À partir d’une confrontation entre la théorie postcoloniale et les débats sur le « mode de production colonial », il montre que le capital subsume, transforme et produit des formes de subjectivation hétérogènes qui sont autant d’obstacles à son universalisation. Si les contradictions objectives du système travaillent de l’intérieur les subjectivités, alors, plus que jamais, la transformation de soi apparaît comme une condition de la transformation du monde.
Marcel Mauss : la notion de personne [1]
En 1938, Marcel Mauss donna une conférence intitulée « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de “moi” », devenue depuis un modèle important de la conceptualisation de l’histoire de la « personne ». Mauss, suivant la méthode de l’école française de sociologie, explique qu’il va apporter un volet d’« histoire sociale » (Mauss 2002 : 6) à ce qu’il considère comme une catégorie transhistorique de l’esprit humain : la « personne » ou le « moi ». Il s’agit d’une catégorie, dit-il, qui est « née et [a] grandi au cours de long siècles et à travers de nombreuses vicissitudes, tellement qu’elle est encore, aujourd’hui même, flottante, délicate, précieuse » (Ibid.). Pourtant, Mauss déclare dans le même temps que la notion de moi « de nos temps, […] est […] devenue claire, nette, dans nos civilisations (dans les nôtres, presque de nos jours), et encore pas dans toutes » (7). La conférence de Mauss laisse entrevoir par conséquent une curieuse téléologie : puisque les catégories de l’esprit humain sont par définition transhistoriques, leur développement progresse à travers une série de « formes » (8) historiques et civilisationnelles qui atteignent leur apothéose provisoire dans la « précision » et la « clarté » du présent européen. Cette téléologie eurocentrique de la lucidité est cependant constamment interrompue par l’insistance de Mauss sur la contingence historique et la fragilité du présent ; à un moment donné, par exemple, il remarque que deux des « très grandes et très vieilles sociétés » (18) – « l’Inde brahmanique et bouddhique, et […] la Chine antique » – « inventèrent » le moi, « mais pour le dissoudre presque définitivement » (18) – quelque chose qui, admettra-t-il plus tard, pourrait se produire encore une fois en Europe (28). Le présent historique de Mauss est ainsi d’emblée le point culminant du parcours géo-historique de la personne, ainsi qu’un moment d’anxiété en raison de l’imminence potentielle de sa dissolution.
Cette ambiguïté du présent historique est implicite dans la structure narrative même de la description que fait Mauss de la personne. En commençant son récit historique – du passé au présent – avec une conception tribale de la personne se basant sur le travail anthropologique réalisé sur les tribus nord-américaines contemporaines du vingtième siècle, le texte de Mauss est structuré par une série d’aveux et de désaveux de la contemporanéité des autochtones américains. La structure narrative de son argumentation situe ces tribus comme étant pré-modernes, comme éléments non-contemporains de contemporanéité, et pourtant, dans le même temps, il insiste continuellement sur la contemporanéité de ce qui apparaît comme non-contemporain (« à propos des Indiens du Nord-Ouest, il ne faut penser à quoi que ce soit de primitif » (12)). Le malaise affectif qui émerge de cette contradiction peut être décrit comme une peur du kitsch, à cause duquel les pratiques et symboles tribaux authentiques ont à l’évidence été rabaissées au statut de marchandises inauthentiques : « tous les fameux totem poles, ces pipes de Stéatite, etc., tous ces objets devenus maintenant pacotille à l’usage des touristes amenés par les chemins de fer ou les croisières » (14). La marchandisation des pratiques individuelles prémodernes produit ainsi une ambiguïté au sein du statut ontologique même de la contemporanéité.
C’est dans et à travers cette ambiguïté que Mauss élabore son récit, retraçant les diverses significations historiques de la « personne ». Il commence, comme nous l’avons vu, en analysant les personnes tribales ; ici, « la personne » est entendue comme un « rôle » (personnage) assigné par la société et strictement délimité « que chacun joue dans la figuration du clan » (10 ; souligné par l’auteur). Chaque tribu a un nombre limité de noms correspondant à un nombre limité de « personnes » ou de « rôles ». Alors que, dans certaines tribus, des individus peuvent être distingués (via le masque, le titre, le rang, etc.), « le rôle de tous ces personnages est réellement de figurer, chacun pour sa partie, la totalité préfigurée du clan » (11). Ainsi, les « personnes » tribales sont strictement – et paradoxalement – des rôles communautaires impersonnels : elles n’ont que peu de liens avec le « moi » moderne, caractérisé par la conscience individuelle et l’intériorité subjective. Mauss esquisse ensuite le sens de la persona dans la Rome antique. Étymologiquement, persona signifie un masque (un masque tragique, rituel ou ancestral) ou un personnage ou encore un rôle dans une pièce de théâtre, suggérant ainsi la fonction constitutive des représentations « imaginaires » dans l’ontologie sociale de la personne. Contrairement aux société tribales, cependant, la persona romaine « est plus qu’un fait d’organisation, plus qu’un nom ou un droit à un personnage et un masque rituel, elle est un fait fondamental du droit » (20). Persona désignait un sujet de droit autorisée à hériter d’un patrimoine ; le nombre de personnes se limitait au nombre de domaines, ce qui signifiait que la majorité des individus n’étaient pas des « personnes » : les esclaves, par exemple, étaient désignés comme n’ayant pas de persona. De nouveau, par après, la « personne » était encore, dans notre acception moderne, impersonnelle dans le sens où ce n’était pas un terme indiquant une intériorité subjective.
