Jusqu’au crépuscule de l’Empire ottoman (1299-1924), lequel fut le dernier califat islamique significatif [1], les musulmans ont bâti leur identité sur une dualité de la religion et de la politique incarnée par l’oumma. Ce terme désignait la communauté des croyants et englobait alors la totalité de l’islam et de ses réalisations humaines. C’était un ensemble intemporel, représentant le passé et l’avenir des musulmans, sans limites spatiales ni frontières car s’étendant à travers le monde connu. Ce n’était ni un gouvernement ni une théocratie, mais une collectivité de foi.
Cette vision du monde a radicalement changé avec la montée en puissance des ambitions hégémoniques occidentales et la chute de l’Empire ottoman, qui déboucha sur l’abrogation du califat par la Grande Assemblée turque en 1924. À travers l’impérialisme et la guerre, les modes de pensée occidentaux ont alors profondément pénétré le monde musulman, en particulier les pays du Proche-Orient. Les Ottomans déclinants importèrent ainsi des modèles militaires européens, tandis que les territoires colonisés furent intégrés dans les circuits de production économique occidentaux. Même les traditions juridiques européennes, articulées autour de règles circonscrites et de constructions légales systémiques, s’ajoutèrent au discours de la charia islamique, qui laissait alors une large place à l’adaptation, en tant qu’épine dorsale constitutionnelle des nouveaux États-nations. En cette ère nouvelle, l’oumma et une certaine fluidité religieuse et politique firent place à des institutions codifiées et à des frontières territoriales.
Un point de ralliement
Réagissant au déclin du monde islamique (inhitat) et aux pressions insistantes de l’Occident, des penseurs musulmans de la fin du xixe siècle réinterprétèrent leur foi et les textes coraniques en vue d’une cure de jouvence de leur religion. Djamal Al-Din Al-Afghani et Mohammed Abdouh, par exemple, tentèrent une exégèse de l’islam en plaidant pour une adaptation de la vie musulmane aux normes dominantes de la modernité économique et politique. Ces théologiens réformateurs ne se sont jamais appelés « salafistes », terme dont des chercheurs occidentaux abuseront par la suite. Pour eux, il s’agissait surtout de favoriser une réforme religieuse à travers des changements doctrinaux par un retour aux sources qui avaient été délaissées et par la diffusion de nouvelles terminologies [2].
En tentant de « sauver » l’islam, ces réformistes, qui s’inscrivaient dans le mouvement, tant politique que culturel et religieux, de la Nahda (« essor », « renaissance »), l’ont involontairement décentré. Les vérités canoniques de cette religion, et plus encore l’oumma, ont cessé d’être les points de référence obligés. L’islam a été jugé uniquement sur sa capacité à imiter les réalisations occidentales. L’exigence que la religion musulmane s’adapte à un référentiel européen a accompagné la création de nouvelles entités étatiques dans tout le Proche-Orient postottoman. Les régimes républicains ou monarchiques qui émergèrent à l’époque n’étaient pas des résurgences du leadership islamique, mais plutôt les répliques d’un despotisme occidental militarisé, celui du XIXe siècle.
Le décentrage de l’islam par rapport à ses repères initiaux a laissé une trace majeure. Au début du XXe siècle, la religion musulmane constitua un point de ralliement pour les opposants à l’influence occidentale qui rejetaient les projets de réforme et d’adaptation à la modernité. Cette politisation de l’islam a transformé la foi en un instrument de lutte anti-impérialiste. Elle a également conduit une nouvelle génération de militants à considérer que l’islam n’était pas à la traîne de l’Occident, mais qu’il en constituait plutôt un contre-modèle susceptible de libérer les musulmans de leur supposée arriération et de devenir leur bouclier contre l’influence de la culture occidentale. Raison de plus, selon eux, pour étudier les textes sacrés.
Cette évolution donna naissance à l’islamisme, une idéologie qui mêlait religion et politique d’une manière beaucoup plus prononcée que le canon islamique classique dont elle prétendait s’inspirer. À rebours de la relation fluide entre religion et politique qui existait au sein de l’islam des premiers siècles, les mouvements islamistes, incarnés notamment par les Frères musulmans égyptiens, imposèrent un idéal rigide. Sous leur bannière, les fidèles ne se demandaient plus quel genre de musulmans ils devaient être ; rejetant les traditions introspectives et philosophiques de l’islam originel, ils devaient se contenter de savoir distinguer le musulman et le non-croyant. Des termes tels que djihad (« effort sur soi », « guerre juste ») et takfir (« excommunication »), des concepts enfouis dans la jurisprudence islamique furent déterrés et réinventés afin de justifier la résistance et la lutte dans un monde binaire caractérisé par l’opposition entre islam et Occident [3]. Les islamistes ne voyaient donc plus leur religion comme une entité intemporelle et sans limites, représentant l’ensemble de la souveraineté de Dieu et de sa création humaine. Au lieu de cela, leur objectif, dénué d’ambiguïté, devint la conquête du pouvoir d’État.
