Surprenants, les propos de Nicolas Sarkozy se présentant comme le meilleur défenseur des travailleurs face à une gauche qui ignorerait tout de leur situation véritable et invoquant les mannes de Jaurès à l’appui de sa démonstration ? Voire... Aussi acquise fût-elle à un modèle libéral qui se donne pour objectif de balayer les derniers vestiges du pacte social de la Libération, la droite sarkozyste a parfaitement intégré les leçons du 21 avril 2002. Avec 14 millions d’abstentionnistes, 6 millions d’électeurs jetés dans les bras de Jean-Marie Le Pen, moins de la moitié des citoyens inscrits sur les listes électorales accordant leur confiance aux « partis de gouvernement », un président sortant choisi par seulement un Français sur dix en âge de voter, le premier tour de la présidentielle de cette année-là avait sanctionné la focalisation de l’affrontement entre Jacques Chirac et Lionel Jospin sur la question sécuritaire, alors que la société ne cessait, depuis des lustres, de manifester son rejet de la « concurrence libre et non faussée », d’exprimer son aspiration à un retour du volontarisme en politique.
Changement de posture
C’est, d’ores et déjà, le grand enseignement de cette campagne : comme le souligne un récent article du politologue Stéphane Rozès dans la revue Le Débat, la droite « redécouvre l’État dans sa capacité de protection économique et sociale, au-delà de sa dimension régalienne. Ses sympathisants souhaitent majoritairement que l’État ait plus d’influence en matière économique. Le clivage gauche-droite se définit de moins en moins en fonction de la confiance de principe à l’État et au marché ». Et c’est, en revanche, la principale faute de Ségolène Royal que d’avoir cru, à l’instar de ce qui fit la fortune électorale de Tony Blair à ses débuts, que la présidentielle se jouerait sur une posture paternaliste-autoritaire, ignorante de la demande de sécurisation sociale qui montait des classes populaires face au chômage, à la précarité, à la pauvreté, à une construction européenne vécue comme une entreprise de destruction des acquis et protections sociaux.
Comme le pressentaient divers commentateurs, et comme l’avait déjà révélé la campagne sur le traité constitutionnel européen, le centre de gravité actuel du Parti socialiste s’est révélé en décalage total avec son électorat potentiel. Il a, ce faisant, ouvert un large espace électoral aux candidats de droite et d’extrême droite. Que le ministre de l’Intérieur, patron désormais incontesté de l’UMP, s’est empressé d’occuper, allant jusqu’à recourir aux services de ces « nationaux-républicains » qui, à l’exemple de Henri Guaino, l’ancien commissaire au Plan, avaient, en 1995, inspiré le discours chiraquien sur la « fracture sociale ». Si Nicolas Sarkozy a désormais enregistré qu’était devenue inaudible par le pays la vieille approche déterministe selon laquelle les lois du marché étaient des phénomènes naturels s’imposant aux destins des individus, il n’a en rien renoncé à ses fondamentaux. Ainsi va-t-il expliquant qu’il convient de rompre avec ce qui empêche la valorisation des talents individuels, qu’il s’impose de distinguer le travailleur de l’assisté, le méritant du profiteur, le jeune prêt à bos¬ser du fainéant, le bon immigré du mauvais...
Contre-révolution en marche
Prenant la gauche sociale-libérale à contre-pied, Sarkozy n’en continue pas moins à faire du Sarkozy. Cherchant à conquérir une base populaire, il imite simplement la démarche qui permit à Bush, aux États-Unis, d’exploiter l’inconsistance du projet démocrate et de gagner un électorat auparavant hostile au Parti républicain. Outre-Atlantique, on avait qualifié cette rhétorique de « populisme de marché ». L’inspiration qualifie le projet. Et si ce dernier peut parfois se montrer patelin, il a tôt fait de ressortir, plus brutal que jamais, des réflexions émanant des réseaux sur lesquels le candidat s’appuie. Des réseaux qui s’organisent à la manière des thinktanks américains et qui recouvrent un nombre pléthorique d’instituts plus ou moins liés au Medef, le plus célèbre d’entre eux étant l’Institut Montaigne. Lorsque M. Sarkozy parle, par exemple, de la « valeur du travail », il puise ainsi ses références dans une ample production idéologique et sociale qui finit toujours, à un moment ou à un autre, par resurgir : « Au lieu de consacrer les moyens de l’État pour que les gens travaillent moins, on va les engager pour qu’ils puissent travailler davantage. » Les diatribes régulièrement proférées contre les 35 heures permettent, dans cette veine, de légitimer une attaque en règle contre le droit du travail, mais aussi de préparer une diminution des salaires réels. Les odes au mérite du travail ouvrent la voie à la généralisation de l’emploi précaire, aliéné, mal payé, forcé. La défense affichée des petits salaires, et l’appel à leur revalorisation recouvrent l’objectif réaffirmé de faire trimer toujours plus les salariés, qui gagneront par conséquent toujours moins.
Comme le souligne Paul Ariès : « Le grand enjeu du sarkozysme en matière de travail consiste à baisser au maximum le niveau de protection sociale et de salaire, y compris en augmentant l’armée de réserve du capital, c’est-à-dire en remettant au travail les vieux, les jeunes et de nouveaux immigrés (choisis naturellement selon les besoins économiques). La condition première de son succès est la casse du droit du travail. On ne dénonce jamais assez l’État-providence et l’État-réglementaire qui vole les pauvres en les empêchant de travailler davantage. » [1] Et le postulant au trône s’empresse, dès que cela lui est possible, de lever les ambiguïtés qui pourraient résulter de sa toute nouvelle sollicitude pour le monde du travail : « On a le droit du travail le plus protecteur et, dans le même temps, on n’a jamais vu une telle précarité et une telle angoisse pour les salariés. [...] Tout doit être fait pour que les gens vivent du produit de leur travail et non pas de l’assistanat. »
Autrement dit, Sarkozy n’est pas aujourd’hui à contre-emploi. C’est toujours le même basculement de la société française qu’il propose. Un basculement qui passe par la destruction d’un « modèle social » abhorré, son remplacement par les recettes « qui marchent ailleurs », la réorganisation d’une puissance publique jugée trop redistributrice de richesses, l’avènement d’une société d’ordre et de retour aux valeurs traditionnelles, une prééminence redonnée à la religion pour réguler les contradictions d’une société frappée de plein fouet par le désordre libéral, le transfert d’une partie des pouvoirs aux « communautés » afin de suppléer à ce que l’État ne pourra plus faire... Parlons sans détour : tout cela s’appelle une contre-révolution conservatrice à la française...
Note
1. Paul Ariès, Misère du sarkozysme, Parangon/Vs, 8 euros.