Une seconde tradition de la persona a cependant été développée, désignant une « personne morale » qui est un être « conscient, indépendant, autonome, libre, responsable » (25). Celle-ci a commencé avec l’éthique volontariste des stoïciens, a été aidée par la révolte de la plèbe, qui augmenta le nombre de ceux autorisés à réclamer le statut de persona, et a été consolidée en tant qu’entité métaphysique durant la chrétienté médiévale. Cette dernière a universalisé la personnification au-delà du domaine limité des personae latines, concevant la personne comme une « substance rationnelle indivisible, individuelle » (27). Cette concordance progressive entre la « personne » et le « moi » s’est consolidée durant la modernité à travers les mouvements sectaires chrétiens, dont hérita Kant, et a atteint son apogée chez Fichte, pour qui « tout fait de conscience est un fait du “moi” » (30). Ainsi, pour Mauss, la trajectoire historico-sémantique de la « personne » mène effectivement des rôles sociaux impersonnels pré-modernes au moi conscient moderne. Par ailleurs, on pourrait également dire qu’il existe deux axes principaux dans la tradition de la personne : ce que j’ai appelé la « personne impersonnelle », fonctionnelle au sein des communautés tribales et, différemment, dans la loi romaine (qui se prolonge dans la pensée politique à travers Hobbes puis, plus tard Gramsci et Althusser (cf. Thomas 2009 : 397-398) ), et la « personne morale » qui est née avec les stoïciens et s’est consolidée dans la chrétienté (et a été prolongée via Locke et Kant).
J’ai commencé avec l’histoire de la personne par Mauss, pas simplement parce que celle-ci offre un rappel utile de l’histoire complexe de ce qui est maintenant un terme dont le sens est commun, mais aussi parce qu’elle soulève de nombreuses questions qui sont au cœur de l’objet principal du présent article : l’héritage critique de la tradition marxiste par le milieu intellectuel post-colonial des études subalternes (Subaltern Studies). Ces questions incluent : les temporalités historiques conflictuelles, l’ambiguïté de la contemporanéité, la lutte des classes, la fonction constitutive des représentations culturelles, le croisement entre les régimes juridiques, les pratiques culturelles, les formes étatiques et les discours philosophiques, ainsi que le manque de précision du terme de « personne » lui-même dans la sémantique moderne, qui est devenu un synonyme de « sujet », « individu » et « moi » (self). Ainsi, en me fondant sur une lecture critique du récit de Mauss, je propose la définition provisoire suivante : il s’agit d’un dispositif historiquement variable dont la délimitation sémantique est fonctionnellement vague, dont les éléments constitutifs incluent les représentations imaginaires et dont la temporalité historique ambiguë résulte de la surdétermination de ces différents éléments au sein du champ plus vaste que constitue la lutte des classes [2]. Il convient sans doute de garder cette définition en tête tout au long de ce qui va suivre. Cet article offre l’ébauche la plus élémentaire d’une théorie post-coloniale marxiste de la personne, une théorie qui nécessiterait une élaboration bien plus détaillée des interrelations entre les personnifications structurelles, les interpellations idéologiques et les expériences existentielles quotidiennes de l’oppression raciste. Le présent article n’est que la première étape d’une telle élaboration.
La personne, entre marxisme et études subalternes
Les études subalternes se sont développées à partir des débats sur l’état contemporain de l’historiographie sud-asiatique à la fin des années 1970 entre Ranajit Guha, un historien de l’Asie du sud, et un groupe de jeunes historiens basés en Grande-Bretagne (Chaturvedi 2000) [3]. Non satisfaits des paradigmes dominants de l’historiographie indienne du fait que ceux-ci ignorent systématiquement le rôle politique de la paysannerie, les études subalternes ont été au départ « une tentative de transformation de l’écriture de l’histoire coloniale indienne en s’appuyant sur les concepts flexibles de classe et d’État exposés dans les Cahiers de prison d’Antonio Gramsci » (Chaturvedi 2000 : viii). Cela s’est développé à la croisée de trois facteurs : premièrement, l’influence de Susobhan Sarkar, un historien bengali qui a été l’enseignant de Ranajit Guha au Presidency College de Calcutta, et qui a permis la première réception complète des écrits de Gramsci en Inde ; deuxièmement, la transformation du marxisme britannique à travers les écrits nouvellement traduits de Gramsci (par exemple dans les travaux de Raymond Williams, Perry Anderson et Stuart Hall), qui a coïncidé avec une tendance à l’écriture des « histoires [sociales] par le bas » (histories from below) d’Eric Hobsbawm, E. P. Thompson et Christopher Hill ; enfin, les études subalternes ont émergées, au sein du contexte indien, dans la période du « soulèvement paysan maoïste de Naxalbari et du tournant autoritaire d’Indira Ghandi durant les années d’“urgence” de 1975-77 » (Chaturvedi 2000 : x). C’est là un paramètre crucial pour Ranajit Guha, qui était activement engagé aux côtés des organisations étudiantes maoïstes et dont le livre Elementary Aspects of Peasant Insurgency, en 1983, peut être considéré comme une tentative pour répertorier théoriquement les luttes naxalites.
Le but des études subalternes était ainsi « de produire des analyses historiques au sein desquelles les groupes subalternes seraient considérés comme les sujets de l’histoire » (Chakrabarty 2000 :15, je souligne). Cela a entraîné un élargissement des conceptions traditionnelles du politique. Là où l’école de Cambridge et les historiens nationalistes limitaient le champ politique aux institutions officielles du gouvernement, déniant ainsi le rôle de la paysannerie dans la fabrique de l’histoire, Guha argua du fait qu’il existait dans l’Inde coloniale un domaine « autonome », celui de « la politique du peuple », qui n’était pas organisé de la même façon que le domaine politique de l’élite (ibid : 15-16). En délimitant cette sphère politique « autonome », Guha critiquait sciemment le travail d’Éric Hobsbawm sur la « rébellion primitive », terme dont étaient qualifiées de telles insurrections paysannes « pré-politiques », du fait qu’elles ne correspondaient pas aux conceptions modernes de la politique. C’est à ce moment-là que les questions de temporalité historique et de philosophie de l’histoire sont devenues partie intégrante du débat. Car, comme l’a écrit Dipesh Chakrabarty, « Guha a insisté sur le fait que le paysan n’était pas un anachronisme dans le monde colonial modernisant mais bien plutôt un réel contemporain du colonialisme et un élément fondamental de la modernité que le pouvoir colonial provoqua en Inde » (17 ; je souligne). Ces deux termes – anachronisme et contemporanéité – sont centraux, non seulement quant à l’approche de la notion de personne dans les études subalternes, mais aussi pour sa critique de l’historiographie marxiste dans sa globalité.
