son expérience lui permet de souligner la façon dont les communautés se mobilisent de manière très visible pour s’opposer aux modèles de développement dans lesquels elles ne participent pas : « Les scénarios du changement climatique ne sont pas connus avec précision. Ils sont susceptibles de créer des situations où les inégalités sont encore plus importantes, ce qui peut exacerber les conflits à différents niveaux. »
L’Atlas mondial de la justice environnementale place trois pays de la région dans le classement mondial des conflits environnementaux : la Colombie, le Brésil et le Pérou. Les conflits, pour la plupart causés par l’exploitation minière, sont une réalité que des organisations telles qu’Amnesty International signalent déjà. Deux de ses récents rapports publiés au Pérou, Estado tóxico (« État toxique ») et Una receta para criminalizar (« La recette de la criminalisation »), font état d’un phénomène qui va croissant : les populations des Andes et de la région amazonienne sont gravement touchées par les métaux toxiques des industries extractives et les personnes défendant l’environnement sont stigmatisées et en danger.
Marina Navarro, directrice d’Amnesty International au Pérou, affirme que l’Amérique latine est la région où l’on dénombre le plus grand nombre d’assassinats de défenseurs de l’environnement : « 2017 a été la pire année de la dernière décennie. On assiste à un usage excessif de la force. Lorsque les défenseurs des droits font entendre leur voix, ils sont accusés de vouloir s’opposer au progrès et le système pénal est utilisé pour les criminaliser. À ce jour, nous n’avons encore jamais vu une autorité venir à leur défense et il n’existe aucune politique de protection. »
Même si les organisations péruviennes ont salué la loi sur les changements climatiques, Mme Navarro estime que « la ratification du Principe LAC 10 constituerait un grand pas en avant ». Ce principe, qui reconnaît que la participation de « tous les citoyens intéressés » est la meilleure façon « d’aborder les questions liées à l’environnement », est le précurseur de l’Accord régional sur l’accès à l’information, la participation publique et l’accès à la justice à propos des questions environnementales en Amérique latine et dans les Caraïbes — les trois piliers de la gestion environnementale et du développement durable — approuvé en mars dernier.
Les femmes, les plus affectées par les industries extractives
Pourquoi un pays qui approuve et se présente comme leader de l’action pour le climat promeut-il, en parallèle, un développement basé sur les industries extractives – un choix qui amoindrit les droits des populations ?
« Le gouvernement est schizophrène », déclare Beatriz Salazar, la coordinatrice de Grupo Perú Ambiente y Clima (Groupe Pérou Environnement et Climat) qui rassemble près d’une centaine d’organisations de la société civile qui ont soutenu la loi contre le changement climatique : « Au Pérou, on observe un affaiblissement des normes environnementales et l’adoption de règlements qui favorisent les investissements aux dépens des atteintes aux droits. »
Rocío Silva Santisteban, une journaliste péruvienne qui a enquêté sur la façon dont les activités minières affectent les femmes en Amérique latine, affirme que « les femmes qui défendent les droits de l’homme sont des héroïnes », car elles affrontent presque à elles seules une résistance qui bafoue tous leurs droits.
Dans Mujeres y conflictos ecoterritoriales (« Femmes et conflits écoterritoriaux »), elle conclut que ces conflits sont le problème majeur du XXIe siècle dans la région et que le modèle de développement basé sur l’extraction n’est pas durable à long terme et, a fortiori, face au changement climatique.
Mme Marcelo a troqué sa rivière Perené pour la rivière Rímac à Lima. Tous les matins, elle la salue, même si, comme c’est le cas désormais, ses eaux sont sales. Cette porte-parole des femmes autochtones assure qu’elle continuera à œuvrer pour la reconnaissance de la contribution des femmes andines et amazoniennes : « Nous nous adaptons déjà au changement climatique : nous nous associons à des initiatives productives telles que les exploitations piscicoles, la promotion de l’artisanat, les couloirs touristiques et nous voulons faire connaître l’économie autochtone. » Cette économie, basée sur la distribution et les connaissances ancestrales relatives à l’écologie, l’environnement et la culture, leur permet de vivre en harmonie avec la nature.
Carmen Grau
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