Si nos esprits bien modelés au capitalisme contemporain ont appris à accepter les inégalités sociales, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas nous arrêter un instant pour réfléchir à ce que signifie, en temps de crise sociale en France, la capacité des plus riches à mobiliser un tel capital. À l’instar du gouvernement Couillard qui avait voté une augmentation de salaire pour les députés de l’Assemblée nationale en 2015 tandis que les enseignants québécois revendiquaient une indexation de leur salaire au coût de la vie et une réduction des effectifs dans leurs classes, le geste posé par les plus grandes fortunes de France, loin d’être anodin, en dit long sur les classes dirigeantes, constituant en quelque sorte un acte de propagande néolibérale et signant ce qu’un observateur extérieur pourrait considérer comme le triomphe de la charité sur la solidarité sociale.
Mais la charité n’est-elle pas la même chose que la solidarité ? Les gens qui donnent ne le font-ils pas par souci d’équité et de redistribution ? Oui et non.
Si l’on ne peut affirmer que le don caritatif est pour le citoyen lambda un geste égoïste, il en va autrement dans le cas des puissants — a fortiori lorsque ces puissants se livrent de manière de plus en plus éhontée à ce qu’on appelle aujourd’hui d’un euphémisme troublant « évitement » fiscal. Le capitalisme contemporain aimerait remplacer la redistribution étatique des richesses destinée à niveler les inégalités sociales par la charité, acte libre et volontaire de donner (ou non) aux causes qui nous parlent. Plus efficace — et l’obsession de l’« efficacité » (un terme qui signifie bien peu de chose) n’est-elle pas l’essence même de notre temps ? — plus efficace, donc, la charité permettrait le choix individuel là où l’imposition impose, précisément, aux plus nantis de contribuer à certains programmes sociaux avec lesquels ils pourraient être en désaccord. Quelle injustice !
Quand les inégalités deviennent-elles immorales ?
On pourrait être tentés — et plusieurs travaux en philosophie morale s’y sont essayés — de chercher à définir le seuil à partir duquel les inégalités sociales deviennent moralement inacceptables pour une société : à partir de quand est-il injuste de posséder plus que son voisin ? Mais la question des inégalités n’est pas une question de morale : c’est une question politique, une question sur des rapports de pouvoir et, surtout, sur la nature de la démocratie.
Qu’est-ce, après tout, que la démocratie ? Répondra-t-on réellement qu’il s’agit du suffrage universel ? Ou de la représentation médiatique de « l’opinion publique » ? Ou de la représentation par une élite économique et politique de ce qu’elle perçoit de celle-ci ?
La démocratie est avant tout une question d’équilibre de pouvoir dans la société. À quoi sert, après tout, le suffrage universel, à quoi sert la représentation — idée par rapport à laquelle il convient de plus en plus de se montrer sceptique — lorsque les dirigeants « choisis » tous les quatre ou cinq ans sont de moins en moins contraints de rendre des comptes à leur peuple et semblent de plus en plus gouverner dans leur intérêt propre ?
Ce qui fait une société démocratique, c’est une décentralisation du pouvoir, une capacité réelle, étendue à chaque couche de la société, à ne pas être simplement gouvernée, à se faire entendre et à prendre une part active à la vie politique. Il s’agit bien entendu d’un but à atteindre, non d’un état de fait observable dans les démocraties modernes.
Mais quel rapport avec les inégalités sociales ?
Si l’on se fie au dicton des conservateurs américains, « Money equals free speech », donner de l’argent équivaudrait à exprimer son soutien et son avis. Si l’on accepte cette idée, un système profondément inégalitaire, qui cherche de moins en moins à limiter les écarts de richesse entre ses citoyens, cherche par conséquent de moins en moins à rendre audible la voix des petits.
La tâche de l’État ne serait-elle pourtant pas, comme l’affirme le philosophe Philip Pettit, d’intervenir de manière à empêcher l’instauration de rapports de domination entre citoyens ? Comment concevoir l’absence de domination entre citoyens alors que certains possèdent « tout » et que d’autres vivent dans des conditions de plus en plus précaires, forcés d’engager une part de plus en plus importante de leur temps, de leur énergie mentale et physique, à la simple acquisition de ce qui est bêtement nécessaire à leur survie ?
Dans une société française où l’on supprime l’impôt sur la fortune alors que le citoyen moyen peine de plus en plus à joindre les deux bouts, et dans une ville comme Paris qui est de plus en plus hors de prix alors même qu’on n’a souvent pas le choix d’y habiter, si l’on est un travailleur spécialisé, dans un tel contexte, donc, ce que l’on voit se dissoudre, c’est l’idée même d’un contrat social qui protège chacun de manière égale. La charité n’apparaît dans un tel contexte que comme le reflet déformé de la justice.
Pierre-Luc Desjardins
Candidat au doctorat en philosophie, Université Paris-1 Panthéon Sorbonne et Université de Montréal
Pierre-Luc Desjardins
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.