Percevoir le paysan comme un anachronisme c’est se conformer à ce que Chakrabarty appelle l’« historicisme » (2009 : 36), l’une des « formes importantes prises, depuis le XIXe siècle, par l’idéologie du progrès ou du “développement” » (38). L’historicisme présuppose une logique du « d’abord en Europe, puis ailleurs » (ibid.) et pose « le temps historique comme une mesure de la distance culturelle… supposée séparer l’Occident du non occidental » (ibid.). D’un point de vue politique, l’historicisme implique la déclaration du colonisateur selon laquelle les peuples colonisés n’étaient « pas encore » suffisamment civilisés pour se gouverner eux-mêmes (40). En termes de théorie et d’historiographie, cependant, l’historicisme implique une compréhension strictement idéologique de la modernité en tant qu’histoire de l’universalisation du capital. C’est précisément à cette compréhension idéologique que les intellectuels des études subalternes se sont opposés. Il est ainsi devenu évident que la paysannerie indienne et sa culture supposément « pré-moderne » n’apparaissent « anachroniques » qu’à une historiographie historiciste qui situe la figure politique du citoyen comme le telos ou la « fin » de la modernisation capitaliste. En d’autres termes, selon Chakrabarty, les philosophies de l’histoire libérale-nationaliste et marxiste orthodoxe ont présupposé la « conversion [téléologique] du paysan en citoyen – la figure politique convenable de la personne » (19 ; je souligne). La question de la personne – en tant que catégorie à la fois politique et temporelle – est donc cruciale dans la critique que font les études subalternes de l’historiographie marxiste et libérale.
En catégorisant certains rapports sociaux ou pratiques culturelles comme « semi-féodales » ou « survivances », ou encore « vestiges » du féodalisme, les historiographies libérale-nationaliste et marxiste se sont, ironiquement, conformées à la vision strictement idéaliste du capital sans limites, illustrant par elles-mêmes l’hypothèse de ce que Marx critique dans les Grundrisse :
« Mais, si le capital pose chaque limite de ce type [ex : « barrières et préjugés nationaux », « culte originel », « satisfaction traditionnelle, restreinte, des besoins présents », « anciens modes de vie »] comme un obstacle qu’il surmonte ainsi de manière idéelle, il ne surmonte pas réellement pour autant ; et, comme chacun de ces obstacles est en contradiction avec sa détermination et sa destination, sa production se meut dans des contradictions qui sont constamment surmontées, mais tout aussi constamment posées. Il y a plus. L’universalité à laquelle le capital aspire irrésistiblement se heurte à des obstacles qu’il rencontre dans sa nature propre et qui le font reconnaître lui-même à une certaine phase de son développement comme obstacle majeur à cette même tendance à l’universalité, le poussant donc à sa propre abolition. » (Marx, 2011, p. 371)
L’universalisation du capital est ainsi limitée de façon externe et interne : de telles limites n’étaient que trop visibles dans l’Inde coloniale.
C’est ici que nous rencontrons l’ambiguïté centrale du raisonnement des études subalternes. Celle-ci concerne le sens précis à donner au concept d’« universalisation du capital » – un terme dont je discuterai les ambiguïtés plus en détails par la suite. Dans les passages des Grundrisse précédant directement celui qui vient d’être cité, Marx explique de quelle façon la logique interne du capital implique une tendance à l’universalisation, à l’expansion et au dépassement des modes de production et des « modes de vie » antérieurs. S’apparentant à certains passages du Manifeste communiste, ces pages sont ponctuellement lues comme un hymne aux pouvoirs économique, social et – fondamentalement – civilisationnel de la construction du capital. Ayant remarqué que « la tendance à créer le marché mondial est immédiatement donnée dans le concept de capital » (Marx 2011, 369) et notant également sa production constante de nouveaux besoins, Marx déclare que « le capital créé la société bourgeoise » et « a une influence importante en terme de civilisation » (409). Ce n’est qu’ultérieurement qu’il relève les limites d’une telle universalisation. Le mouvement décisif qu’ont effectué les études subalternes a été, cependant, d’assimiler cette universalisation expansionniste, civilisationnelle du capital avec l’hégémonie bourgeoise réalisée par le « caractère total » (Guha 1997 : 17) des révolutions bourgeoises d’Angleterre en 1648 et de France en 1789. Comme nous le verrons bientôt, ce tour de passe-passe est la clef de nombre des forces et des faiblesses des études subalternes initiales.
L’un des corollaires de leur débat est que l’on ne peut considérer qu’une conjoncture dans laquelle la bourgeoisie est hégémonique existe, seulement là où le citoyen, la personne morale (d’un contrat et du droit de propriété) et l’individu coïncident. Une telle situation suppose le renforcement mutuel d’un État-nation indépendant, un « État de droit », et d’un mode d’individualisation bourgeois. Chez Guha, dans sa version la plus sophistiquée (hégélienne), cette « coïncidence » est un processus à travers lequel une forme étatique qui découle organiquement des dynamiques internes de la société civile se sépare de cette même société civile de façon à la dominer (Guha 1997 : 64). Ce faisant, cela produit la dualité classique de l’État-nation moderne – l’« homme » privé (l’« individu ») enveloppé dans le « citoyen » abstrait – que critique Marx dans Sur la Question juive. Fondamentalement, pour Chakrabarty, l’« individu » est supposé avoir internalisé ce sentiment d’être une personne privée (private self) (cf. Chakrabarty 1989 : 3 ; 2009 : 78). Contrairement à cette forme étatique hégémonique, « l’État colonial était structuré comme un despotisme, sans médiation possible (mediating depths), sans espace prévu pour des transactions entre la volonté des dirigeants et celle des dirigés » (1997 : 65). Les Indiens étaient des sujets, non des citoyens ; le sujet était la figure politique de la domination, le citoyen son telos de libération politique.