La forte propagation de l’islamisme au cours de la seconde moitié du XXe siècle a été rendue possible par le déclin du nationalisme arabe en tant qu’idéologie dominante. La défaite du camp arabe lors de la guerre de 1967 contre Israël porta un coup sévère aux idéaux nationalistes et unitaires, tandis que la révolution iranienne de 1979 achevait de les reléguer à l’arrière-plan des doctrines politiques influentes : la chute du chah démontra que des militants mus par des convictions religieuses pouvaient abattre de puissants régimes autoritaires soutenus par la plus grande puissance occidentale.
Désastreuse expérience égyptienne
Aujourd’hui, l’islamisme a échoué à réaliser sa promesse utopique. Ses mouvements dans le monde arabe, hormis dans quelques pays comme la Tunisie, ont été neutralisés ou sont en faillite. La guerre civile algérienne des années 1990 a été le signe avant-coureur des déceptions à venir, comme celles qui ont suivi le « printemps arabe » de 2011. En Égypte, les Frères musulmans ont gouverné le pays de manière désastreuse avant d’être renversés en juillet 2013 par un coup d’État militaire [4], auquel a succédé une répression ininterrompue contre les membres de la confrérie. En Irak, en Syrie et au Yémen, les forces islamistes ont joué un rôle marginal dans la promotion de la démocratie et ont dû s’effacer derrière la lutte contre l’extrémisme violent. Au Maroc, en Jordanie et au Koweït, les partis islamistes légaux ont connu des succès électoraux, mais dans des Parlements domestiqués, ce qui les transforme en forces politiques inoffensives s’agitant à l’ombre de puissantes monarchies, lesquelles exercent toujours un pouvoir absolu.
L’échec du modèle islamiste se manifeste de trois manières. Premièrement, ses mouvements n’ont pas réussi à concevoir des solutions sociales et économiques significatives qui aillent au-delà des slogans. Clamer « L’islam est la solution et le Coran est notre Constitution » est un piètre substitut à l’innovation et à la proposition de politiques publiques destinées à résoudre les problèmes que les régimes autoritaires ont été incapables de régler : pauvreté croissante, chômage de masse, systèmes éducatifs défaillants, corruption endémique. Il est révélateur que le Parti de la justice et du développement (PJD) poursuive au Maroc, comme les Frères musulmans égyptiens lorsqu’ils étaient au pouvoir, des stratégies économiques concoctées par des technocrates soumis à la pression d’institutions financières internationales. Cela démontre que la doctrine islamiste n’a aucune théorie propre de la production et, par conséquent, aucune vision du rôle que l’État devrait jouer dans la restructuration de l’économie.
Deuxièmement, les partis islamistes, exception faite de la Tunisie, ont également échoué à mener des politiques inclusives et démocratiques. L’objection selon laquelle ils n’ont jamais pu vraiment gouverner et prouver ainsi leur ouverture ne tient plus. En Égypte, les Frères musulmans ont semblé plus attachés à leur domination qu’au pluralisme, et leur ostracisme à l’encontre des acteurs laïques prônant un État civil a fourni à l’armée, qui n’attendait que cela, un prétexte pour renverser le président Mohamed Morsi.
