Henri Wilno – Jean-Claude Michéa remporte un succès croissant. Un auteur qui affiche son « anticapitalisme », mais qui plaît de plus en plus à diverses officines d’extrême-droite. Il décline une vision particulière de l’histoire moderne et entend démontrer qu’il faut combattre à la fois le libéralisme économique et le « libéralisme culturel ». Peux-tu résumer son raisonnement ?
Isabelle Garo – Les livres de Michéa sont typiques de ces productions éditoriales contemporaines que les grands médias consacrent comme événements intellectuels de premier plan, tout en occultant les travaux importants et les réflexions vraiment originales. Qui est au courant de la disparition récente d’un immense penseur marxiste comme André Tosel ? Quant à ses thèses, on peut rapprocher Jean-Claude Michéa de Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Luc Ferry, etc., et l’inscrire dans la galaxie des néo-réactionnaires et autres auteurs d’essais moralisants à gros tirage. Leurs styles varient en fonction des lecteurs visés mais leurs propos sont fondamentalement semblables : les valeurs traditionnelles disparaissent, l’immigration nous menace et l’islam plus encore.
Au sein de cette galaxie, Michéa fait partie de ceux qui se réclament de la gauche, voire de l’anticapitalisme, tout en affirmant que le clivage droite-gauche est dépassé. Mais en dépit du titre de son dernier livre, Notre ennemi le capital, il réserve ses coups à la seule gauche, qu’elle soit social-démocrate ou radicale. Avec la mine grave du visionnaire inquiet, Michéa déplore le déclin du socialisme d’antan et inscrit sur son drapeau une devise qu’il annonce téméraire : « c’était mieux avant ». Ce qui est au moins vrai de ses propres écrits, qui reprennent tous la même analyse, en d’inlassables variations.
« C’était mieux avant »
Pour résumer, on peut dire que Michéa a fabriqué une vaste fresque historique qui court des débuts du socialisme jusqu’à la mort de la gauche contemporaine. Il propose une histoire combinée de la gauche et du libéralisme, qui n’auraient en réalité pas grand-chose à voir avec le capitalisme parce qu’ils sont avant tout des options morales et culturelles. Du côté du socialisme, l’histoire est celle d’une origine trahie (le « vrai » socialisme du 19e siècle, celui de Proudhon). La seconde est celle d’une logique folle (le libéralisme économique), échappant à ses promoteurs mêmes, qui n’avaient pourtant que de bonnes intentions.
Ces deux histoires fusionnent sous nos yeux : c’est pourquoi le clivage gauche-droite est devenu un leurre : la gauche (au singulier) aurait perdu de vue les classes populaires, c’est-à-dire renoncé aux valeurs réactionnaires que Michéa prête au peuple (au singulier également), et qu’on trouve en effet chez un Proudhon, grand virtuose de la sinuosité politique qu’il est à la mode de présenter en penseur de l’émancipation.
Ces deux histoires fusionnent sous nos yeux : c’est pourquoi le clivage gauche-droite est devenu un leurre : la gauche (au singulier) aurait perdu de vue les classes populaires, c’est-à-dire renoncé aux valeurs réactionnaires que Michéa prête au peuple (au singulier également). Il emprunte ces valeurs à Proudhon, qu’il est devenu courant de présenter en penseur de l’émancipation en oubliant son sexisme, son antisémitisme, son corporatisme, son projet de banque du peuple comme panacée sociale et ses ambiguïtés face au Second Empire.
Pour Michéa, c’est l’affaire Dreyfus qui a constitué la scène originelle et traumatique de ces noces contre-nature, de cette compromission sur le terrain des valeurs seules (l’antiracisme est pour Michéa le nom de la trahison libérale de la gauche), qui donna naissance à la gauche moderne. Dans son dernier livre, il insiste et se dévoile un peu plus : c’est l’antifascisme des années 1930 qui serait la cause de la dénaturation de la gauche. On comprend l’enthousiasme d’un Soral pour Michéa.