Dipesh Chakrabarty et le spectre du communisme
C’est au sein de la matrice de ces présupposés historiques et théoriques que Dipesh Chakrabarty a élaboré une théorie efficace de la personne, bien qu’imparfaite. Encore faut-il rappeler que le projet principal de Chakrabarty a toujours été de rechercher un mode de socialité qui évite d’emblée les écueils des libertés formelles de l’individualisme bourgeois, avec son telos historiciste de la citoyenneté, et les inégalités des liens communautaires pré-capitalistes. Chakrabarty débute son ouvrage Rethinking Working-Class History, en 1989, en ne posant rien de moins que le problème de la socialité communiste au sein du champ de la révolution permanente :
« La question est celle-ci : pouvons-nous contourner tous ces dilemmes dans les pays du tiers-monde comme l’Inde et construire des institutions démocratiques, communautaires, sur la base des liens pré-capitalistes non individualistes, mais hiérarchiques et peu libéraux qui ont survécu et parfois résisté à – voire même prospéré sous – l’offensive du capital ? J’ai fondé mon livre sur l’hypothèse que dans des pays tels que le nôtre, de nombreuses luttes contradictoires doivent se fondre en une seule. La lutte pour être un « citoyen » doit faire partie intégrante de la lutte pour être un camarade ». »(Chakrabarty 1989 : xiv)
Ce que Chakrabarty cherchait, mais n’a jamais trouvé, était la figure d’une socialité communiste qui pourrait succéder à la figure du citoyen pour devenir le telos d’une modernité post-capitaliste. En 1989 – cette année fatidique – il a semblé avoir entrevu cette possibilité dans le spectre fugace du prolétariat, seulement pour conclure que le concept de « prolétariat » restait trop contaminé par la « pensée des Lumières » (228). Cette tendance radicale fragile (fragile radical streak) dans le travail de Chakrabarty est encore visible dans Provincialiser l’Europe lorsqu’il critique le discours de l’histoire en tant qu’il est « complice des récits de la citoyenneté et réduit toutes les possibilités de solidarité humaine au projet de l’État moderne » (2009 : 92). Toutefois, ce désir communiste – car c’est bien de cela qu’il s’agit selon moi – d’un futur désindividualisé est en permanence hanté par ce que Chakrabarty nomme une « politique du désespoir » selon laquelle les « passés et futurs rêvés » dans lesquels ce désir est articulé ne peuvent trouver « aucun lieu (infra)structurel où se loger » (45-6). En bref et au risque d’une interprétation « historiciste », Chakrabarty semble incapable d’identifier un sujet politique pouvant actualiser ce futur utopique dans le présent de 1989. En 2000, une décennie après la Fin de l’Histoire, Chakrabarty a accompli sa propre transposition de l’Utopie en rejetant l’« horizon communiste » (Bosteels 2011 : 225) et en se réfugiant dans un « maintenant » heideggérien plein de possibilités qui « ne se prêtent pas à une représentation par un principe totalisant » (251). Le futur avait sombré dans le présent, ainsi que sa socialité communiste.
Pourtant, demeurent chez Chakrabarty les rudiments d’une forte compréhension des personnifications structurelles intégrées à l’accumulation capitaliste. Dans Provincialiser l’Europe, il établit une distinction entre deux types d’histoire. L’Histoire 1, « un passé posé par le capital lui-même comme sa condition préalable », et l’Histoire 2, un passé précédant le capital qui, n’étant pas établi par ce dernier, ne participe pas à sa reproduction. L’Histoire 2 « entretient des relations intimes et plurielles avec le capital, relations qui couvrent un large spectre allant de l’opposition à la neutralité » (2009 : 121). L’un des présupposés logiques du capital, intégré à l’Histoire 1, est le « travail abstrait ». Ici comme ailleurs (1989), Chakrabarty considère que le « travail abstrait », tout comme la figure du « travailleur » et le « capital » lui-même, présupposent « le concept de travail juridiquement et politiquement libre » (2009 : 99) ; c’est-à-dire – et nous en revenons ici à l’importance de la thèse de l’« hégémonie bourgeoise » – présupposent que le travailleur est une personne juridique légalement codifiée avec une égalité abstraite devant la loi, avec un droit de propriété sur sa propre personne légalement inscrit, et qui est libre de vendre sa force de travail en échange d’un salaire. Ce que Chakrabarty a omis, cependant, c’est que, pour Marx, la condition matérielle de possibilité de cette personnification juridique est un processus économique antérieur de personnification qui naît avec la séparation [Trennung] des travailleurs d’avec les moyens de production ; plus tard, Marx écrit que « le travail vivant se réalise dans des conditions objectives [de travail, dont il a été séparé], [mais] il se défait simultanément de sa réalisation de soi comme d’une réalité étrangère » – comme le « mode d’existence d’une personne étrangère » (Marx, 2011, 415 ; 422 ; souligné par l’auteur). Ainsi, la personne juridique est, d’une part, le résultat interpellé individuellement et légalement de ce que j’appelle la personnification primitive ; d’autre part (dans la perspective de Chakrabarty), la condition préalable culturelle-légale indéfectible de cette dernière.