Troisièmement, les islamistes du monde entier ont démontré qu’ils n’étaient pas au-dessus des manœuvres politiciennes. Là où ils constituaient des groupes d’opposition légale, ils ont parfois fait alliance avec des courants autoritaires, ce qui a terni leur image de formation antisystème. En Égypte, après la chute du président Hosni Moubarak en février 2011, les Frères musulmans ont cultivé leurs rapports avec l’armée en même temps qu’ils excluaient de discuter avec tous les autres acteurs politiques. Au Maroc, le PJD se soucie davantage de ses bons rapports avec la monarchie — qui lui procurent de nouvelles ressources et une visibilité politique — que de réclamer la réforme du régime. Après la victoire de ce parti aux élections législatives de 2011, son discours religieux a révélé sa subordination au pouvoir royal en invoquant des principes remis au goût du jour tels que la naçiha (« conseil au dirigeant ») et la ta’a(« obéissance en tant que vertu »). Les principes fondamentaux dont il se réclamait précédemment, tels que la défense des droits humains et la liberté d’expression, ont alors été relégués à la marge. En outre, le PJD ne peut pas prôner à la fois un changement démocratique et des réformes constitutionnelles tout en s’interdisant de contester le droit suprême du souverain à statuer dans ces domaines. Aujourd’hui, l’alliance avec le palais ; demain, peut-être, avec l’armée royale ; enfin, avec les fouloul (partisans de l’ancien régime). Satisfait d’occuper sa place d’acteur électoral de poids, le PJD est passé du rôle de parti d’opposition à celui de parti de gouvernement, mais la politique marocaine n’a pas changé pour autant.
Désormais, les islamistes sont profondément impliqués dans les clivages géopolitiques et les conflits sectaires qui embrasent le monde arabe. Cela discrédite davantage leur prétention à se tenir au-dessus des contingences quotidiennes de la modernité postcoloniale et à défendre la vision purifiée d’une indépendance prospère.
Bigoterie d’état
Le cas du Liban illustre cette problématique. Le Hezbollah y est apparu comme un bras armé de la révolution iranienne et a voulu mener une politique radicale dans une perspective idéologique chiite. Peu après sa fondation, ce parti s’est transformé en un mouvement nationaliste en lutte pour libérer le territoire libanais de l’occupation militaire israélienne. On pouvait alors voir en lui un mouvement islamiste parmi d’autres, avec une base populaire. Aujourd’hui, sous le patronage iranien, le Hezbollah prétend toujours lutter au nom de la nation libanaise, mais, en pratique, il se consacre au combat en Syrie contre les forces sunnites d’où qu’elles viennent [5]. Dans ce pays, le « Parti de Dieu » a endossé le rôle de combattant sur le champ de bataille de l’apocalypse. Ainsi, le Hezbollah est moins un mouvement islamiste préoccupé par l’avenir politique et économique du Liban qu’une entité transnationale souhaitant accompagner le mahdi (sauveur attendu par les musulmans) sur un sol étranger.
Les islamistes se présentent souvent comme des victimes de l’oppression occidentale ou de l’ostracisme des régimes autoritaristes. Mais, dans le même temps, ils appellent les fidèles à remédier à ces maux de façon agressive en diffusant le credo islamiste afin de conquérir le pouvoir politique. Ils sont le produit des États autoritaires qu’ils prétendent dénoncer. Et leur discours théologique relatif à la gouvernance démocratique ou au développement économique ne pèse pas lourd à côté de leurs slogans sur la nécessité de châtier les incroyants ou de créer l’État islamique parfait.
La Tunisie constitue la seule réussite arabe pour la gouvernance islamiste — une réussite assurément relative si l’on prend en compte le marasme économique (lire Une Tunisie contre l’autre), le départ de migrants, les effectifs djihadistes, etc. Dans ce pays, le mouvement Ennahda et ses homologues séculiers, tel le parti Nidaa Tounès, ont en effet collaboré pour garantir la paix civile et préserver la démocratie [6]. Ennahda est une force islamiste significative, avec une large base populaire et un commandement fort, alors que Nidaa Tounès et certains autres partis non religieux agglomèrent des courants de gauche et nationalistes, des représentants des milieux d’affaires, sans oublier les reliquats du régime du président déchu Zine El-Abidine Ben Ali.
Cependant, le cas tunisien est l’exception qui confirme la règle. Ennahda n’a pu réussir qu’en bénéficiant d’un contexte particulier et en mettant parfois de côté son orientation islamiste. Après janvier 2011, la démocratisation de la Tunisie et l’inclusion d’Ennahda dans le jeu politique ont bénéficié d’un soutien international solide sans encourir trop d’ingérences extérieures contraires. Le parti de M. Rached Ghannouchi était auparavant interdit depuis des décennies et a donc évolué en absorbant de nouvelles idées extérieures au canon islamiste. Ses gains électoraux aux législatives de 2014 et aux municipales de 2018 n’ont pas débouché sur une domination idéologique, mais se sont accompagnés d’un assouplissement des exigences religieuses de ce parti en matière de normes constitutionnelles et de politiques publiques. En apprenant à séparer son message religieux de la vie politique et à travailler étroitement avec des formations non islamistes, Ennahda s’est en un sens sécularisé, d’autant plus inexorablement que chacune de ses tentatives contraires a été endiguée par une vague d’opposition populaire. Le contre-modèle désastreux du coup d’État égyptien a joué dans ce même sens du compromis et de la prudence.