Cette gauche moderne, devenue le parti du progrès, est convaincue de l’automatisme de l’histoire, se vouant à toutes les innovations, qu’il s’agisse de la technique ou des mœurs, du marché ou du renoncement aux frontières. Ralliée au libéralisme culturel donc, elle se serait rangée du même mouvement derrière le libéralisme économique, l’un étant l’équivalent de l’autre puisque « Foucault = Hayek ». L’antiracisme et le mariage pour tous sont les signes de cette perte des repères populaires, de ce renoncement à l’essence même du peuple et de sa morale « décente » (qui autorise pourtant, semble-t-il, la pêche en eaux troubles).
L’antiracisme comme trahison du « peuple »
Traduites en prose, ces thématiques sont bien connues et elles sont profondément et classiquement réactionnaires. Mais elles sont habilement présentées par Michéa, instillées à petite dose au détour d’un exemple, comme en passant. On est loin des éructations d’un Zemmour par exemple, le public ciblé n’étant pas le même. Au fil de ce discours répétitif, qui ne varie que par la liste toujours plus longue de ses adversaires, il ne s’agit jamais d’exploitation ni de domination : le capitalisme dont parle Michéa n’est qu’un mot vide et sa critique sert de prétexte à déverser des tombereaux d’invectives et de mépris hautain exclusivement sur sa gauche.
Il faut ajouter que les prétentions théoriques de Michéa sont extrêmes : faute d’arguments sociologiques solides, c’est du côté de la philosophie que Michéa recherche du renfort. N’hésitant pas à se revendiquer de Spinoza, il bricole en système une histoire des idées réécrite à vive allure (la vie politique se réduirait à des concepts qui s’engendrent les uns les autres), une anthropologie essentialiste du vrai peuple (au nom de sa connaissance intime des « gens ordinaires »), une psychanalyse des foules et des mères possessives. L’ensemble est saupoudré d’une masse de citations disparates et décoratives, recrutant à tout-va des alliés qui n’en peuvent mais.
Au final, inlassablement répété de livre en livre, le récit michéen est linéaire, sans contradiction et sans nuance. Mais également sans la moindre analyse rigoureuse, et sans autre argument que ses effets de plume. Le succès de ses livres tient aussi à un système bien rodé de notes emboîtées, d’incises et de parenthèses dans les commentaires, qui déguise la linéarité absolue du raisonnement. Mais, à mesure que l’inspiration s’essouffle, le procédé se fait omniprésent et son dernier livre en devient presque illisible.
Qu’y a-t-il d’anticapitaliste dans ce qu’il propose ? Marx et Engels raillent, dans le Manifeste du parti communiste (1847 !), un « socialisme féodal » qui ne critique les horreurs du capitalisme que du point de vue des âges précapitalistes et des valeurs féodales, et qui voudrait faire « tourner la roue de l’histoire à l’envers ». Notre Michéa ne nous servirait-il pas un pseudo-anticapitalisme de ce genre, dans des habits plus ou moins neufs ?
Oui, c’est exactement ça, l’anticapitalisme de Michéa est un faux-nez. Mais comme nous ne sommes plus à l’époque des débuts du socialisme, c’est moins vers le socialisme féodal qu’il lorgne que vers l’extrême droite, peinturlurée aux couleurs des « valeurs populaires ». Michéa est-il vraiment un critique du libéralisme ? Lisons-le : « l’abolition intégrale de la logique marchande (...) impliquerait en effet que tous les besoins et les désirs des individus pourraient être définis et imposés par la collectivité, ce qui reviendrait inéluctablement à détruire un des fondements majeurs de la vie privée » (La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Flammarion, 2014). La moindre perspective de régulation de l’économie est la hantise de Michéa.
Marx, responsable du déclin de la gauche
Sa critique du capitalisme ne va pas au-delà d’une critique rebattue du consumérisme, mais ses fulminations se retournent toujours en bout de course contre ceux qui sont les vrais penseurs critiques de notre époque. Un exemple : Pierre Bourdieu et Christine Delphy seraient les disciples de l’ultra-libéral Gary Becker et auraient diffusé sa théorie du capital humain (Notre ennemi le capital, p. 107). Ces sottises sont légion et le véritable but de ce livre est là, disqualifier toute véritable analyse et tout projet anticapitaliste.