Chakrabarty comprend le travail abstrait de façon plus générale comme une « catégorie performative et pratique » (2009 : 104). L’abstraction apparaît dans et à travers des pratiques telles que les processus disciplinaires, la législation des usines (qui impose l’uniformité, la régularité et l’ordre), sans parler de la loi elle-même – tout ce qui assure l’homogénéisation et l’égalisation des types de travail concret fondamentalement hétérogènes. L’élément déterminant, cependant, est que la force de travail achetée par le capitaliste est définie par Marx comme l’ensemble des « capacités physiques et intellectuelles qui existent dans la corporéité, la personnalité vivante d’un être humain » (Marx 1993 : 188 ; je souligne). La personnalité vivante deviendra ainsi l’ultime faille de la lutte des classes. Chakrabarty fournit un exemple. Quand une travailleuse se rend à l’usine le matin, elle incarne à la fois l’Histoire 1 et l’Histoire 2. Elle incarne l’Histoire 1 parce que, du simple fait de se rendre au travail, elle représente et reproduit la séparation historique entre la capacité de travailler et les conditions objectives de sa réalisation. Mais en tant qu’Histoire 2, elle incarne la mémoire, les habitudes physiques et les pratiques collectives (2009 : 121). Ces Histoires 2 sont sujettes à la domination institutionnelle de la logique du capital mais n’appartiennent pas au « processus vital » du capital. Dans une scène pastichant Marx, Chakrabarty donne alors la parole au Capital qui s’adresse ainsi à ses travailleurs fictifs : « Je veux que tu sois réduit à l’état de simple travail vivant… Je veux effectuer une séparation entre ta personnalité (c’est-à-dire les histoires personnelles et collectives que tu incarnes) et ta volonté (caractéristique de la simple conscience) » (2009 : 122). L’argument de Chakrabarty est, cependant, que du fait que la force de travail est indissociable de la personnalité et du corps vivants du travailleur, il ne peut jamais être totalement subordonné et qu’ainsi demeure un site de résistance potentielle.
La théorie des deux histoires du capital de Chakrabarty fournit ainsi une idée clef quant à l’inégalité personnelle de l’accumulation du capital. En adoptant la perspective de la personne, l’Histoire 1 est le passé constamment posé de ce que j’ai appelé la personnification primitive : le processus par lequel les travailleurs sont séparés des conditions objectives du travail, qu’ils situent consécutivement comme le mode d’existence d’une personne aliénée. Dans la mesure où l’appréhension légale des individus comme personae juridiques du droit des contrats et de la propriété renforce ce processus, cela appartient également à l’Histoire 1. Pris ensemble, ces aspects de l’Histoire 1 « préparent le travailleur à être la figure posée par le capital (sa condition et sa contradiction) » (Chakrabarty 2009 : 122 ; je souligne). Les personnifications primitive et juridique sont donc rétrospectivement des passés donnés comme immanents à la reproduction du capital, dont le mode d’énonciation dans le présent est une figuration – ou défiguration – violente du travailleur. Cette violence est sans doute partiellement masquée par les idéologies bourgeoises promouvant la richesse de l’individualité et l’intériorité subjective, qui conduisent les travailleurs à internaliser et à s’identifier avec cette déformation. Toutefois, l’opération constante de personnification-comme-défiguration du capital génère également ce que Marx appelle des « barrières dans sa propre nature » ; en d’autres termes, l’Histoire 1 engendre des contradictions de classe. La « personne » de l’Histoire 2, pendant ce temps, comprend tout ce que nous, modernes, entendons par « personnalité » – ce qui inclut le caractère, la mémoire, et, fondamentalement, nos corps. Là où les personnifications de l’Histoire 1 constituent de violentes simplifications et homogénéisations imposées de l’extérieur par le capital, la « personnalité » de l’Histoire 2 consiste en une multiplicité de pratiques, d’idées, d’affects et de mémoires qui ne font pas partie de l’auto-réalisation du capital [4]. Fondamentalement, dans les formations sociales coloniales, « personnalité » inclut visiblement des pratiques culturelles « pré-capitalistes » non individualistes, qui sont aussi sujettes à contradictions. Toute situation historique donnée est ainsi le résultat singulier d’une rencontre constante entre une Histoire 1 intrinsèquement contradictoire et une Histoire 2 qui ne l’est pas moins, les contradictions de chacune surdéterminant l’autre. La capacité historique et géographique variable du capital à imposer ses « personnifications » structurelles dépendra, en partie, de cette lutte des classes surdéterminée.
L’universalisation du capital : la critique par Chibber des études subalternes
Je voudrais maintenant revenir brièvement à la formule de l’« universalisation du capital », principalement telle qu’elle fonctionne dans l’ouvrage de Vivek Chibber, paru en 2013, qui critique les études subalternes, Postcolonial Theory and the Specter of Capital. Comme cela devrait maintenant être clair, l’interprétation que l’on fait du processus d’universalisation capitaliste a des répercussions évidentes sur la façon dont on conçoit le concept de personne.
Le premier élément à mentionner à propos de l’équivalence entre l’universalisation capitaliste et l’hégémonie bourgeoise dans les études subalternes est que, malgré ce que des critiques tels que Chibber affirment, celle-ci est en partie justifiée dans les textes. Comme nous l’avons vu, dans les Grundrisse et ailleurs, Marx lui-même soutient que l’universalisation du capital n’est pas seulement relative à « la contrainte muette des rapports économiques » (Marx 1993 : 829), mais représente un phénomène civilisationnel dont les dimensions sont celles de l’ordre social dans sa globalité [5]. Dans le même temps, cependant, la propre compréhension de Marx de l’« universalisation » du capital a été sujette à ambiguïté et à une évolution ; comme l’a montré Kevin Anderson (2010), Marx est passé d’une conception « historiciste » relativement unilinéaire du développement historique à une compréhension multilinéaire qui met l’accent sur la multiplicité des trajectoires possibles. Dans les manuscrits économiques de 1861-1863, par exemple, Marx reconnaît ouvertement que le colonialisme en Inde « combine […] l’exploitation capitaliste sans un mode de production capitaliste », laissant les rapports sociaux traditionnels indiens intactes en surface mais « en ruines » dans les faits (cité in Anderson 2015 : 255 ; souligné par l’auteur). De telles affirmations sembleraient impliquer qu’une forme limitée d’universalisation capitaliste est bel et bien possible sans l’universalisation d’une culture bourgeoise hégémonique. Je reviendrai d’ailleurs à cette notion plus tard à propos de la « subsomption formelle ».