En Tunisie, les islamistes ont fini par admettre qu’aucune interprétation de l’islam ne pouvait prévaloir sur les élus lors de l’élaboration de la politique nationale et étrangère. Inversement, ceux-ci ont compris qu’ils ne pouvaient entraver la pratique pacifique de la religion, y compris dans la sphère publique. L’islamisme peut donc s’engager dans cette double tolérance que connaissent d’autres religions que l’islam ; mais cela exige qu’il renonce à ses exigences les plus intolérantes afin que toutes les voix puissent participer à la vie de la cité [7].
Bien que rejetées par de nombreux islamistes, ces dynamiques de compromis ont existé dès les premiers temps de la civilisation musulmane. Celle-ci a en effet admis que, même si les textes coraniques étaient sacrés, leur interprétation et leur application relevaient d’actes humains qui devaient être régulièrement remis en question, débattus et réinterprétés de manière à favoriser l’inclusion de tous. C’est ce dialogue entre le sacré et le profane, l’humain et le divin, qui incarne la dualité religieuse et politique de l’islam — et non l’insistance selon laquelle l’un devrait détruire l’autre.
Si la solution ne se trouve pas dans l’islamisme, où est-elle ? Le « printemps arabe » a fourni l’ébauche d’une réponse sous la forme de politiques démocratiques, de souveraineté populaire et de revendication de dignité. Une grande partie de la région est retombée sous le joug de l’autoritarisme, et il est devenu clair que les islamistes ne pouvaient jouer le rôle de sauveurs. Leur grande utopie, celle qui promettait le salut en échange d’une adhésion inconditionnelle, a échoué. Mais l’autre utopie, celle, démocratique, du « printemps arabe », n’a pas triomphé pour autant.
Les citoyens arabes ont conservé leur attachement à la foi, bien qu’ils soient devenus « anticléricaux » dans le sens où ils rejettent les autorités qui prétendent interpréter celle-ci. Ils se sentent en effet aliénés par l’instrumentalisation de la sacralité ou par l’idée que certaines personnalités — tels les rois —, certains groupes politiques — tels les islamistes — et des institutions, comme le corps des oulémas (experts en jurisprudence islamique), nommés par l’État, bénéficient d’un statut sacralisé et réclament à ce titre obéissance et respect. Ce rejet populaire marque non seulement l’épuisement de l’héritage de la révolution iranienne, mais aussi la fin de l’heure de gloire de l’islamisme.
Les régimes ont modifié en conséquence leurs stratégies de maintien au pouvoir. Ils tentent de combler le vide provoqué par trois pressions simultanées venues d’en bas : d’abord, le rejet, « anticlérical », de la propagande islamiste ; ensuite, le désir persistant de liberté démocratique né du « printemps arabe » ; enfin, l’attachement à la religiosité dans la vie quotidienne. Les régimes ont par conséquent investi cette arène normative en imposant leurs propres interprétations de la moralité et de la foi. Les exemples de ces comportements fondamentalistes abondent ces dernières années dans le Maghreb et au Proche-Orient, qu’il s’agisse de l’obligation de jeûner dans l’espace public lors du ramadan ou de la place des femmes dans la société.
En édictant ces règles sociales de façon discrétionnaire, les autocraties répondent au conservatisme plus ou moins exprimé par de larges secteurs de la société, tout en réprimant le désir d’émancipation des plus jeunes. Mais, en soumettant les espaces religieux au pouvoir de l’État, ces régimes répètent l’erreur des islamistes.
De telles interventions dans la sphère religieuse ont de profondes implications à long terme, non seulement sur la religion mais aussi sur l’avenir de la démocratie et sur la stabilité dans la région. Dans nombre de cas, les États ont façonné leur politique étrangère en diffusant à l’extérieur leur islam officiel. Jusqu’à récemment, le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir en Turquie depuis 2002, tirait une partie de sa substance spirituelle des réseaux alliés de la confrérie Gülen pour consolider son propre pouvoir et exporter sa vision de l’islamisme [8]. Depuis que l’AKP a déclaré la confrérie hors la loi, la politique et l’idéologie du régime sont davantage centrées autour du président Recep Tayyip Erdoğan.