Quant à Marx, s’il lui sert de caution et surtout d’appât pour les lecteurs, il est avant tout présent comme l’un des coupables du déclin de la gauche. Notre ennemi le capital s’emploie à sa récupération partielle et incohérente, combinée à tous les contresens volontaires. Il faut croire Michéa sur parole : Marx serait un productiviste forcené admirateur sans nuance de la « grande industrie », partisan du « socialisme d’en haut », décidé à transformer la société en une « vaste fabrique », défenseur du rôle « messianique » du prolétariat industriel, etc., etc. Contre Marx, c’est le socialisme originel d’un Proudhon qu’il faudrait réhabiliter, et peu importe sa sinuosité politique. En réalité, l’originalité de Michéa consiste surtout à appliquer au socialisme les fantasmes identitaires en vogue aujourd’hui. Mais il vaut mieux prôner la réconciliation des petits patrons, petits commerçants, ouvriers et paysans, en citant Proudhon plutôt que Pétain.
Concernant l’immigration, ses propos sont édifiants. Un exemple là encore : « la gauche et l’extrême gauche en sont venues à reprendre à leur compte les principales exigences de la logique capitaliste, depuis la liberté intégrale de circuler sur tous les sites du marché mondial jusqu’à l’apologie de principe de toutes les transgressions morales possibles » (La double pensée. Retour sur la question libérale, Flammarion, Paris, 2008).
Le NPA inspiré par le Guide du routard
Michéa, qui n’aime pas l’internationalisme, feint de regretter celui d’avant. Car il a percé à jour le NPA : « son imaginaire no border doit certainement beaucoup moins au vieil internationalisme prolétarien qu’au Guide du Routard et aux clips publicitaires de Benetton » (Notre ennemi le capital, p. 157). Les antiracistes sont les vrais fossoyeurs de la gauche et surtout du vrai peuple, telle est la thèse qui monte de livre en livre, suggérant au passage que les immigrés et les sans-papiers n’auraient rien à voir ni avec la classe ouvrière, ni avec l’exploitation, ni avec les luttes sociales. Les défendre, c’est simplement propager la morale permissive de la gauche et cette volonté foncièrement procapitaliste d’abolir les frontières, qui rassemble élites cosmopolites et migrants, les uns comme les autres n’hésitant jamais à renier leurs racines… La vieille imagerie du complot cosmopolite n’est pas loin.
Sur tous les sujets, Michéa est un adepte de la thématique réactionnaire de la décadence, qui nourrit les fantasmes de régénérescence, de réforme morale, de retour aux origines perdues, toutes thématiques dont les assonances intellectuelles se situent, depuis la Révolution française, du côté d’une littérature politique réactionnaire. Elles sont habilement travesties en critique de gauche, mélangées à un vague éloge de la gratuité et à une critique du capitalisme qui n’est en réalité qu’une critique du consumérisme, et placées de force sous le haut patronage de Debord, Mauss, Proudhon, Leroux, le jeune Marx, Castoriadis, Lasch, Orwell, etc. Et même de Podemos !
La mayonnaise peut alors être vendue comme comble du courage politique à des lecteurs en quête de pensée tranchante. Quant aux propositions concrètes, il faut les chercher longtemps pour en trouver trace : dans son dernier livre, elles se limitent à la mention rapide du « recours systématique aux monnaies locales et aux circuits courts » (Notre ennemi le Capital, Flammarion, p. 79). Le CAC40 tremble.
Certains parlaient autrefois « d’idiots utiles du stalinisme ». Ne voit-on pas apparaître depuis quelques années des « idiots utiles du Front national » ? C’est l’impression qu’on a parfois, à lire (ou croire lire ?) chez Michéa l’idée d’une alliance des ouvriers, des paysans, des petits commerçants et artisans, des petits patrons, qui seraient « le peuple » décent et honnête, par opposition à des élites mondialisées, mais aussi au monde extérieur, car il dénonce « la folie » de l’ouverture des frontières…
En effet. Michéa ne vise pas à renouveler la gauche, et surtout pas l’anticapitalisme. La trahison de la gauche qu’il dénonce concerne les seules valeurs et pas les politiques néolibérales d’austérité et de casse des conquêtes sociales imposées par le gouvernement Hollande. Lors des mobilisations sociales, il se tait. L’égalité n’est pas son fort, c’est le moins qu’on puisse dire, la justice sociale, la dénonciation de l’exploitation non plus. Son objectif est de rabattre électeurs désorientés et lecteurs fascinés du côté des forces politiques qui ont fait du conservatisme et de la réaction leur fonds de commerce.