Ce sont précisément ces ambiguïtés dans les écrits de Marx que Vivek Chibber sous-estime. Fustigeant l’apparente héroïsation que fait Guha des révolutions bourgeoises anglaise et française, Chibber (2013) soutient que ces dernières n’ont contribué que de façon insignifiante au développement du capitalisme et que leur contribution à la naissance du libéralisme moderne a été un mythe propagé par les intellectuels Whig dans l’Europe post-napoléonienne. De façon réjouissante (refreshingly), Chibber déclare que ce que les études subalternes considèrent comme l’accomplissement de la bourgeoisie européenne – la primauté des droits, l’État de droit, les libertés formelles – était, en fait, le résultat de luttes populaires contre la bourgeoisie (quoiqu’il ne dise pas grand chose des formes spécifiques de ces libertés de base). Ayant dévalué le rôle des révolutions bourgeoises dans le développement du capitalisme, Chibber est dès lors libre de différencier les deux aspects de l’universalisation – ce qu’il nomme l’« économique » et le « politico-culturel » (2013 : 38) – qui étaient restés résolument et problématiquement imbriqués dans le passage originel des Grundrisse de Marx. Limitant l’« universalisation » capitaliste à l’aspect « économique », il écrit : « sur la base de la nouvelle définition que j’ai proposé, on peut admettre que le capital s’est universalisé même si sa mission politique n’est pas consacrée à gagner le consentement des classes laborieuses. Selon nos critères, le processus d’universalisation est en cours si les stratégies reproductives des agents évoluent vers une dépendance au marché » (2013 : 111).
Quelles sont les forces et les faiblesses de la critique que fait Chibber des études subalternes ? Négligeant le fait que la « dépendance au marché » n’est pas une condition d’identification suffisante du mode de production capitaliste (cf. Chatterjee 2017 : 36), l’argumentation de Chibber apparaît initialement utile en ce qu’elle permet de concevoir l’universalisation du capital sans présupposer une universalisation attenante de la culture bourgeoise. Il démontre de façon convaincante que « le capital peut reproduire les hiérarchies sociales aussi facilement qu’il peut les dissoudre » (2013 : 144) et, par conséquent, que « la simple existence de la domination sociale [interpersonnelle] ne peut pas être considérée comme une preuve » de l’échec de l’universalisation du capital (145). De même, Chibber propose un recentrage indispensable sur le rôle des luttes populaires dans les concessions démocratiques arrachées à la bourgeoisie. Cependant, sa polémique souffre également de certaines faiblesses. Sa description révisionniste des révolutions bourgeoises est développée dans les termes d’une tradition marxiste hétérodoxe connue sous le nom de « marxisme politique », s’appuyant sur les travaux de Robert Brenner, dont le récit des origines du capitalisme est eurocentrée (cf. Anievas & Nisancıoğlu 2015). Cet eurocentrisme résiduel est associé à un manque de prise en compte flagrant de l’échelle internationale : comme l’a observé Rahul Rao, dans l’ouvrage de Chibber « le combat des bourgeoisies et des subalternes est enfermé dans des États hermétiquement clos, le rôle de l’international restant quelque peu obscure » (2016 : 6-7). Cela a amené Chibber – tout comme sa Némésis des études subalternes – à ignorer la situation de dépendance internationale, qui « prévient le besoin pour les bourgeoisies tributaires de chercher [à imposer] une hégémonie nationale » du fait qu’elles peuvent s’appuyer sur « des liens politiques et économiques extérieurs » (ibid : 7). Finalement, et de manière plus accablante encore, la conception limitée que se fait Chibber de l’universalisation du capital se trouve après tout n’être vraisemblablement pas une théorie de l’universalisation : Chibber confond des dynamiques internes au capital avec le processus d’universalisation lui-même ; il mélange les principes universels du capital avec le processus historique mondial de son devenir-universel, invalidant donc tout à fait l’histoire des obstacles précisément « pré-capitalistes » à l’expansion capitaliste que les études subalternes avaient eu le mérite d’identifier (cf. Sinha 2016 ; Manzoni). Ce faisant, la définition que donne Chibber de l’universalisation capitaliste s’inscrit entièrement à l’intérieur de l’auto-projection idéaliste du capital – c’est une Histoire 1 qui a systématiquement éludé l’Histoire 2.
Cette divergence sur le sens précis de l’« universalisation du capital » a des conséquences profondes sur la théorie de la personne. Pour le dire de la façon la plus simple possible, la thèse de l’« hégémonie bourgeoise » des études subalternes présuppose que le capital l’a universalisé là où existe une coïncidence dialectique (induite par l’État) entre les personnifications structurelles du capital, la personnalité vivante, et le citoyen. Cela implique – de manière décisive – la présence d’une idéologie individualiste bourgeoise dominante à travers laquelle les travailleurs internalisent et s’identifient pleinement à ces personnifications interconnectées. Là où cette coïncidence dialectique ou la structure idéologique est absente – là où, par exemple, des liens de parenté non individualistes, une langue et une religion « traditionnelles » continuent d’exister – les études subalternes affirment que le capital a manqué son universalisation, comme c’est le cas en Inde. L’approche économiste de Chibber, d’un autre côté, ne présuppose pas une telle internalisation comme condition préalable à l’universalisation du capital. En fait, que la personnification primitive soit implicitement absente de sa définition constitue un signe de la nature problématique de la compréhension qu’a Chibber de l’universalisation capitaliste ; cela devrait nous alerter quant à la présupposition non avouée d’une séparation de l’accumulation primitive qui aurait déjà eu mystérieusement lieu hors-scène.
Sur le mode de production colonial
J’affirme pour ma part qu’une manière de dépasser les sérieuses lacunes théoriques tant des études subalternes que de la critique « marxiste » de Chibber, se fait via la mobilisation du concept de « mode de production colonial » tel que développé par Jairus Banaji (1972) et Hamza Alavi (1975) durant ce que l’on a appelé le « débat sur le mode de production indien » (« Indian mode of production debate ») au cours des années 1970. En combinant les idées clefs de ce débat avec les récents travaux sur le développement inégal et combiné (ex : Anievas & Nisancıoğlu 2015) et la théorie culturelle des études subalternes elles-mêmes, j’espère esquisser les rudiments d’une théorie matérialiste post-coloniale de la personne [6].