Les monarchies cèdent elles aussi à ce penchant. L’Arabie saoudite et le Maroc en offrent deux exemples opposés. Dans le premier cas, les médias ont largement couvert les initiatives économiques et politiques du prince héritier Mohammed Ben Salman (« MBS »). Des reconfigurations religieuses, moins visibles, se produisent également. Jusque-là, une alliance entre la maison Saoud et les oulémas wahhabites, qui incarnent une idéologie salafiste conservatrice, assurait au royaume un équilibre institutionnel : la monarchie conservait la suprématie politique et elle cautionnait un establishment religieux qui jouissait en échange d’une prééminence théologique dans le domaine juridique et en matière de doctrine islamique [9].
La nouvelle vision islamique du régime saoudien rompt cet équilibre. Sous l’impulsion du prince héritier, le pouvoir souhaite contrôler le discours wahhabite et les décisions religieuses. Une telle mise au pas rappelle ce que fut la cooptation par l’État égyptien de l’université Al-Azhar au xxe siècle, à l’initiative des dictatures militaires successives. En éliminant l’autonomie de l’échelon religieux, les dirigeants saoudiens font coïncider le discours islamique avec celui de l’ensemble de l’appareil étatique. De manière paradoxale, il s’agit là de l’un des rares succès de M. Ben Salman. Ses efforts de modernisation économique piétinent, tandis que ses entreprises politico-militaires au Qatar, au Liban et au Yémen essuient de sérieux revers [10]. Et l’assassinat, début octobre, du journaliste Jamal Khashoggi ne constitue pas seulement une terrifiante violation des droits humains, mais aussi un fiasco en matière de politique étrangère.
De son côté, le Maroc privilégie une approche plus souple dans son appropriation de la religion par l’État. Dans le cadre de sa diplomatie religieuse, celui-ci projette sa vision de l’islam sur un axe nord-sud. Le premier objectif est l’Europe, dont Rabat s’assure le soutien en diffusant le message d’un islam modéré, capable de combattre le radicalisme et le terrorisme. Le Maroc forme par exemple des imams français. Le deuxième but est de faire du royaume chérifien un nouveau centre de gravité économique et politique sur le continent africain — ce qui lui permet de contrer l’influence algérienne.
La diplomatie religieuse de Rabat a pour troisième objectif de mieux contrôler politiquement sa diaspora en Europe. Ainsi, des institutions religieuses marocaines traitent des questions liées à la foi en même temps qu’elles font l’objet d’interventions de la part des consulats diplomatiques marocains en tandem avec les services de sécurité soucieux d’influencer ceux qui vivent en dehors du pays. Mais, alors qu’une image de « modération » est projetée à l’étranger, la bigoterie d’État règne dans le pays. Sous prétexte de protéger la moralité publique, les conseils islamiques officiels confisquent le débat religieux et combattent le blasphème autant que l’athéisme. Comble de l’hypocrisie (nifak), ils répriment aussi l’adultère et l’homosexualité.
Au-delà de ces trois objectifs immédiats, la fonction ultime de cette stratégie est de renforcer les fondements de l’autoritarisme traditionnel. L’islam marocain consolide la position constitutionnelle de la Commanderie des croyants en tant que point culminant de l’autorité religieuse. Pourtant, cette institution incarnée par le roi exerce simultanément une charge politique de préservation du statu quo, ce qui revient à contrôler les acteurs religieux et à neutraliser les mouvements démocratiques qui entendent remettre en cause l’État par le bas.
Mais tous ces arrangements politico-religieux se heurtent à trois obstacles fondamentaux. Tout d’abord, le test acide de l’économie. En l’absence d’une redistribution des richesses, les acteurs sociaux ne peuvent pas manifester une obéissance sans faille. Ensuite, cet arrangement constitue un bricolage d’idées religieuses uniquement soudées entre elles par le pouvoir politique ; il pourra donc à tout moment être contesté par des mouvements dotés de connaissances théologiques cohérentes et instruits de l’histoire de l’islam. Il ne s’agit pas de sécularisation, mais de monopole de l’espace religieux. Enfin, dans le cas du Maroc, l’insistance de Mohammed VI à projeter une image personnelle non traditionnelle et moderne contredit fondamentalement cette stratégie.
La notion même de « modération » est intrinsèquement autocratique, car elle exige de dicter les limites du discours religieux. Or le véritable objectif ne devrait pas être l’islam modéré, mais l’islam éclairé. Et cette lumière exige une pensée critique, laquelle est l’ennemi désigné de tout autoritarisme.
Hicham Alaoui
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