Rabattre les désorientés vers la réaction
« Utile », sans doute, mais « idiot », certainement pas ! Même s’il n’est pas le penseur puissant qu’il croit être, son « œuvre » correspond trop bien à l’agenda néoréactionnaire pour qu’on lui prête la moindre naïveté sur ce plan. Alain Soral le cite, Marine Le Pen le qualifie même de « philosophe fulgurant », il est salué par de nombreux sites d’extrême droite. Quand on l’interroge sur ces encombrants soutiens, l’intéressé répond (en 2014, dans une interview à l’hebdomadaire Marianne) : « je serais plus inquiet, en vérité, si ma critique du libéralisme culturel rencontrait l’approbation enthousiaste d’une Laurence Parisot ou d’un Pierre Gattaz ». Rien de neuf depuis lors, alors que son fan-club s’élargit surtout à droite.
Pour sa part, fidèle à ses traditions, l’extrême droite s’emploie à réactiver le mélange entre thématiques identitaires et revendications sociales, critiquant volontiers le libéralisme pour séduire une partie de l’électorat populaire. Nourrissant la demande d’ordre et la recherche d’identité, les livres de Michéa sont à mettre au nombre des produits délétères de la crise profonde du capitalisme. Le « peuple » de Michéa relève d’une vieille imagerie, qui ne s’appuie sur aucune donnée sociologique, mais sur des préjugés et sur les affirmations du géographe à succès Guilluy, autre faux chercheur et suppôt de la réaction sous couvert de défense des catégories populaires (et qui résume le conflit social à l’opposition entre le « peuple » des zones rurales et péri-urbaines et le petit et moyen bourgeois des grandes villes et surtout les habitants des quartiers populaires). Il faut inlassablement riposter à cette stratégie, y compris sur son terrain propre, celui de la lutte des idées, même si la tâche est ingrate. C’est ce que faisait brillamment Daniel Bensaïd, notamment.
Malgré tout, ne pointe-t-il pas du doigt de vrais problèmes, en tout cas des contradictions ou des impasses, non seulement de la société capitaliste, mais aussi peut-être des carences de la « gauche », voire de l’extrême gauche ?
Ce point est essentiel, tu as raison : son écho provient de la décomposition de la gauche sur tout son spectre, le quinquennat Hollande ayant aggravé les choses à un point inédit. Le ralliement libéral des partis sociaux-démocrates et la faiblesse historique de la gauche radicale propagent la dépolitisation mais aussi la colère, la quête d’alternative, le besoin d’analyses neuves. Faute de mieux, c’est vers Michéa que se tournent certains, en se laissant prendre au piège d’une écriture (jadis) alerte, de paradoxes bien tournés et de visées politiques passablement difficiles à détecter, tant l’auteur s’ingénie à brouiller les pistes.
Un écho lié à la décomposition de la gauche
Bref, qu’il y ait des carences du côté de la gauche radicale et de l’extrême gauche, c’est évident, mais Michéa éloigne de leur prise en compte sérieuse. On peut dire que, sur ce plan, le manque est à la fois programmatique et stratégique, en cette période de crise généralisée : ces questions lui sont absolument étrangères. Comment parvenir à construire une alternative à la fois radicale et rassembleuse, émancipatrice et concrète ?
La passionnante étude de Julian Mischi montre que le Parti communiste français a progressivement déserté la question des classes et le paye au prix fort. Une telle analyse se situe justement aux antipodes des a-priori de Michéa. Julian Mischi conclut en notant que « la destruction des conditions organisationnelles d’une participation des ouvriers à la vie politique renforce la capacité des groupes sociaux et militants éloignés des classes populaires à parler en leur nom » (Le communisme désarmé, Agone, 2014, p. 294). C’est précisément ce que fait Michéa. Face à ce type d’offensive, l’urgence est aussi et surtout de rendre aux classes populaires, aux salarié-e-s exploité-e-s, aux habitant-e-s des quartiers leur initiative politique, loin de tout clivage moral ou ethnique, afin de construire une alternative véritable et démocratique au capitalisme.
Propos recueillis par Henri Wilno