Le débat sur le mode de production indien s’est déroulé dans les années 1970 et portait sur la question de savoir si l’indépendance nationale avait provoqué un tournant décisif dans l’agriculture indienne, le passage d’un mode de production féodal à un mode de production capitaliste. Dans le cadre de ce débat, contemporain de discussions similaires ayant cours au sein de l’anthropologie marxiste française [7], Jairus Banaji et Hamza Alavi se sont démarqués en refusant de concevoir le mode de production indien en termes de théorie de la « coexistence des modes de production » (féodalisme et capitalisme). L’approche de la « coexistence » qui correspond précisément à ce que Chakrabarty nommerait plus tard l’« historicisme » – une présupposition téléologique selon laquelle l’Inde achèverait inévitablement sa transition vers un mode de production capitaliste – condamne l’Inde dans le présent à ce que Banaji appelle une « situation de limbes mystérieux, de stagnation dans les espaces vides séparant deux modes de production » (ibid.). Ainsi, il y a une conscience spécifique du temps historique à l’œuvre dans l’intervention de Banaji : il suggère qu’en important le modèle de la « coexistence », les marxistes indiens s’empêchent eux-mêmes de devenir leurs propres contemporains. Ils sont condamnés à voir l’Inde, non pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle n’est pas – ou pas encore [8]. Le grand pouvoir du concept de « mode de production colonial » était qu’il générait de la contemporanéité. En effet, de même que la théorie du développement inégal et combiné de Trotsky, le débat sur le mode de production indien n’était pas une affaire académique futile mais faisait partie intégrante de discussions urgentes sur la stratégie révolutionnaire à une époque où le militantisme paysan était en croissance (cf. Alavi 1975 : 1251). Cette élévation de la théorie aux exigences politiques du présent forme un contraste saisissant avec le repli défaitiste dans le maintenant heideggérien de Chakrabarty après 1989 – un rappel clair de l’historicité même de la théorie.
Au niveau théorique, le mode de production colonial doit être compris comme une combinaison de multiples « formes d’exploitation » au sein d’une même formation dont l’unité est imposée hiérarchiquement par l’impérialisme (Alavi 1975 : 1247). Fondamentalement, Banaji comme Alavi distinguent les « formes d’exploitation » des « rapports de production ». Les « formes d’exploitation » sont les « formes spécifiques dans lesquelles l’excédent est prélevé aux producteurs directs » (Banaji 1972 : 2498) (ex : le servage, l’esclavage, le travail salarié), alors que les « rapports de production » sont les « formes spécifiques historiquement déterminées que prennent les rapports [ou formes] particulières d’exploitation à un certain niveau de développement des forces productives [etc.] » (ibid.). Ainsi, le capitalisme ne peut être défini en termes d’existence ou de non-existence du travail salarié, « car ce dernier est seulement transformé en rapports de production capitalistes sous certaines conditions historiques » (ibid.). De même, le capitalisme peut intégrer bien d’autres formes d’exploitation – non « libres ». Alavi relie ensuite cette observation à la notion de « désarticulation interne » de Samir Amin : comme l’explique Alavi, « les caractéristiques structurelles spécifiques de l’économie agraire coloniale sont précisément constituées en vertu du fait que le capitalisme impérial désarticule l’économie interne de la colonie… et intègre de l’extérieur les segments désarticulés de l’économie coloniale interne à l’économie métropolitaine » (1975 : 1247). Par conséquent, l’accumulation du capital dans le « mode de production colonial » prend une forme bâtarde : la bourgeoisie impérialiste s’approprie une part substantielle du surplus généré dans la colonie et participe de la reproduction élargie, mais pas au sein-même de la colonie – celle-ci est drainée vers le centre métropolitain (1253). Ainsi, le concept de « mode de production colonial » apporte une vision puissante qui sera absolument centrale dans toute théorie matérialiste de la personne : « Bien que la forme des [rapports entre le producteur et son maître] reste souvent inchangée [suite aux conséquences de la colonisation], sa nature même et sa signification ont subi une transformation révolutionnaire. C’est pourquoi il est faux de décrire les économies coloniales comme celles dans lesquelles des rapports pré-capitalistes “coexistent” avec des rapports “capitalistes”. De tels rapports, transformés par l’impact de la colonisation, ne sont plus “pré-capitalistes” » (ibid.).
Cette idée a des conséquences majeures pour la théorie culturelle et sociale puisqu’elle rompt fondamentalement avec la problématique de la « tradition » et de la « modernité » ou Gemeinschaft et Gesellschaft. Ces formes d’exploitation ou pratiques culturelles qui semblent être des éléments de formation sociale résiduelles, « pré-capitalistes », anachroniques, sont absolument contemporaines, mais aussi profondément ambiguës. Elles sont ambiguës parce que leur articulation « organique » avec la formation sociale indigène a été violemment désarticulée ; leur forme est « traditionnelle » mais leur fonction est « moderne ». Ainsi, le concept de « mode de production colonial » fonctionne comme une protection contre tout romantisme post-colonial orientaliste de modes de vie prétendument « traditionnels », puisque la tradition est elle-même dorénavant un champ de lutte surdéterminé constitué dans le présent : d’un côté, il s’agit d’un système défensif pratique et existentiel contre l’occupant colonial, et de l’autre il s’agit d’une construction purement idéologique du côté de la classe dominante afin de justifier la nouvelle distribution [9]. À l’inverse des modèles stéréotypés immuables « base-superstructure », on pourrait dire que la « base » du « mode de production colonial » indien est tout aussi surdéterminée que sa superstructure. C’est-à-dire que le « mode de production colonial » est caractérisé par une combinaison inégale de formes d’exploitation qui est « plus que la somme de ses parties » (Anievas & Nisancıoğlu 2015) ; celles-ci sont retenues ensemble par un système impérial global et articulées avec une culture hybride qui combine des discours et des pratiques coloniales et indigènes.
Quelles sont les conséquences de ces idées dans le cadre d’une théorie de la personne ? Mon hypothèse est que le trait le plus important du mode de production colonial est qu’il produit une situation de personnification inégale et combinée qui est surdéterminée de toute part par l’opposition manichéenne entre le colonisateur et le colonisé. Si, en suivant des indications issues des analyses de Marx (2011) sur les modes de production pré-capitalistes, nous acceptons que chaque mode de production produit des personnifications structurelles spécifiques, alors le mode de production colonial est caractérisé par une combinaison des régimes capitaliste et pré-capitaliste. La modalité initiale de cette combinaison est la « subsomption formelle » à travers laquelle le capital « reprend un procès de travail existant, développé par des modes de production différents et plus archaïques [10] » [11]. Le capitaliste apparaît ici comme un « directeur » ou un « manager » (1019), laissant le procès de travail comme il l’a trouvé mais produisant une plus-value absolue. Selon la subsomption formelle, le capitaliste est à la fois personnification du capital et metteur en scène d’un drame d’époque dont les dramatis personae – les travailleurs salariés – sont forcés de jouer dans des costumes « traditionnels » avec des outils « traditionnels » en guise d’accessoires. Cependant, précisément parce que la production dans la subsomption formelle conserve ce que Marx appelle un « caractère individuel » à échelle réduite (1035), l’imposition des personnifications structurelles du capital est seulement partielle et est constamment articulé avec des régimes de la personne pré-capitalistes – qui lui résistent.
En fonction du stade spécifique de la conquête coloniale ou de la désarticulation interne, cette combinaison supposera un caractère plus ou moins contradictoire. Dans les cas où l’universalisation capitaliste est plus avancée, comme dans les manufactures de jute du Bengale étudiées par Chakrabarty, la modalité de la combinaison sera la tentative de subordination et d’exploitation des régimes pré-capitalistes de la personne (ex : les communautés religieuses, familiales ou langagières non individualistes) par la logique impersonnelle du capital. Cela équivaut à une tentative de dépersonnalisation structurelle de la personne pré-capitaliste (par opposition à la subsomption formelle, qui est une reprise contemporaine de la personne pré-capitaliste). Pourtant, ce processus est toujours complexifié par plusieurs facteurs. Comme le montre Chakrabarty, la dépendance constante des travailleurs immigrés dans les manufactures de jute envers les liens de parenté ruraux était déterminante pour leur reproduction sociale. Pour le capital, ce lien permanent à la terre était une bénédiction et une malédiction : cela fournissait une force de travail peu coûteuse, mais les modes de socialité communautaires reproduits par ces liens de parenté étaient opposées à l’individualisme bourgeois capitaliste. Ainsi, ce qui a rendu possible l’universalisation du capital l’entravait simultanément. Une façon qu’a trouvé le capital pour briser de telles solidarités humaines pré-capitalistes et une conscience de classe émergente était d’exploiter les divisions internes à l’Histoire 2 (ex : les différences religieuses, la caste, ou la langue). Cependant, comme le montre Chakrabarty, « même une révolte religieuse ou raciale qui divise en apparence les travailleurs contient également un élément de rébellion » (1989 : 194). Toute grève pouvait sombrer dans une révolte religieuse, et toute révolte religieuse pouvait éclater en rébellion fondée sur une conscience de classe. Ainsi, le mode de production colonial est caractérisé par une situation de développement inégal et combiné dans laquelle des contradictions immanentes au capital ou à l’Histoire 1 sont surdéterminées par les contradictions immanentes à l’Histoire 2 – et vice versa.
C’était précisément cette situation profondément instable que le discours colonial a tenté de désavouer et, en la désavouant, de contrôler. Ses récits du progrès eurocentriques, historicistes, étaient immanents à son système, plus vaste, d’asservissement. C’était en niant les tropes historicistes du discours colonial et leurs diverses destinées (afterlives) dans l’historiographie nationaliste et même marxiste que les études subalternes tentèrent de développer une « historiographie autonome de l’Inde coloniale » (Guha 1997 : 98). Ce faisant, les descriptions de la paysannerie comme étant « archaïque » ont été rejetées, soulignant leur contemporanéité essentielle. Pourtant la discussion sur le mode de production colonial nous autorise à raffiner cet élément fondamental. Premièrement, la contemporanéité possède de nombreuses liaisons politiques et affectives : la tentative de Banaji et Alavi pour penser le présent a été inspirée par l’accroissement du militantisme paysan des années 1970, alors que les réflexions mélancoliques occasionnelles sur le maintenant heideggérien de Chakrabarty étaient vraisemblablement le résultat du nouvel ordre mondial des années post-1989. Ainsi, la contemporanéité elle-même a une histoire. Deuxièmement, et de manière plus importante encore, il y a un point sur lequel Chakrabarty – bien plus que Guha – a sous-estimé le caractère contemporain et inégal de la tradition elle-même. C’est-à-dire qu’en négligeant les effets du décalage idéologique et économique provoqués par la subsomption formelle et la désarticulation impériale interne, il tend vers un certain orientalisme post-colonial (cf. Kaiwar 2014). Par rapport à cela, j’ai tenté de montrer que le présent historique devrait être entendu comme le croisement continu de la contemporanéité du non-contemporain et la non-contemporanéité du contemporain [12]. Il n’y a, en théorie, aucun mode de production, formation culturelle ou constellation idéologique qui soit « arriéré » ou « anachronique », et pourtant la conséquence pratique de la lutte des classes – dans toutes ses formes coloniales et post-coloniales surdéterminées – est de désagréger et de diviser constamment cette contemporanéité. C’est une lutte pour l’hégémonie du présent.
Daniel Hartley
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